Jusqu’où peut aller la psyché ?
Andrea Jacchia - Leftist

Andrea Jacchia, Leftist

L'assomption du mal

Pour ceux qui ont survécu aux grands traumatismes collectifs du XXe siècle, aux génocides, pouvoir raconter, remémorer, témoigner, écrire, sont des actes relevant d’une nécessité d’ordre vital. L’« impulsion puissante et durable » dont parle Primo Levi en 19861fait référence à une parole proférée et écrite « par délégation », pour donner une voix à qui n’a pu et n’aurait pu témoigner, même s’il avait eu « une plume et du papier ». D’une certaine manière, cette nécessité, nous pouvons la retrouver chez les héritiers directs de ceux qui ont survécu.

   Peut-on penser que quelque chose de cette nécessité puisse concerner aussi ceux qui ne font pas partie du monde des survivants, les « normalement vivants » ? (Dans ce cas, la nécessité est celle d’aborder la question des traumas historiques et des traces traumatisantes que l’on peut retrouver chez chacun). Les « non-exterminables » en effet, selon l’expression de Janine Altounian, peuvent-ils, et comment, en être interpellés ? Si profonde que soit l’identification à leurs semblables, consciente mais aussi inconsciente, ils se sont trouvés « de l’autre côté » de l’extermination par leur appartenance raciale ou sociale. Il s’agirait de l’idée d’en être touchée aussi vitalement que le sont les rescapées, sans perdre de vue que ni le sort ni l’affect traumatique ne sont le même pour ceux que vise le génocide. Je crois juste et utile de conserver les différences que les événements historiques ont provoquées. Ces différences concernent non seulement ceux qui ont vécu ces tragédies, victimes et bourreaux, mais aussi tous ceux qui n’y ont pas pris une part active et qui, toutefois, se trouvent dans la difficile position de ne pas pouvoir se définir par rapport à elles. La principale difficulté, en ce sens, réside peut-être dans la modification de la manière de concevoir, à la fois, ces différences et de se mettre en relation avec ces événements traumatiques. Ils sont historiques et au-delà de l’histoire : l’idée même qu’on puisse considérer ces crimes comme imprescriptibles implique une impossibilité totale à les « dépasser ». Ceci, à mon avis, n’exclut pas mais rend très compliqué le processus de leur élaboration. C’est à la compréhension de ce processus que la psychanalyse peut contribuer.

   Les procès de l’immédiat après-guerre, en Allemagne et au Japon, d’une part contre certains responsables du génocide des Juifs et d’autres groupes humains concernés par cette extermination de masse, d’autre part contre les crimes de guerre perpétrés par des Japonais, ont conduit, à l’époque, à la définition d’un nouveau concept juridique, le « crime contre l’humanité », et à la création d’une Cour internationale suecptible d’intervenir contre des individus qui se seraient rendus coupables de tels crimes. Cette évolution a modifié et en même temps introduit une contradiction dans la manière de concevoir ces crimes que l’on définit comme « actes inhumains ». « L’horreur du génocide doit rester là sous les yeux : sinon quelle abstraction peut finir par recouvrir l’expression “crime contre l’humanité” ? », écrit Pierre Fédida2. Il ajoute un peu plus loin : « Ainsi pourrait s’énoncer ce meurtre de genos en ce qu’il a d’éminemment tragique : quelles que soient les instances mises en place pour juger des crimes contre l’humanité, les actes publics de reconnaissance, la désignation des meurtriers, le crime d’extermination d’un peuple peut-il être puni ? » Un génocide passé, c’est peut-être cela : « un crime portant en lui l’insigne perversité diabolique de pouvoir se perpétuer de génération en génération et dont on ne pourrait jamais reconstruire l’événement ni reconstituer les enjeux. »

   Dans le chapitre VI de son livre L’Esprit du mal, Nathalie Zaltzman a clairement mis en évidence la contradiction à laquelle a conduit la définition de « crime contre l’humanité »3. Elle affirme que « la notion d’humanité, si elle est hors lieu, hors frontières, devient aussi hors temps. L’humanité apparaît ici comme un concept qui transcende le temps et l’espace : ni les États ni le temps de l’oubli n’ont prise sur elle. L’universalité des droits de l’homme et l’universalité de l’humanité frappée criminellement ne coïncident pas et, même, s’excluent réciproquement. » Elle précise ensuite que « crime et humanité se définissent réciproquement l’un par l’autre. L’acte du crime est désigné comme ce qui porte atteinte à une conception générique de l’humanité. La victime est le genre humain. Le mal, lui, est éludé dans sa définition propre et dans sa place tierce ; il n’a ni origine ni responsable. Sur scène, seul demeure, explicite, un crime de lèse-majesté de l’humanité, sans auteur. »

   Une pensée psychanalytique qui se pose ces problèmes et ouvre de pareilles interrogations est une pensée qui a choisi d’abandonner tout enracinement dans un humanisme que les événements tragiques du siècle tout juste passé ont définitivement mis en crise. Une psychanalyse donc qui a pris sur ses épaules le poids énorme que Freud a introduit dans sa construction théorique avec la pulsion de mort : cette pulsion « pure », affirme Freud, impersonnelle, que la compulsion de répétition, dans la cure et hors la cure, met en acte et qui prend racine dans les fondements du processus d’humanisation. Dans la pensée de Zaltzman, les positions freudiennes sont interprétées de façon radicale : la destructivité est au fondement du processus d’humanisation, toujours et de toute façon imbriqué avec Éros. Mais elle n’arrivera jamais jusqu’à « expliquer » l’essor de la violence la plus extrême, déshumanisante, à travers l’idée d’une régression à l’état originaire de l’humanité. Bien que je ne puisse ici entrer dans la complexité de la pensée de cette psychanalyste, je voudrais seulement rendre plus explicites les conclusions auxquelles elle arrive à propos du mal, considéré par elle une « présence » centrale et fondamentale dans la psyché de l’individu et de la collectivité. Une présence qu’il faut, selon elle, considérer avec « lucidité »4.

   Il ne s’agit pas pour autant d’adopter une position excluant tout espoir à l’égard de l’humanité. Au contraire, si l’on suit vraiment Nathalie Zaltzman, on peut penser que l’assomption radicale du mal et l’assomption de la pulsion de mort dans la conception du psychisme humain pourraient, en dernière instance, nous préserver du mal lui-même : en nous permettant d’y réagir. Dans sa perspective, que je partage, assumer le mal signifie pouvoir le penser avec lucidité. On pourrait alors penser à un élargissement de la perspective anti-idéalisante de Freud lui-même.

   Cet état de fait, à de nombreux égards inédit, contraint à se demander si le mot « trauma », devenu d’usage courant hors du domaine d’où il est originaire (le domaine médical), est apte à s’appliquer à de telles catastrophes historiques : il est, de fait, utilisé de manière large pour désigner des événements de différentes natures que les humains peuvent rencontrer dans les situations les plus diverses. Le trauma au sens médical du terme implique l’idée de restitutio ad integrum. Or dans le cas des catastrophes historiques majeures, des génocides, il ne pourra jamais y avoir de restitution de l’intégrité : une réparation en ces termes n’est, de plus, pas souhaitable. C’est seulement si nous faisons référence à ce que la psychanalyse apporte au concept de trauma psychique (à son mode d’action, à sa temporalité, bouleversée et bouleversante, à son lien intrinsèque aux forces de la répétition, de la mise en acte mais aussi du déni et de la scission) que nous pouvons nous débarrasser d’une référence médicale aussi stricte, qui semble également avoir influencée les approches historiques et anthropologiques. Selon cette dernière perspective, on peut considérer le trauma comme un paradigme permettant de penser les grandes catastrophes historiques collectives ainsi que leurs effets dans le temps.

L'espace de réception du trauma

Andrea Jacchia - Masque

Andrea Jacchia, Masque

Ayant été sollicité, exhorté à s’intéresser aux traumatismes collectifs, sans être ni un survivant ni un héritier direct de survivants aux génocides, celui qui accepte cette incitation se trouve placé dans un espace commun élargi et en continuelle modification : on peut penser qu’il s’agit de l’espace de réception du trauma. Je me réfère ici aux événements historiques européens du siècle dernier : la question de la réception des traumas historiques est liée de manière assez complexe à l’appartenance culturelle, ethnique, religieuse, politique, etc., de chacun. S’il est vrai que personne ne peut échapper à l’héritage de ces événements collectifs, il est également vrai que la persistance des différences à l’intérieur de cet espace, en même temps intime et socialisé, peut être la garantie d’un processus d’élaboration du trauma qui, en tant que tel, semble être « interminable » en un sens analogue à celui que lui donne Freud à propos de la cure analytique.

