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« Et toi, tu travailles pour la mina [compagnie minière] ? », m’avait demandé avec méfiance un de mes enquêtés lors de notre première rencontre1. Août 2016, cette question arrivait au début de mon séjour de terrain à Desencuentro2, une localité située à proximité de la propriété de la compagnie minière transnationale Minera Yanacocha Société de Responsabilité Limité (MYSRL)3. Dans cette propriété de plus de 5000 hectares, le projet d’extraction de cuivre et d’or Conga était censé voir le jour, un projet qui impliquait la construction de deux mines à ciel ouvert dans les hautes plaines des Andes du nord du Pérou, dans la région de Cajamarca4. Conga, cependant, a été suspendu en 2012, suite à de multiples et massives mobilisations à Cajamarca en opposition à cette exploitation minière5.
Quatre ans après cette suspension, je me suis trouvé aussitôt confronté à la méfiance à l’égard de mon identité et des intérêts sous-jacents à ma présence à Desencuentro. Ce n’était pas un épisode isolé, comme nous le verrons au cours de cet exposé. En prenant cette méfiance initiale à l’égard de mon identité comme objet d’analyse sur le terrain, j’ai entamé une réflexion qui s’intéresse aux enjeux politiques de mon lieu d’étude, en restant attentif aussi bien aux difficultés méthodologiques qu’aux défis théoriques qu’ils posent. Cet article revient sur le cheminement relationel et intellectuel parcouru au cours de cette enquête de terrain de deux mois à Desencuentro, entre août et septembre 2016, enquête réalisée dans le cadre de mon master en anthropologie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS). Ce retour se veut aussi une critique de la méthode d’enquête et d’analyse de cette recherche mastérale, à la lumière d’un deuxième séjour de terrain à Desencuentro, cette fois de cinq mois, entre août et décembre 2019, dans le cadre de ma recherche doctorale en cours.
Un retour réflexif sur le terrain peut se faire de multiples manières et sous divers registres6. J’ai choisi de le focaliser sur deux aspects de l’enquête de terrain, d’une part les stratégies méthodologiques adoptées, d’autre part les cadres théoriques privilégiés lors de la production de données. Mon propos s’articule en deux temps avec une partie pré-terrain, où je restitue la manière dont j’ai conçu mon objet initial d’étude et son impact dans le choix du terrain. Dans une deuxième partie, j’aborde les principaux défis méthodologiques relatifs au terrain (la suspicion locale d’être un espion de la compagnie minière et l’enfermement dans une « clique » locale), ainsi que les stratégies méthodologiques adoptées pour s’y confronter. L’analyse de ces stratégies aborde autant leur aspect positif, celui d’assurer une production de données conséquente avec mon objet initial d’étude, que leur aspect négatif, celui de négliger la production d’un type de données important qui aurait aidé à complexifier mon argumentation sur mon objet initial d’étude et à renfoncer la construction de ma problématique.
En ce sens, cet article s’inscrit dans le champ ample de l’« ethnographie réflexive », celle qui s’interroge sur les conditions sociales qui rendent possible l’enquête de terrain7, notamment celle des places ou des rôles assignés à l’ethnographe8. Plus particulièrement, j’incorpore l’exigence de la « vigilance ethnographique », laquelle appelle à s’interroger, dans sa dimension théorique, sur les concepts qui guident la pratique d’enquête et, dans sa dimension pratique, sur le rapport du chercheur aux enquêtés et sur les contingences rencontrées dans l’expérience de terrain, permettant de la penser dans son caractère évolutif, voire sinueux9. À ma connaissance, un tel exercice de réflexivité ethnographique n’a pas été développé dans le champ d’études en sciences sociales qui concerne l’extractivisme minier10. Ce vide académique est d’autant plus nécessaire à combler, car un terrain minier est souvent porteur d’enjeux politiques et éthiques forts qui provoquent des conflits locaux et favorisent la méfiance interpersonnelle, y compris à l’égard d’un étudiant ou chercheur étranger11. Dans ce cadre, l’ethnographe court en particulier le risque de s’enfermer dans une « clique », un groupe d’interaction avec des intérêts communs, de se voir rejeté par une diversité d’acteurs locaux et d’obtenir des discours stéréotypés de la part des enquêtés. Face à ce manque, l’objectif de cet article est double : aider à mieux saisir les conditions de production du savoir ethnographique en terrain minier d’une part (visée analytique), et aider de futurs ethnographes en contexte minier à mieux penser leur préparation d’autre part (visée pédagogique).
Ainsi, l’article présente d’abord le cadre initial de l’enquête, à savoir le projet minier en question et la localité d’étude choisie, ainsi que les principes analytiques, encore vagues, qui ont guidé ce choix de terrain d’enquête. Ensuite, il aborde les principaux défis méthodologiques rencontrés et les manières de s’y confronter, en conformité avec l’objet d’étude initial. Cette réflexion est complétée par un retour critique sur les stratégies méthodologiques adoptées sur le terrain.
Choisir son terrain
Le projet minier Conga et la compagnie minière MYSRL à Cajamarca
Le territoire où allait s’effectuer le projet Conga se situe à seulement 73 kilomètres au nord-est de la ville de Cajamarca, capitale de la région du même nom. Dès les années 1990, la compagnie minière péruvienne Compañía de Exploraciones, Desarrollo e Inversiones Mineras avait dirigé les premières explorations minières sur ce territoire aussi bien que les premiers achats de terres. C’est ainsi que le projet Conga prit naissance. Un changement important survint lorsque MYSRL (Compagnie Minera Yanacocha S.R.L.) devint en 2001 la responsable du développement de ce projet minier. Depuis 2004 surtout, cette compagnie transnationale a intensifié les activités d’exploration minière et a développé deux politiques économiques importantes à l’égard de la population locale. D’une part, MYSRL a initié une politique d’embauche de main-d’œuvre locale qui a privilégié les habitants des hameaux les plus proches du projet minier. D’autre part, elle a mis en pratique une politique de contrats de services destinés aux entreprises locales, créées par des habitants des localités à proximité du projet, principalement par ceux qui ont vendu des terres à MYSRL. Ces deux politiques menées par la compagnie, outre ses pratiques de donations et de programmes de développement, ont aidé à la continuité de ses achats de terres et de ses explorations plus systématiques tout au long des années 200012.
En juillet 2011, la compagnie états-unienne Newmont, principale actionnaire de MYSRL, a fait publiquement annoncer par son conseil d’administration son accord pour exploiter Conga. Selon l’étude d’impact environnemental, la durée de vie prévue du projet était de 19 ans et était censée commencer sa production de cuivre et d’or en 2014. Cependant, suite à l’annonce de Newmont, diverses organisations et réseaux d’activistes urbains et ruraux se sont imposés comme principaux moteurs du mouvement contre Conga à Cajamarca. Ce mouvement a imposé la suspension de ce projet en 201213. Ce n’était pas le premier échec de MYSRL à Cajamarca. Déjà en 2004, MYSRL avait dû annuler l’exploitation de son projet minier Quilish, suite à des fortes mobilisations locales à Cajamarca14. L’histoire de MYSRL à Cajamarca remonte au début des années 1990, notamment avec la mise en exploitation en 1993 de son projet de mine d’or à Yanacocha, situé à seulement 35 kilomètres de la ville Cajamarca. Le site de Yanacocha a généré l’exploitation de diverses mines à ciel ouvert, devenant ainsi la mine d’or la plus grande au monde utilisant une technologie de lixiviation de cyanure15. Le succès économique de cette opération minière a été néanmoins accompagné de multiples conflits avec les populations locales vivant à proximité. Ces conflits concernaient le prix de vente des terres, la pollution et la ponction des ressources en eau, voire l’impact sur la santé humaine d’un déversement de mercure dû à la négligence dans deux localités rurales de Cajamarca16.
Dans le cas de Conga cependant, un point s’est révélé particulièrement inquiétant pour la population locale. En effet, la mise en service de Conga impliquait l’asséchement de quatre lacs de haute montagne qui alimentaient des rivières sur plusieurs bassins des versants. Même si la compagnie affirmait qu’elle remplacerait ces lacs par des réservoirs afin d’assurer une plus grande quantité d’eau aux populations locales, l’inquiétude pour la réduction et la pollution de l’eau que l’exploitation minière pouvait produire est resté un des motifs de mobilisation les plus importants contre Conga17. Ce point critique de l’exploitation de Conga s’insère dans une histoire plus longue et conflictuelle de MYSRL à Cajamarca. Dans ce cadre, nous pouvons mieux comprendre l’ampleur des mobilisations locales contre son projet Conga.