   L’espace de réception des traumatismes historiques récents s’est modifié avec le temps de façon significative. Au risque de la simplification, il paraît possible de reconnaître l’existence d’un temps de latence5, qui se caractérise par une réceptivité insuffisante ou une absence de réceptivité visible à ce travail de mémoire individuel, collectif, culturel qui, à partir d’un certain moment, s’est esquissé. Comment considérer ce temps de latence plus ou moins long aux niveaux collectif et culturel ? S’agit-il d’une période véritablement dénuée de travail élaboratif ?

   Sur le plan individuel on a pu observer, chez certains parmi les survivants, que l’impulsion à raconter a pu émerger, avec force, dans un temps assez proche des événements. La plupart d’entre eux, au contraire, ont plutôt observé une très longue période de silence et, en même temps, d’activation de modalités défensives sur le plan psychique, modalités différentes les unes des autres mais toutes marquées par la nécessité de survivre et de vivre, sans effacer malgré tout les traces du trauma. On peut alors avancer ici l’hypothèse d’une analogie possible entre la période de « latence » individuelle et un processus plus collectif.

   Le travail de mémoire des survivants n’a toutefois pu se transformer de manière significative qu’au moment où, dans l’espace de réception potentiel du « monde d’ici-bas », selon l’expression de Primo Levi, se sont créées des conditions nouvelles pour ce travail de mémoire : tout destinataire en puissance de la mémoire qui se constituait devant être en possibilité d’assumer sa position de « témoin interne », suivant la définition efficace de Jean-François Chiantaretto6; il s’agit d’une position qui semble répondre à un « besoin psychique d’un témoin pour le témoin ».

   À travers un rêve d’angoisse, Primo Levi a décrit à quel point, pour un survivant, il est terrible de ne trouver personne pour écouter son récit ou, plus exactement, terrible de faire face à un refus d’écouter. Suivant cette perspective, j’approcherai deux auteurs, Janine Altounian et Aharon Appelfeld, qui ont dû se confronter eux aussi au défaut d’écoute, même si ce fut de façons différentes. Janine Altounian, de son côté, a parlé de l’incapacité de son analyste à entendre le poids du trauma historique pendant la cure. Elle a remarqué que son travail personnel d’élaboration de l’héritage traumatique s’est développé justement à partir de cette expérience. Quant à Aharon Appelfeld, en devenant écrivain, il est parvenu, au terme de longues années, à sortir du silence et à transformer le récit du trauma en une « légende intime » d’une extrême qualité littéraire et poétique. Dans son cas, la littérature a joué un rôle fondamental dans la sortie du silence – un silence qui lui avait permis de protéger l’intimité de son espace psychique.

    De toute manière, il faut aussi comprendre que cette surdité a eu parfois un effet re-traumatisant pour les sujets impliqués. Sur le plan de l’expérience individuelle, les observations précises de Janine Altounian, rapportées à son expérience analytique en tant que patiente, nous conduisent à remarquer qu’une certaine surdité de l’analyste, durant sa cure, lui a permis de comprendre ce fait comme la permanence, de la part de l’analyste, d’une identification inconsciente au-delà des capacités individuelles d’écoute et de compréhension : ce dernier, sans en être conscient, avait assumé les conséquences de la négation du trauma, le génocide du peuple arménien, imposée à la société française pour des raisons politiques. Grâce à la poursuite de la cure analytique et à la capacité du couple analyste-patient de faire face à cet échec spécifique, il a finalement été possible de déclencher un processus élaboratif, dans ce cas particulièrement approfondi. Il faut aussi remarquer que, d’un point de vue analytique, cet effet re-traumatisant au cours d’une cure, est sans doute, jusqu’à un certain niveau, inévitable, dans tous les cas où un trauma psychique est impliqué. Pour sa part, Aharon Appelfed a dû surmonter un autre type de surdité : celle du monde israélien de l’après-guerre, qui avait du mal à accueillir des récits de la Shoah trop poétique.

   Cette incapacité, durant ce temps qui suit l’événement traumatique, à écouter, à recevoir-comprendre la parole de celui qui a survécu aux grands traumatismes collectifs, est donc une expérience avérée. C’est seulement dans le cadre d’une dimension élargie, après un temps de latence, constant et incontournable, qu’une série complexe de phénomènes a pu se manifester et donner lieu à cette élaboration vaste, profonde et renouvelée, à la fois historique, testimoniale, littéraire et psychanalytique, qui a fait considérer notre époque, à cheval entre la fin du XXe et le début du XXIe siècle, comme « l’ère du témoin »7.

   L’expérience qui nous met en contact avec cet héritage historique, testimonial, littéraire et aussi, pour certains d’entre nous, clinique, peut elle-même s’avérer traumatisante : notre intimité, notre psyché peut en être blessée, déchirée. Cet effet traumatisant se reproduit et tend à ne pas s’éteindre. Il me semble que c’est justement cela qui caractérise les traumatismes historiques majeurs. On ne peut établir a priori comment les générations à venir traiteront l’héritage traumatique, dont elles seront de toute façon héritières. On peut cependant affirmer que les traumatismes de cette nature, ceux qui ont rendu pensable et réalisable l’élimination totale d’une partie de l’humanité par une autre partie de cette même humanité, bouleversent définitivement toute idée d’un temps historique linéaire et progressif : personne ne pourra se déclarer vivre « après » la Shoah mais uniquement « face » à elle.

   L’héritage des grands traumatismes collectifs trouve sa force dans sa capacité à réactiver la « traumaticité » dont il est porteur : quand on travaille autour des traumas historiques, il est impossible de se soustraire à une « implication subjective », à une exposition de soi-même. Il s’agit, à mon avis, d’une « implication subjective » qui nous confronte à notre impuissance originelle, à l’état de détresse (Hilflosigkeit) qu’à la suite de Freud, la psychanalyse a mise à la source du processus d’humanisation. Dans cette direction on doit considérer le travail de Monique Schneider, qui a repris la question de la détresse humaine en relation avec les implications éthiques simultanément pensées en philosophie contemporaine8 S’approcher et rester longuement au contact de ce qui est lié aux génocides du siècle à peine fini, via les lectures, les rencontres, les études, les échanges à différents niveaux, peut conduire à s’exposer doublement à ce qui nous parvient, d’un côté, de l’extérieur, des événements eux-mêmes et, d’un autre côté, au-delà de la conscience que nous pouvons en avoir, à une possible réactivation des conditions traumatiques internes qui nous rapprochent d’un état d’impuissance originelle. Parfois, il est tout à fait vrai que des moments particulièrement difficiles de notre existence peuvent ouvrir la porte à un rapprochement, à une compréhension différente ou inédite des événements de ce passé collectif proche qui est le nôtre.

   Je pense aussi que ce « prendre place » à l’intérieur de l’espace de réception et d’élaboration des traumatismes collectifs majeurs ne se fait pas une fois pour toutes mais peut advenir, dans de nombreux cas, par le biais d’une alternance de périodes de rapprochement, presque d’immersion dans ce monde que nous ne voulons pas oublier et qui habite notre présent, et de périodes d’éloignement, de détachement : une évolution en soi fréquente, dans le domaine de la recherche mais qui, dans ce cas, semble répondre à la nécessité d’élaborer les restes traumatiques que nous portons en nous, le plus souvent sans le savoir. Je suis, en ce sens, un peu suspicieuse vis-à-vis des « experts » ou « spécialistes » scientifiques des traumatismes : nous savons que peut se développer une sorte de « traumatophilie » dont je ne crois pas qu’elle soit bénéfique en quelque sens que ce soit. En l’occurrence, je considèrerai de manière différente la situation des survivants et celle de leurs héritiers. Au fond, il s’agit, pour celui qui choisit cet « objet » de travail, de maintenir une certaine « mesure » pour pouvoir approcher la « démesure ». Le trauma a un pouvoir de fascination immense pour la psyché : la déchirure du tissu psychique, au sens individuel et collectif, ne crée pas seulement une blessure d’où peuvent jaillir des contenus psychiques qui, par leur violence, peuvent détruire psychiquement le sujet qui les héberge en lui ; la déchirure est également susceptible d’attirer tout ce qui compose la vie psychique, non seulement de l’individu mais aussi de l’ensemble humain et est susceptible d’exercer sur lui une violence extrême, pouvant aussi prendre les formes, paradoxales, de son déni. Peut-être que l’aspect psychique (ni politique ni historique) de ce que nous appelons « négationnisme » résiderait dans l’activation de ces mécanismes, renforcés par les choix politiques pervers de ceux qui s’en font les interprètes.

   En considérant comment, pendant la cure analytique, l’analyste en séance crée pour le patient les conditions qui lui permettent de traiter ses expériences traumatiques « à petites doses », il serait possible de penser que, dans le traitement des traumatismes collectifs majeurs, des conditions doivent être aménagées à partir de l’ensemble que constituent l’espace de réception, le moment, le lieu, la mesure, le rythme aussi, avec lesquels poursuivre ce processus ; le terme de Kulturarbeit serait ce qui l’exprime à la manière freudienne. La mise en place, incontournable, nécessaire, de moments de mémoire collective ritualisée, pourrait être pensée dans cette perspective comme le « cadre » indispensable pour pouvoir faire procéder à cette œuvre de culture, individuelle et collective. La question reste de penser comment distinguer la subjectivation individuelle et un « cadre » pour les moments de mémoire collective9.

La position de la psychanalyse

On peut donc se demander dans quelle position se retrouve la psychanalyse à la fois comme expérience de réflexion, comme pratique clinique et comme organisation politique de la communauté des analystes, dans sa relation aux grands traumatismes historiques et en particulier à la Shoah.

   La psychanalyse s’est mise en jeu, et du point de vue clinique et du point de vue de la réflexion psychanalytique au sens large, comme si elle pouvait prendre la parole et agir cliniquement à partir d’une position de neutralité par rapport à ces événements traumatiques majeurs. Cependant elle est elle-même, si l’on veut, une survivante : les risques encourus pour sa survie et celle de son créateur sont connus. Une partie des analystes allemands et autrichiens qui formèrent le noyau initial des collègues et collaborateurs de Freud dut se mettre en sûreté en fuyant le IIIe Reich. La diaspora des psychanalystes, qui compte aussi le petit nombre de psychanalystes italiens fugitifs sous le régime fasciste promoteur des lois raciales, a considérablement marqué tout ce qui devint la psychanalyse internationale de l’après-guerre.

   On pourrait ainsi penser que la psychanalyse devrait reconsidérer les effets de l’expérience traumatisante qu’elle a subie et qui la mettent dans une position très complexe au moment même où l’on veut recourir à elle dans le cadre du travail d’élaboration de ces traumatismes historiques. À côté du très grand intérêt qu’une partie de la communauté des psychanalystes a montré pour ces sujets, et sur le plan culturel et sur le plan clinique, on peut néanmoins relever une certaine manière d’utiliser la pensée psychanalytique tendant à mettre sur le même plan – sans prendre en compte la complexité des conduites au niveau collectif – les aspects potentiellement destructifs présents en chaque être humain, mû par les pulsions de mort et pas seulement par celles d’Éros, et la conception de la machine d’extermination de masse mise en œuvre par le régime nazi du IIIe Reich.

   Je voudrais cependant revenir à l’aspect central de la pensée psychanalytique sur le trauma. Pouvoir penser le psychique, individuel et collectif, comme fondé sur une temporalité d’« après-coup » est une façon de penser proprement psychanalytique ; cette temporalité diphasique est la seule en mesure, dans des conditions favorables, d’amorcer les processus d’élaboration. La réactualisation du trauma, quand elle se produit dans le cadre de la cure, ne peut être une évolution transformative que si le sujet voit, dans un second temps, que peut se renouveler plusieurs fois dans le cours d’une existence la présence d’un « autre » en capacité d’assumer une certaine fonction et une certaine position par rapport au sujet traumatisé : une position et une fonction permettant une re-signification de ce qui eut lieu, qui se réactualise à présent et dont le sens peut, dans certaines conditions, être alors assumé par la psyché.

   Mais à cet égard, dans le cas de traumas historiques, on doit interroger un paradoxe terrible : le sens à retrouver est un non-sens. Comment peut-on le rendre psychiquement tolérable ? Jusqu’où – et c’est mon interrogation principale – la psyché peut arriver ?

   La cure psychanalytique peut guérir la psyché blessée et souffrante, en cherchant à rendre le trauma tolérable, ainsi que ses effets. En paraphrasant Arendt, on pourrait dire que la psychanalyse vise à permettre à l’événement d’habiter notre psyché. Mais les ruines laissées par les traumas psychiques de cette nature sont-elles habitables ? Quand ce qui est en jeu, dans la prise en compte du trauma, est un attentat à la vie biologique et psychique du sujet, en raison de l’extrême violence matérielle et psychologique, perpétrée par un pair appartenant à un « autre » groupe humain, se mettent en œuvre des mécanismes psychiques de survie très singuliers. On pourrait penser, dans ce cas, plutôt qu’aux mécanismes de défense, au sens habituel que la psychanalyse donne à ce terme, à des conditions d’exclusion du domaine psychique et de protection de la vie résiduelle du sujet traumatisé. La vie psychique, ayant survécu à la destruction traumatisante, doit être préservée et le trauma lui-même, son souvenir, son éventuelle élaboration, doit être le plus possible exclu de la vie du sujet et, par conséquent, de sa psyché. Ceci, qui est vérifiable sur le plan individuel, a à voir avec des manifestations de sidération psychique, lesquelles peuvent rester silencieuses et enkystées dans le cours d’une vie apparemment « normale », pour ensuite, de manière souvent imprévisible, faire irruption à l’occasion d’événements qui n’ont pas nécessairement un rapport direct avec l’événement traumatique.

   Grâce aux travaux d’une psychanalyste, Liliane Abensour, qui a toujours exercé auprès de patients psychotiques, j’ai pu mettre en œuvre les problématiques cliniques qui peuvent surgir dans le traitement psychanalytique de patients porteurs de traces traumatiques d’une envergure et d’une nature que j’ai supposées similaires à celle de la sidération propre au trauma historique. Liliane Abensour a adressé des critiques sévères à l’approche théorico-clinico-psychanalytique dans le traitement des patientes psychotiques. Elle a pris nettement position contre la possibilité d’utiliser le modèle de fonctionnement de l’après-coup dans le cas de ces patients.

« Avec les patients psychotiques, on se heurte au contraire, comme on a pu le voir, au difficile, et parfois impossible retour à une expérience passée. Multiples sont les figures des troubles du moi et de la temporalité, qui exigent pour le patient psychotique une approche mieux adaptée. Un moi, en effet, tantôt figé dans un temps suspendu, immobile, où passé et présent se trouvent confondus, tantôt fragmenté en un temps diffracté, tantôt encore en expansion, jusqu’à un temps illimité, dans tous les cas, un temps aboli10. »

Liliane Abensour ajoute plus loin :

« Le traumatisme échappe à la théorie de l’après-coup. Il y fait même obstacle. Soit par effet de collusion soit par effet de disruption, il en barre l’accès. Il laisse la prédominance à l’actuel et empêche qu’émerge et se rejoue, dans l’après-coup, venant lui donner sens, comme c’est le cas dans la névrose, une première scène traumatique refoulée, où se déploient les fantasmes originaires (scène primitive ou scène de séduction). Comme si, à la place du deuxième temps de la scène traumatique refoulée, faisant irruption, s’intercalait une scène traumatique réelle ou vécue comme telle, dans un échec du processus de l’après-coup11. »

   Je crois donc que c’est en puisant véritablement dans l’expérience de travail clinique avec les patients psychotiques qu’il est possible d’approcher la qualité de l’expérience psychique de beaucoup de ceux qui ont survécu aux grands traumatismes collectifs, au-delà de la psychopathologie manifestée. Singulièrement, certains des exemples cliniques rapportés par cette auteure, sont des cas de patients victimes des grands crimes collectifs. La référence à la cure classique est, dans ces cas, particulièrement problématique en raison du fait que la dimension fantasmatique semble verrouillée quand une scène réelle, ayant brutalement fait effraction, s’y est substituée, comme une scène originaire paradoxale, détruisant, pouvons-nous supposer, la capacité structurante du refoulement.

   Il serait utile, à ce stade, de pouvoir distinguer le trauma psychique comme condition dans laquelle les processus de psychisation sont, dans une certaine mesure, restés possibles, du trauma de la psyché : dans ce cas, la déchirure intervenue aurait rendu impossible un travail, même minime, de lien entre l’événement traumatique et le tissu psychique préexistant. Cette distinction servirait à comprendre correctement les aspects strictement psychiques du trauma en général et ceux des traumatismes historiques ici examinés. Cette distinction entre trauma psychique et trauma de la psyché peut concerner en général les traumas que l’on retrouve dans la pratique analytique : dans le cas des effets des traumas majeurs, comme les génocides que nous considérons ici, elle me semble particulièrement nécessaire et utile.