Vue partielle du projet Conga (Pérou), localisation des lacs et réservoirs en dispute.
Source : Vincent Bos et Kyra Grieco. « L’eau : ressource naturelle, ressource politique ? Reconstruction de la ressource hydrique en contexte d’opposition au secteur minier dans le nord du Pérou », Caravelle. Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, vol. 111, 2018, p. 59-78.
S’intéresser au sujet minier et s’approcher d’un terrain original
Alors que je travaillais comme jeune chercheur pour un centre de recherche à Lima18, j’ai suivi de près le débat national, entre 2011 et 2012, sur la désirabilité ou non de l’exploitation de Conga. Il était divisé, grosso modo, en deux pôles discursifs. En faveur du projet se mobilisaient davantage d’arguments insistant sur son effet positif dans le développement économique autant du pays que des populations locales. En opposition à Conga, les arguments environnementaux étaient surtout utilisés, dénonçant en particulier le risque d’affectation, par l’exploitation minière, des sources locales d’eau, en qualité et en quantité19.
À partir de 2012, j’ai cherché à m’éloigner du débat national pour m’approcher de ce que pensaient les riverains les plus proches au projet Conga. Je voulais connaître leurs débats. Conga était situé au-dessus de 3700 mètres d’altitude et au carrefour du territoire de trois districts : Sorochuco et Huasmín, appartenant à la province de Celendin, et La Encañada, appartenant à la province de Cajamarca. Je devais me rendre sur les lieux. En avril 2015, avant de partir en France pour commencer mes études de master en anthropologie à l’EHESS, j’ai visité le bourg du district de Sorochuco, situé à environ 2 600 mètres d’altitude. C’est par un réseau de relations que j’ai pu insérer cette localité : le parent d’une amie m’avait mis en contact avec une personne qui m’a elle-même présenté son frère, Gerardo, lequel vivait dans ce bourg.
Pendant trois jours, j’ai rencontré quelques habitants du bourg de Sorochuco, notamment des connaissances et des parents de Gerardo, un homme d’une quarantaine d’années, fervent opposant à Conga. Une partie des proches de Gerardo manifestait leur colère envers les paysans les plus proches de Conga, affirmant qu’il s’agissait de personnes ambitieuses, intéressées seulement par l’argent. De plus, ces mêmes enquêtés considéraient que, par contraste avec eux, les paysans de la partie haute de ce territoire andin, nommé localement jalca, étaient des personnes socialement marginales, moins éduqués ou civilisés, et historiquement plus pauvres20. Pour mes enquêtés, l’arrivée de Conga aurait produit une inversion insolite : des paysans de la jalca, terres situés au-dessus de 3500 mètres où sévit un climat froid, devenaient plus riches que des riverains de la zone quechua, terres situées entre 2300 et 3500 mètres au climat plus chaud21.
Lorsque je suis revenu en août 2016 au bourg de Sorochuco, j’ai demandé à Gerardo de me faire connaître un des hameaux de la jalca, à proximité de Conga. Je voulais comprendre comment vivent et comment pensent des personnes qui ont vécu de manière plus directe la présence extractive. Nous sommes partis et arrivés à Desencuentro où Gerardo avait une connaissance qui pouvait m’héberger. Je suis resté dans ce hameau pendant deux mois. Je me suis ainsi éloigné du mépris que portaient les gens de la zone quechua aux paysans de la jalca, en écartant cet objet initial de mon étude. Ce choix émanait d’une première réflexion scientifique. Mes lectures, effectuées entre 2015 et 2016, de la littérature sur l’enjeu minier dans d’autres aires géographiques, confirmaient que très peu d’enquêtes avaient abordé la divergence d’avis locaux à propos d’un projet minier22. Ce point aveugle pouvait conférer une sorte d’originalité à mon enquête. Pour cela, il fallait bien choisir mon terrain. En ce sens, m’approcher d’une localité proche de Conga pouvait me permettre de rencontrer des paysans portant un avis favorable sur le projet minier. C’était bien le cas.