   Le psychisme humain se structure en relation à une dimension traumatique que chaque sujet rencontre dans sa venue au monde. Dans l’œuvre  freudienne, on peut remarquer le passage d’une conception du trauma en termes d’effraction psychique, dû à des facteurs accidentels, à une conception structurelle du trauma12. La psyché se structure aussi autour du trauma, en tant qu’événement ou série d’événements en mesure de rompre ou de briser la barrière anti-stimuli construite par le sujet grâce à sa relation avec l’autre (en particulier, la mère). Dans ce cas, l’autre est celui qui fournit les soins primaires, qui permettent la survie biologique et aussi psychique. La rencontre avec l’autre et avec la réalité extérieure sont à la base de ce que deviendront les mécanismes défensifs, ceux plus massifs comme ceux plus élaborés. Ce qui est traumatique pour la psyché a rapport avec la prise en compte de l’irruption de la sexualité infantile d’un côté, donc aux expériences de la première enfance, ainsi qu’aux blessures de type narcissique qui peuvent intervenir à toutes les périodes de la vie mais qui sont extrêmement plus graves au début de la vie de l’enfant. De toute manière, même si les résultats peuvent être très différents, le trauma, d’un point de vue psychique et dans la perspective psychanalytique, est caractérisé par une dimension quantitative et effractive.

   La distinction que je propose entre trauma psychique et trauma de la psyché renvoie à cette conceptualisation psychanalytique. Elle naît de la conscience des limites de la psyché à mettre en œuvre un travail psychique en mesure de transformer l’événement traumatique, qui ne peut pas être connu directement par le sujet traumatisé, et à le transformer en réalité psychique. De cette manière, le trauma pourrait être re-traduit et ré-inscrit dans le psychisme, grâce à un travail fondé sur la fonction de l’après-coup, la Nachträgligkeit. Lorsque cette capacité d’élaboration fait défaut, à cause de l’excès de la violence traumatique mais aussi de son absence de sens, nous sommes confrontés à des situations psychiques différentes. Le sujet devient porteur de zones aveugles, d’états psychiques sidérés, enkystés, qui ne peuvent pas être transformés en mots et encore moins en discours. Un sentiment d’étrangeté ainsi qu’une méfiance persistent envers les semblables et peuvent accompagner le sujet traumatisé sans lui permettre de déclencher un mouvement interne vers l’autre, seul en gré pourtant de donner lieu un processus élaboratif.

   Bien sûr, les phénomènes sont plus complexes que cette description synthétique. Il me semble en tous les cas que cette façon d’aborder la question des retombées psychiques des grands traumas collectifs permet de poser une question fondamentale : jusqu’à quel point la psyché peut arriver quand l’enjeu concerne les effets des événements qui ont détruit la partie humaine de l’homme ? Comment ces événements déshumanisants peuvent-ils trouver une place dans la réalité psychique des victimes de la violence génocidaire ? Ce qui me semble être à observer concerne le poids énorme de l’existence d’un espace commun de réception de ces réalités historiques : il peut permettre à l’individu d’aborder, peut-être pour la première fois, les lieux psychiques internes-externes dans lesquels les affects, jusqu’alors indicibles, demeuraient présents de manière silencieuse.

   On peut considérer, dans le fil de cette idée, que le travail de la cure analytique, le travail d’écriture littéraire et, peut-être, le travail de culture au niveau collectif auront comme enjeu majeur la transformation du trauma de la psyché en trauma psychique. C’est en ce sens que j’ai essayé de lire Janine Altounian et Aharon Appelfeld, qui ont, de façons très différentes, transformé leur trauma par le biais de l’écriture et d’une relation renouvelée avec les destinataires de cette écriture.

   Mais les considérations autour de la question du trauma psychique et de l’effet psychique des grands traumatismes collectifs sont plus vastes encore. La blessure infligée à l’équilibre narcissique peut donner lieu à un sentiment de honte puissant et paradoxal, une sorte de honte d’exister. Sur un autre plan encore, et c’est ce qui me paraît l’un des effets potentiellement les plus dangereux, le trauma a le pouvoir d’attribuer le statut de réalité aux seuls événements traumatiques, rendant totalement inopérant le travail de refoulement. Le rêve traumatique rapporté par Primo Levi, dans toute sa terrible vérité, demeure sous cet aspect emblématique.

   Assurément, l’expérience clinique des analystes qui ont travaillé avec des patients ayant survécu aux grands traumatismes collectifs et avec leurs descendants directs a conduit à un élargissement et à un approfondissement de l’espace de réception du trauma à l’intérieur duquel se retrouve la psychanalyse elle-même. Mais la pensée psychanalytique, nécessairement clinique et théorique, ne peut pas ne pas prendre aussi en considération ce qui vient des autres domaines de l’expérience et du savoir. Le tissu que l’on peut ainsi créer entre ce qui provient du champ de la clinique et ce qui lui est extérieur, c’est, il me semble, ce que la psychanalyse peut offrir au travail de culture qui sans cesse œuvre autour du « trou », de la béance créée par l’existence du trauma historique et par ses conséquences, directes et surtout indirectes, cachées, non-identifiables.

   Les deux auteurs auxquels je me suis confrontée, très éloignés l’un de l’autre, sont, à mon avis, tous deux essentiels dans cette perspective. En ce qui concerne Janine Altounian, le rapport à la psychanalyse est explicite, direct et présent dans la totalité de son œuvre. L’écriture littéraire d’Aharon Appelfeld parle en revanche une langue de l’intimité et de la mémoire qui la rend cependant étrangement familière et proche de l’expérience analytique. Dans les deux cas, l’expérience du trauma est approchée, dirais-je, d’une manière indirecte, l’écriture ayant émergé d’une élaboration longue et éloignée dans le temps de l’événement traumatique. Dans les deux cas, nous percevons l’importance de l’existence de ce qu’on a qualifié de « brouillon perdu », rédigé peu de temps après les événements traumatisants puis « caché » pendant de longues années, avant de redevenir l’objet d’un travail d’élaboration par le biais de l’écriture.

   Le journal intime du père de Janine Altounian a été écrit lorsqu’il était un adolescent, victime avec toute sa famille de la violence génocidaire mise en œuvre contre le peuple arménien en Turquie. Tout en étant presque illettré, il a pu écrire ce journal juste après les événements, en langue arménienne mais en caractères turcs. Une fois arrivé en France, terre d’asile pour de nombreux survivants arméniens, le cahier est resté rangé longtemps dans un placard. Son existence était connue dans la famille mais il a fallu un événement externe – un attentat accompli en France par un arménien afin d’attirer l’attention sur la question, encore niée, du génocide de son peuple – pour déclencher le travail de traduction et de recherche de sa fille.

   Le journal intime d’Aharon Appelfeld a été écrit à son arrivée en Israël, dans l’immédiat après-guerre. Dans ce cas également, l’auteur était un adolescent juste arrivé en Israël, survivant à l’extermination de son peuple. Ce journal a été écrit par une personne qui était en train de perdre progressivement la langue maternelle (l’allemand) ainsi que celle des grands-parents (le yiddish) et celle du lieu, la Bucovine (le ruthène). Le manuscrit demeura dans une valise durant de nombreuses années. Dans ce cas aussi, le texte, qui garde les premiers mots qui avaient cherché à donner voix à l’expérience intime de la violence et de la survie, avait continué à être présent dans sa quasi-disparition et à agir dans le monde interne de l’écrivain.

   Ces parcours peuvent nourrir la pratique clinique, au-delà de la question des traumatismes historiques, de la même manière que ce qui provient du terrain clinique en général peut réinterroger le travail de culture, dans un échange interminable. Assumer le poids de cet inachèvement peut constituer la contribution majeure que la pensée psychanalytique est en mesure d’offrir.

Janine Altounian. L’hérédité traumatique : la cure et l’écriture

Dans la reconstruction qu’elle nous en offre, Janine Altounian raconte que ce fut l’événement politique, déjà mentionné, qui fut à l’origine de sa recherche personnelle13. La mémoire du trauma subi par son père, alors adolescent, avait depuis toujours habité l’univers familial dans un silence relatif, certes, mais un silence destiné à protéger la jeune génération des effets destructeurs du drame arménien. Il fallait que quelque chose se produise pour que la fille puisse aller vers ce journal intime, dissimulé bien que présent, le lise par le recours à un travail de traduction d’une langue paternelle qu’elle ne connaissait pas. Quelque chose de traumatique dans le présent, l’attentat, avait eu la force de rendre actuel le trauma d’alors et d’ouvrir la voie à un inédit et, par beaucoup d’aspects, à un surprenant travail d’élaboration. Le traumatisme historique n’avait donc pas seulement été un trauma pour la psyché du père adolescent ayant survécu à la violence du génocide. Il était resté actif dans les traces non élaborées, cachées, tues, maintenues en vie dans les interstices des relations familiales et, assurément, dans l’inconscient des protagonistes, le fils et la mère, que ce dernier avait retrouvée après de longues péripéties. Ainsi s’était-il transmis à la génération suivante ; les modalités de cette transmission sont elles-mêmes devenues l’objet de la recherche, personnelle mais aussi culturelle et politique de Janine Altounian.

   En lisant ses livres14, il nous apparaît encore plus nettement que les événements traumatiques, objets d’une connaissance objectivante, peuvent devenir traumas historiques, avec leur dimension individuelle et collective grâce au travail de la cure et au travail de culture. On pourrait affirmer, dans cette perspective, que le trauma historique est lui-même déjà un produit d’une transformation.

   La mise en perspective permise par la cure psychanalytique et la traversée de sa propre histoire personnelle, en grande partie inconnue, ont permis de comprendre le lien intrinsèque, déterminant, entre ce que le trauma historique produit au niveau psychique (le trauma de la psyché, comme je le disais précédemment). Les traumas historiques ont en soi la capacité puissante de se transmettre inconsciemment aux générations suivantes, comme l’a démontré la recherche psychanalytique. Janine Altounian appelle « traduction » la manière dont il est possible de traiter cet héritage auquel on ne peut échapper. Il s’agit d’une traduction paradoxale, quasi impossible, parce qu’elle devra donner une forme, une représentation émotive supportable aux traces, en grande partie inconscientes, résiduelles, de cette violence indicible qui a habité le survivant. La violence du génocide déploie sa force de destruction bien au-delà des effets qu’elle a directement provoqués. Les survivants porteront en eux non seulement des souvenirs souvent indicibles, comme nous le savons, mais également des traces d’états psychiques qui n’ont jamais pu se transformer en une véritable expérience psychique propre : c’est ce que Janine Altounian appelle « survivance ».

   Pour s’approcher d’un tel héritage traumatique, l’auteure a choisi de dialoguer de manière serrée avec l’œuvre de Freud. J’ai été plus particulièrement touchée par l’observation suivante de Janine Altounian : au moment où elle commente son propre travail de traductrice du texte freudien, elle reprend une phrase bien connue de Freud, « psyché est étendue, elle n’en sait rien15 »,  en nous rappelant qu’il l’avait écrite après avoir abandonné sa ville et son pays, à partir donc de sa nouvelle position d’exilé. Dans le paragraphe « Sémantique de l’immigration dans l’appareil conceptuel freudien », Janine Altounian s’exprime de cette manière :

« Les sept lignes initiales de l’auto-présentation de Freud concentrent à elles seules, pour ses ascendants, cinq lieux de résidence, dix toponymes, une persécution raciale et/ou religieuse, deux migrations et ruptures, soit, pour lui, trois expériences linguistiques dans l’enfance et une appartenance identitaire qui d’emblée, questionne toutes les évidences attribuées habituellement à l’origine16. »

   En la paraphrasant, on pourrait poursuivre en disant que la pensée psychanalytique émane de l’emboîtement de différentes cultures, donc de l’effet que ces différents déplacements subis ont produit tandis qu’ils étaient « transportés », via la sublimation des expériences, dans l’appareil conceptuel de la psychanalyse, ainsi que dans la méthode même d’investigation, la cure. La référence à l’espace et aux lieux, au « territoire », se présente, en fait, d’une manière qui se répète tout au long de l’œuvre freudienne et que Janine Altounian a pu mettre en relation étroite avec les exils répétés de Freud et de ses ascendants. Sa manière d’énumérer les concepts freudiens rend évident leur enracinement dans les événements biographiques pris en considération : l’extraterritorialité du symptôme, le refoulement comme expression d’un autre lieu, l’expérience de l’inquiétante étrangeté (Unheimlich), le transfert lui-même (étymologiquement, nous rappelle la traductrice, c’est un transport, Übertagung) mais encore les topiques psychiques à un niveau plus abstrait et, enfin, la création de l’espace de la cure – territoire fictif et simultanément réel, en gré de conduire le patient vers d’autres lieux et d’autres temps, toujours perdus et toujours présents.

   Si, donc, le psychisme humain, selon la psychanalyse, est le produit d’inscriptions et de traductions successives et multiples, l’aphorisme freudien à propos de l’étendue psychique et de son « non-savoir » me semble encore plus décisif. Comme si l’on pouvait se demander « où » nous retrouvons du psychique quand psyché, déjà disséminée par sa nature (bien que singularisée grâce aux conditions favorables de sa rencontre avec le monde), s’est trouvée pulvérisée, anéantie par une violence qui avait pour but de détruire les corps afin d’annihiler la vie psychique : une vie psychique qui se définit, intrinsèquement, comme transmissible.

   Le psychisme semble sujet à différentes contraintes : la contrainte de « l’obligation à investir », formule utilisée par Piera Aulagnier17, est reprise et paraphrasée par Janine Altounian en « obligation à traduire » et, pourrait-on dire, en « obligation à (se) transmettre ». Investissement-traduction-transmission, une triple obligation qui donne une consistance psychique, qui « psychise » les multiples rencontres du sujet avec le monde, avec l’autre. Le travail d’élaboration du trauma se situe à l’intérieur de cette triple obligation, comme une possibilité qui, dans certaines conditions, devient une nécessité d’ordre vital, comme nous l’avons vu au début de cette réflexion.

   La position de Janine Altounian nous montre comment cette possibilité d’élaboration de l’héritage traumatique est devenue une nécessité : surgie à l’intérieur d’une cure, elle a pris corps au fil des années, dans un travail où l’écriture est devenue une étape fondamentale. J’ai trouvé que son travail de traduction-élaboration-écriture présente cette qualité tout à fait spéciale d’être la réalisation de la rencontre du travail psychique singulier, surgi dans la cure, avec un travail de culture, Kulturarbeit, dont elle a saisi la nécessité. On peut affirmer qu’aucun travail intime, psychanalytique (je dirai aussi non psychanalytique) autour du trauma ne peut aboutir à son efficacité transformative s’il ne rencontre pas, comme je l’ai déjà souligné, un monde extérieur où il y a des destinataires en gré de recevoir ce que l’expérience de l’intime produit. Par cette voie, le travail subjectif, silencieux, qui a eu lieu dans le sujet avant cette rencontre,  arrive à se transformer. L’enjeu est celui de rendre recevable ce travail intime sur une scène du monde où ce qui est redevenu « psychique », au cours du processus, peut se réinscrire dans une histoire partagée.

   Il me semble que ce double mouvement, intime et culturel, est le pivot de l’œuvre de Janine Altounian et ce qui lui donne une saveur tout à fait particulière. Cette saveur est liée au fait qu’elle a su recréer la multiplicité des lieux d’élaboration que, comme traductrice de Freud, elle avait retracé dans l’œuvre de celui-ci. Dans son propre travail, l’individuel et le collectif s’entremêlent d’une manière étroite, grâce à la qualité de son utilisation de la langue et des mots d’un côté et, de l’autre côté, grâce à une manière de faire référence à sa propre cure analytique qui la protège de toute la naïveté, toujours possible, d’une confession ou d’un récit. C’est sa connaissance de l’œuvre de Freud qui lui permet de faire entrevoir, au lecteur psychanalyste tel que moi, mais bien sûr aussi à un lecteur non psychanalyste, les mouvements affectifs en jeu dans la cure, sans jamais les réduire dans un récit direct.

   J’en suis arrivée à penser que seule l’assomption18 radicale de la multiplicité de l’origine même de la psyché et donc de sa possible reconstitution, peut donner accès à cette démarche qui dépasse, en l’englobant, la question du témoignage et propose une pluralité des textes, sur lesquels chercheurs, psychanalystes, historiens pourront continuer à travailler. Le fait de nous instituer en tant que destinataires à travers cette élaboration « intermédiaire » particulière constituée par son œuvre d’écriture, me semble redéfinir la place même du destinataire, cette figure que, par exemple, un auteur comme Jean-François Chiantaretto nomme le « témoin garant »: « Le besoin d’une reconnaissance du témoin interne se confronte sans doute à l’alourdissement de la défaillance de ce que j’appellerai le témoin garant, reposant en dernière instance sur la reconnaissance au moins potentielle de la communauté humaine dans son ensemble »19. Il faut souligner que ce parcours est aussi le fruit d’un énorme travail du deuil : accepter que le « lieu » originaire du trauma soit à jamais hors d’atteinte de façon directe, bien que toujours présent dans le for intérieur, conduit à son dépassement à travers une redondance de détours. Quelque chose, me semble-t-il, de la temporalité spécifique qui est à la base de la dimension psychique du trauma, devrait pouvoir se produire pour permettre à ce travail précisément perlaboratif d’avoir lieu.

   Dans ses divers livres, les thèmes se répètent dans une sorte de redondance progressive et s’enrichissent dans le temps d’élaboration et d’écriture : sa manière de procéder, d’un livre à l’autre, d’un chapitre à l’autre, présente quelque chose qui rappelle le cours typique d’une cure analytique, avec ses répétitions, toujours semblables et toujours aussi différentes. Entre le temps traductif et le temps élaboratif, il doit y avoir eu plusieurs passages perlaboratifs, dans le sens de passages qui se sont frayé une voie à travers l’écoute analytique, à savoir la compréhension en même temps que l’impossibilité et les limites à ce que comprend l’analyste : passage crucial celui-ci, impliquant une dimension retraumatisante, comme nous l’avons vu, au cœur même de l’expérience psychanalytique. Les échecs, dans le travail analytique, ont été compris par Janine Altounian à l’intérieur du couple analytique, comme une reproduction de la défaillance culturelle et politique de la réception du trauma dans la communauté d’appartenance de l’analyste. Dans la cure analytique, à travers le contre-transfert de l’analyste, se pose la question des difficultés que le poids de la réalité extérieure, historique et politique, peut faire surgir.

   L’événement traumatique n’est pas saisissable directement, voilà la position de Janine Altounian ; pour l’approcher, on peut s’« appuyer » sur d’autres traumas, sur d’autres histoires traumatiques. Un choix « par étayage » qui lui permet de contourner l’effraction insoutenable de « son » trauma mais qui peut aussi devenir une voie pour les destinataires qui, passant d’un texte à l’autre, d’un récit à l’autre, sont de plus en plus en capacité de tisser des liens et de faire face, de leur côté, à une entreprise de psychisation des connaissances autour des traumas. Dans ce sens, le parcours à travers la « littérature concentrationnaire » prend la forme d’une voie élaborative très importante parce que, me semble-t-il, les connaissances qui ne sont pas nourries par la littérature risquent de rester au niveau d’un savoir trop objectivant. Janine Altounian a donc abordé la lecture, la méditation dirais-je, d’auteurs comme Albert Camus, Jean Améry, Primo Levi, Georges Perec : à travers leurs ouvrages, leur parole médiatrice, elle a pu faire sortir du tiroir le manuscrit de son père et commencer – peut-être continuer en lui donnant une autre direction – son travail d’intime élaboration. Nous nous trouvons devant un travail analytique qui a pu s’inscrire dans un terrain culturel qui avait une fonction tiercéisante et donc une fonction de garantie, au moment où la négation du génocide arménien n’a plus été soutenable. La langue « civilisée », selon l’expression de Janine Altounian, a été le médiateur par lequel et avec lequel les transformations internes ont été construites et le destinataire, virtuel avant d’être réel, a pu être le garant de cette construction.

   Pour les destinataires, quelque chose de cette expérience a pu s’inscrire grâce au temps silencieux de la lecture, par laquelle on peut avoir accès à une dimension psychique dans la forme de la rêverie : seule cette condition peut permettre de recouvrir avec des images, des affects, des sensations, les « faits » qui sont racontés, en recréant ainsi leur substance psychique ; d’un texte à l’autre, d’un auteur à l’autre, de l’intimité à l’extériorisation, à travers des détours, des répétitions, des acquisitions.

Aharon Appelfeld – Les enfants, le rêve, le corps, les animaux, etc.

Histoire d’une vie d’Aharon Appelfeld est un livre qui, plus que d’autres et d’une manière différente, m’a indiscutablement amenée à une attitude d’écoute psychanalytique20. Ma première lecture a ressemblé à une longue séance d’analyse ininterrompue. La prose dépouillée, concise, faite de mots comme arrachés un à un, laborieusement, à l’oubli et, en même temps, façonnés avec l’extrême prudence de celui qui est resté silencieux pendant très longtemps, ayant perdu le lien à ses langues maternelles – cette prose avait activé une écoute concentrée et en suspens ; comme si en moi aussi s’était créé un grand silence, une sorte de suspension du temps de la vie quotidienne. Les événements racontés dans les trente chapitres qui composent ce très grand livre pénétraient peu à peu en moi, me faisant ressentir la force intacte des affects dont ils étaient porteurs.

   Pour parvenir à écrire de cette manière, Aharon Appelfeld avait cherché à reproduire en lui-même ce silence qui l’avait accompagné durant son enfance, au cours de laquelle il avait pu vivre – survivre à la violence nazie, après l’assassinat de sa mère, après la mort de son père durant la marche forcée dans les plaines d’Ukraine, en se cachant et en trouvant refuge dans la forêt. Un silence rendu encore plus profond par la disparition de ses langues maternelles : l’allemand, le yiddish de ses grands-parents, le ruthène et le roumain. Pour cet enfant de sept ans, survivre voulait dire se taire, se cacher dans les bois et rester muet avec les humains, source seulement de terreur.

« Nous avons l’habitude d’entourer les grandes catastrophes de mots afin de nous en protéger. Les premiers mots de ma main furent des appels désespérés pour trouver le silence qui m’avait entouré pendant la guerre et pour le faire revenir vers moi. Avec le même sens que celui des aveugles, j’ai compris que dans ce silence était cachée mon âme et que, si je parvenais à le ressusciter, peut-être que la parole juste me reviendrait. [...] Comment donne-t-on forme à ce contenu brûlant ? Par où commence-t-on ? Comment relier les chaînons ? Quels mots utilise-t-on21? »

   On peut penser que, pendant les longues années de l’après-guerre, lors de cette période que, par analogie à ce qui se produit sur le plan de l’évolution psychique, nous appelons « latence », dans les profondeurs de l’âme, de la vie psychique de l’écrivain, un travail silencieux s’est effectué et que c’est seulement longtemps après, après qu’Aharon Appelfeld s’est exercé à l’écriture et a, dirait-on, épuré celle-ci des excès émotifs et sentimentaux engendrés par la situation traumatique, que le livre a vu le jour.

   L’auteur affirme qu’il ne s’agit pas d’un livre de mémoires mais de la mémoire. De la mémoire des affects, du corps, des lieux et des gens, entremêlés dans la trame – lacérée et fragmentaire, reconstituée morceau par morceau – de la vie du protagoniste. Un enfant survivant dont la mémoire a été sauvée par l’écrivain, adulte, détenteur d’une autre langue et citoyen d’une nouvelle patrie. « Tout comme le rêve, la mémoire tente de donner aux événements une signification22. » L’enfant, qui avait seulement sept ans à l’époque, perçoit et conserve dans sa mémoire ces souvenirs qui, plus tard, permettront à l’adulte de les recréer par le biais de l’écriture : la « nostalgie terrifiante » du dernier été passé dans les Carpates, la description, à la fois minutieuse et dépouillée, de la maison des grands-parents, des confitures cuites de nuit, de l’orgie de fraises des bois, de la visite à la synagogue avec le grand-père et du parler yiddish de la grand-mère sont des fragments arrachés à l’oubli individuel comme à la destruction, à la disparition totale de ce monde et de cette communauté. Ainsi, cramponné à ses bribes de souvenirs comme il s’est cramponné à la fourrure des animaux dans la forêt, l’enfant a réussi à sauver sa vie. Souvenirs d’une part, contemplation et oubli de l’autre, se succédaient alors dans son esprit. Le sommeil, le rêve, l’oubli, la contemplation semblent avoir maintenu vivante la psyché de l’enfant, éloignant partiellement l’angoisse, la terreur, la solitude.

« Avec le temps je me familiarisai avec les vaches et les chevaux, et ils me procurèrent la chaleur que j’ai conservée en moi jusqu’à ce jour. Parfois, il me semble que ce ne sont pas des hommes qui m’ont sauvé mais des animaux qui s’étaient trouvés sur mon chemin. Les heures passées auprès des chiots, des chats ou des moutons furent les plus belles heures de la guerre. Je me serrais contre eux jusqu’à en oublier qui j’étais, m’endormais près d’eux, et mon sommeil était alors paisible et profond, comme dans le lit de mes parents23. »

   Plus que tout autre aspect, surprend, émeut et fait réfléchir le fait que l’enfant ait pu sauver sa vie en devenant un petit animal : « Je ressemblais plutôt à un petit animal qui aurait trouvé un refuge temporaire dans un abri d’infortune, se nourrissant de ce que l’instant lui proposait24 » et conservant pourtant intacte sa capacité à rêver, à rêvasser, à rendre présents, d’une façon presque hallucinatoire, ses parents et les lieux de sa vie passée. Se réchauffer, s’accroupir aux côtés des animaux, apaisé par leur douceur, c’est ce qui lui a permis de dormir, de rêver et de rester dans son monde psychique peuplé de vivants dont la perte tragique ne les a pas empêchés de continuer à vivre. C’est ce qui l’a sauvé de la mort, de la désagrégation psychique, de la folie. Cette mémoire vive, faite d’autant de sensations que de souvenirs, est restée vaillante tout au long de la vie de l’écrivain ; il a pu recourir à elle quand la voie de la littérature s’est ouverte devant lui.

   Il semble que le travail de transformation en écriture littéraire de ce qui était demeuré à l’état de fragment de mémoire, une mémoire sensorielle avant d’être affective, ait été extrêmement long. C’est seulement après guerre, dans la langue nouvelle, l’hébreu, et dans la patrie nouvelle, Israël, que les mots refirent surface et que l’adolescent d’alors put conclure un nouveau pacte avec eux et lancer un véritable défi : faire parler, par l’intermédiaire de la création littéraire, l’enfant devenu mutique, l’adolescent devenu citoyen israélien, l’adulte enfin devenu écrivain. « J’ai déjà écrit plus de vingt livres sur ces années-là. Parfois il me semble que je n’ai pas encore commencé. Parfois il me semble que la mémoire absolue, détaillée, se cache encore en moi25. » Ce monde fait de sensations, d’instinct, de silence et de mutisme avait donc maintenu l’enfant en vie. Restait à l’écrivain à lui redonner une âme, par l’entremise des mots, les « mots justes », et donc à travers l’existence, pleine d’autres êtres humains avec lesquels, même indirectement, recréer des liens, un échange. Pour Aharon Appelfeld aussi, comme nous l’avons déjà vu, il y a eu dans ce long parcours un « brouillon perdu », pas vraiment perdu mais plutôt abandonné, une sorte de « texte sauvage » : un journal qu’il tenait pendant son adolescence. Les affects crus, désespérés, hurlés, avaient été déposés dans ce journal, ensuite abandonné, délibérément oublié. La nouvelle patrie, une nouvelle langue à apprendre et dans laquelle pouvoir se sentir chez soi, une nouvelle langue maternelle, sont devenues péniblement les nouvelles bases sur lesquelles fonder son existence et sa nouvelle identité d’écrivain.

   Ce « vieux journal » (« mon vieux journal ») est resté « longtemps au fond d’une valise »26avant que l’écrivain puisse l’ouvrir, « les mots étaient les cris étouffés d’un adolescent de quatorze ans, une sorte d’aphasique qui avait perdu toutes les langues qu’il savait parler » ; « les mots ne permettent pas d’affronter les grandes catastrophes ; ils sont pauvres, misérables et très vite faussés. Même les prières antiques n’ont pas le pouvoir de faire face aux grands malheurs »27. Ce que l’écrivain entend faire, c’est « donner forme à une légende intime28». Une légende tissée de faits, d’images, de rencontres, de bribes de dialogues mais aussi de visions, de rêves, de sensations. Une légende dans laquelle nous écoutons souvent son corps d’adulte, via des sensations le plus souvent douloureuses, parler de ce temps lointain. Cette prose, garante de la sécurité, arrachée au silence protecteur de la forêt et au mutisme envers ses semblables, questionne les mots et la langue, les préserve finalement en leur réattribuant le pouvoir de dire quelque chose de ces faits et de ces états intérieurs. Aharon Appelfeld se méfie des sentiments, ou plutôt, du sentimentalisme : « Un sentiment qui découle d’un fait est un sentiment solide29».

   Pour le lecteur psychanalyste, le passage, indiqué par Aharon Appelfeld, à travers le silence, demeure particulièrement significatif. Ce qu’il cherche, dans le travail d’écrivain, n’est pas la possibilité de livrer son expérience, même si son récit contient quelques éléments de témoignage. Il est en quête de pouvoir donner voix à des sensations, à des états affectifs qui ont souvent été ancrés dans son corps, aux traces laissées en lui par ces expériences et à la possibilité, à la confiance qu’il y ait des « mots justes » pour les nommer. La violence du trauma enduré réussit à se faire entendre, chez Aharon Appelfeld, de manière indirecte. La force de son écriture demeure dans cette capacité. La mort de la mère est évoquée ainsi : « ma mère fut assassinée au début de la guerre, mais j’ai entendu un seul cri30». Ce cri, on ne peut plus l’oublier. L’œuvre littéraire d’Aharon Appelfeld est fondée sur celui-ci. La capacité de l’enfant de se retirer en lui-même, de préserver l’image de la mère vivante et souriante, de retrouver et garder actives en lui-même les sensations liées aux beaux souvenirs, dans un état psychique presqu’onirique, ont représenté une voie de salut psychique pour l’enfant et pour la matière à élaborer par l’écrivain sur le plan littéraire.

   Je crois que le poids qu’il accorde aux mots dans son travail d’écrivain peut, une fois de plus, renforcer chez l’analyste la qualité de son attention aux mots pendant la séance, quand ceux-ci parviennent à faire entendre la voix du trauma psychique. Peut-être que seule la littérature, conçue à la manière d’Aharon Appelfeld, est en mesure de renouveler l’écoute analytique de ce que les effets des traumatismes psychiques peuvent occasionner. Même les événements traumatiques apparaissent, dans ce roman, de manière indirecte. Lorsque l’écrivain en parle, il cherche à nous faire entendre l’effort fondamental et durable, interminable, qu’il a dû mettre en place pour faire face à la résurgence de l’angoisse, de la peur, de la douleur.

« Pendant de longues années, je fus plongé dans un sommeil amnésique. Ma vie s’écoulait en surface. Je m’étais habitué aux caves enfuies et humides. Cependant, je redoutais toujours l’éruption. Il me semblait, non sans raison, que les forces ténébreuses qui grouillaient en moi s’accroissaient et qu’un jour, lorsque la place leur manqueraient, elles jailliraient. Ces éruptions se produisirent quelquefois, mais les forces du refoulement les engloutirent, et les caves furent placées sous scellés. []

Ces pages sont la description d’une lutte, pour reprendre les mots de Kafka, une lutte à laquelle toutes les composantes de mon âme prennent part… []

Ce livre n’est pas un résumé, mais plutôt une tentative, un effort désespéré pour relier les différentes strates de ma vie à leur racine31. »

   Pour moi, il y a une syntonie fondamentale avec la pensée et l’écoute psychanalytique. Dans cette préface, ce dont l’écrivain parle montre bien que le trauma de la psyché, sa déchirure (dont les rêves d’angoisse décrits dans d’autres parties de l’ouvrage sont la manifestation la plus évidente) existent et continuent à être actifs dans le temps. Ce n’est qu’à travers le travail d’élaboration, à travers la création littéraire que le trauma de la psyché peut être transformé en trauma psychique. La peur abyssale, l’angoisse annihilante éprouvées par l’enfant et qui demeurent toujours dans l’adulte, ont pu être transformées, au moins en partie. Nous ne pouvons pas ne pas rapprocher ce processus intime, profondément psychique, au fait qu’il a pu être réalisé dans une situation de vie nouvelle. Mais, dans l’après-guerre, dit Aharon Appelfeld, la nouvelle vie ne fut pas favorable à cette manière de traiter le trauma collectif, dont il était partie et témoin. Le choix de chercher une écriture en mesure de faire émerger la dimension intime et la présence vive de l’enfance, à travers des petits détails, des fragments de souvenirs, une attitude contemplative et finalement étrangère au monde culturel et politique d’Israël à cette époque-là, le place dans une position assez marginale. Pour cette raison, le fait qu’il ait poursuivi avec ténacité son choix demeure encore plus important.

« Je ne prétends pas apporter un message, être un chroniqueur de la guerre ou une personne omnisciente. Je me relie aux lieux où j’ai vécu et j’écris sur eux. Je n’ai pas l’impression d’écrire sur le passé. Le passé, en lui même, est un très mauvais matériau pour la littérature. La littérature est un présent brûlant, non au sens journalistique, mais comme une aspiration à transcender le temps en une présence éternelle32. »

Quel psychanalyste pourrait ne pas souscrire à ces mots de l’écrivain Aharon Appelfeld ?

Jusqu’où peut aller la psyché

La phrase de Freud, « psyché est étendue, elle n’en sait rien », qui a été commentée à plusieurs reprises, a suscité la question « jusqu’où peut aller la psyché ? », que j’ai donnée en titre à ce texte. Il s’agit d’une question paradoxale. On peut penser que plus la destruction réalisée par l’ensemble des responsables des projets génocidaires a été grande et élargie, plus les effets sur les victimes du trauma et sur leurs descendants ont été profonds, jusqu’à rendre inachevable le travail de la soi-disant élaboration, chez les sujets directement impliqués ainsi que chez ceux qui en sont héritiers, directement ou indirectement.

   L’expérience clinique psychanalytique, les témoignages, la recherche historique, la réflexion philosophique, les œuvres littéraires ont enrichi la connaissance et la compréhension par la tentative de contenir et de rendre pensable la possibilité de recréer du « sens », là où le sens avait été annulé avec la même détermination destructrice qui avait tué les êtres humains. On a cherché à répondre à la phrase, écrite comme on le sait à l’entrée du camp de Auschwitz, « Hier ist kein Wahrum » avec une multiplication de « pourquoi ? » et de « comment ? ».

   Est-ce que la clinique psychanalytique a été mise en crise par la confrontation avec les patients ayant survécu aux grands traumas collectifs ? Il me semble que, dans de nombreuses situations, les analystes n’ont pas été en mesure de se confronter à ces expériences psychiques (qui n’ont jamais pu devenir complètement psychiques) et qu’ils sont restés ancrés de force dans une attitude qui en anticipait la traduction dans ce qui était déjà connu en clinique psychanalytique : dialectique sadomasochiste, intrication-désintrication pulsionnelle, fantaisies homicides vues à la lumière des dynamiques œdipiennes et préœdipiennes, mise en valeur d’après-coups transformatifs, confiance dans l’existence de mots doués de sens (à découvrir, à deviner), confiance bien sûr dans la parole interprétative de l’analyste. Toutefois, une recherche clinique importante a été développée à partir de ces expériences (encore impossible à présenter synthétiquement), dans le travail même conduisant à une attitude différente dans l’écoute des patients. Une fois encore, la psychanalyse a écouté ce qui était « indicible » en tant que c’était « inaudible » de la part de ceux qui, n’ayant pas été directement touchés par les effets de ces traumas, n’étaient pas en mesure d’attribuer une existence psychique à ce qui, pour le patient, ne pouvait pas en avoir. La clinique psychanalytique de la psychose et celle issue de la rencontre avec les survivants des grands traumas historiques, se sont ainsi rencontrées.

   Sans aucun doute, les survivants ou leurs héritiers qui ont commencé une thérapie analytique ne représentent qu’un nombre assez réduit parmi les rescapés et ce n’est pas sur cette base qu’on peut évaluer la contribution de la pensée analytique vis-à-vis des traumas collectifs. À mon avis, les contributions les plus riches sont le résultat de la rencontre entre l’expérience clinique et la réflexion au-delà de la clinique. Dans ce travail, fruit d’une confrontation avec des chercheurs issus de différents domaines, j’ai cherché à retracer quelques-unes des questions concernant la psychanalyse et sa possible contribution à la compréhension des traumas collectifs. Des difficultés importantes sont liées à l’usage des outils psychanalytiques hors du champ clinique. Il me semble que la voie tracée par d’autres psychanalystes m’a permis de m’aventurer dans de tels territoires de l’expérience humaine, en tant que psychanalyste, lectrice, héritière des traumas historiques qui a marqué l’espèce humaine.

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1

Année de publication de son dernier livre, I sommersi e i salvati (Les Naufragés et les rescapés [trad. française A. Maugé], Paris, Gallimard, 1989).

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2

Dans sa préface au livre de Janine Altounian, La Survivance. Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000, p. VII.

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3

Nathalie Zaltzman, L’Esprit du mal, Paris, Éditions de l’Olivier, 2007. Voir mon article « Nathalie Zaltzman : une pensée anarchiste à l’épreuve de l’histoire », in N. Zaltzman, J. André (dir.), Psychè anarchiste. Débattre avec Nathalie Zaltzman, Paris, PUF, 2011.

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4

Voir aussi : André Green, « Pourquoi le mal ? », La Folie privée, Paris, Gallimard, 1990, p. 369-401.

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5

Voir la contribution d’Eva Weil au présent dossier.

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6

Jean-François Chiantaretto (dir.), Témoignage et trauma. Implications psychanalytiques, Paris, Dunod, 2004 (le volume contient des contributions de Carine Trevisan, Janine Altounian, Régine Waintrater, et Philippe Réfabert).

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7

Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Fayard, 1998.

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8

Monique Schneider, La Détresse aux sources de l’éthique, Paris, Le Seuil, 2011.

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9

Dans une perspective très proche, Isabelle Ullern a traité cette même question d’un point de vue philosophique.

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10

Liliane Abensour, La Tentation psychotique, Paris, PUF, 2008, p. 54.

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11

Liliane Abensour, La Tentation psychotique, Paris, PUF, 2008, p. 79.

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12

Voir : Claude Le Guen (dir.), Dictionnaire freudien, Paris, PUF, 2008, p. 1635.

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13

Janine Altounian, Vahram Altounian, Mémoire du génocide arménien : héritage traumatique et travail analytique, Paris, PUF, 2009 (il s’agit de l’édition du journal de son père).

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14

Janine Altounian, De la cure à l’écriture. L’élaboration d’un héritage traumatique, Paris, PUF, 2012 ; La survivance. Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000 (avec une préface de Pierre Fédida et une postface de René Kaës).

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15

Cité ici d’après l’édition italienne des œuvres complètes de Freud : Operi di Sigmund Freud (OSF), vol. XI, Risultati, idee, problemi [1938], Torino, Bollati Boringhieri, 1979, p. 566 (traduction française sous la direction André Bourguignon et Pierre Cotet, avec Janine Altounian, Gunther Goran, Alain Rauzy : Œuvres complètes de Freud. Psychanalyse (OCF.P), vol. III, PUF, 1989).

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16

Janine Altounian, La Survivance, Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000. p. 23.

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17

Piera Aulagnier, « Condamné à investir », Un interprète en quête de sens, Paris, Payot, 1991.

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18

L’acte lucide d’assumer (selon certains auteurs anciens, il s’étend universellement).

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19

Jean-François Chiantaretto, Le Témoin interne. Trouver en soi la force de résister, Paris, Aubier, 2005, p. 124.

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20

Aharon Appelfeld, Sippur hayim, Jérusalem, Keter, 1999, cité ici d’après l’édition française : Histoire d’une vie [trad. fr. Valérie Zenatti], Paris, Éditions de l’Olivier, 2004.

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21

Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie [trad. fr. Valérie Zenatti], Paris, Éditions de l’Olivier, 2004, p 116.

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22

Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie [trad. fr. Valérie Zenatti], Paris, Éditions de l’Olivier, 2004, p. 7.

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23

Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie [trad. fr. Valérie Zenatti], Paris, Éditions de l’Olivier, 2004, p 112.

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24

Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie [trad. fr. Valérie Zenatti], Paris, Éditions de l’Olivier, 2004, p. 112.

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25

Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie [trad. fr. Valérie Zenatti], Paris, Éditions de l’Olivier, 2004, p. 102.

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26

Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie [trad. fr. Valérie Zenatti], Paris, Éditions de l’Olivier, 2004, p. 118.

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27

Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie [trad. fr. Valérie Zenatti], Paris, Éditions de l’Olivier, 2004, p. 116.

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28

Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie [trad. fr. Valérie Zenatti], Paris, Éditions de l’Olivier, 2004, p. 117.

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29

Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie [trad. fr. Valérie Zenatti], Paris, Éditions de l’Olivier, 2004, p. 117.

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30

Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie [trad. fr. Valérie Zenatti], Paris, Éditions de l’Olivier, 2004, p. 62.

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31

Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie [trad. fr. Valérie Zenatti], Paris, Éditions de l’Olivier, 2004, p. 10.

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32

Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie [trad. fr. Valérie Zenatti], Paris, Éditions de l’Olivier, 2004, p. 136.