Confirmer le choix du terrain et l’objet initial d’étude
Situé à environ 3500 mètres d’altitude, Desencuentro est un hameau composé d’un peu moins de soixante familles nucléaires. La principale activité est l’élevage de vaches pour la vente du lait, complémentée par l’activité agricole qui assure avant tout les produits consommés au fil de l’année, notamment la pomme de terre et autres tubercules. Par sa proximité à la propriété de MYSRL de plus de 5000 hectares, Desencuentro faisait partie des localités rurales où la compagnie minière maintenait une présence active en 2016. Cette présence se traduisait par des pratiques de dons (dans des occasions festives, notamment des anniversaires du hameau ou d’un centre éducatif) et des postes de travail, répartis par alternance. Desencuentro recevait seulement un poste de travail tous les trois mois. C’est dans ce contexte de faible présence extractive que j’ai débuté mon enquête.
Traire des vaches, une activité journalière à Desecuentro.
Lors de mes premières semaines d’enquête à Desencuentro, j’ai découvert que les avis des habitants à propos de Conga étaient assez divisés. Quelques paysans soutenaient clairement l’exploitation minière de Conga et attendaient avec espoir sa possible remise en service dans les années à venir. D’autres s’y opposaient énergiquement, en insistant sur le fait que, si MYSRL voulait reprendre Conga, ils seraient prêts à protester de nouveau, quitte à défendre leur environnement au péril de leur vie23. En outre, les justifications invoquées par les uns et les autres étaient bien plus complexes que les discours que j’avais entendus dans les médias de masse ou dans ce que les articles académiques, centrés sur les discours des leaders ou activistes, énonçaient à propos de Conga24.
Reinaldo, par exemple, un paysan d’une soixantaine d’années, affirmait que l’exploitation minière devait avoir lieu, non seulement à cause de ses retombées économiques positives, mais aussi parce que la Bible avait annoncé que les montagnes donneraient leurs richesses, en signe d’imminence du second avènement de Jésus-Christ. À Desencuentro, une bonne partie de mes enquêtés étaient membres de l’église adventiste du septième jour25. Ce courant chrétien se fonde sur une lecture prophétique et stricte de la Bible, insistant sur les signes qui annoncent le second avènement de Jésus-Christ, entendu comme un événement où les humains seront jugés selon la cohérence de leurs actions avec les commandements et leçons bibliques. Basilio, un autre paysan de la même génération que Reinaldo, lui aussi membre de l’église adventiste, m’affirmait d’ailleurs que la compagnie minière pouvait mobiliser le pouvoir de la science pour éviter de polluer l’eau lors de l’exploitation de Conga. Appuyés sur la croyance dans le pouvoir prophétique de la Bible et dans le pouvoir technique de la science, mes enquêtés atténuaient l’inquiétude à propos des impacts environnementaux que l’extraction minière à ciel ouvert pouvait produire. D’autres enquêtés, jeunes ou âgés, qui n’étaient pas forcément adventistes, pouvaient mobiliser des arguments similaires pour afficher leur positionnement en faveur de Conga.
Au pôle opposé, Pedro, un paysan d’une quarantaine d’années, mettait l’accent sur l’injustice sociale produite par les politiques de la compagnie minière pour expliquer son opposition à l’exploitation de Conga. Selon Pedro, MYSRL avait réservé en priorité l’aide économique, surtout en octroyant des postes de travail, aux personnes déjà favorisées par le fait d’avoir vendu leurs terres à la compagnie. De plus, les autorités locales auraient obtenu quelques postes de travail privilégiés, par leur durée plus longue et leur rémunération plus importantes, en comparaison à d’autres postes communs octroyés aux riverains. MYSRL a enrichi les plus riches et laisse de côté les plus pauvres, m’expliquait Pedro. Il insistait aussi sur la corruption éthique des autorités déjà en place à l’époque où Conga était encore actif, soulignant ainsi non seulement l’inégalité économique mais aussi des conséquences éthiques qui auraient provoqué davantage de ressentiments entre voisins. D’autres enquêtés, âgés ou jeunes, catholiques ou adventistes, tenaient des discours similaires et manifestaient leur inquiétude à propos de l’impact sur l’eau, en quantité et en qualité, que l’exploitation de Conga pouvait produire.
Si dans la phase de pré-terrain, je cherchais à m’éloigner des débats nationaux pour m’approcher des discussions paysannes, le début de mon enquête à Desencuentro me confirmait que j’avais choisi un terrain d’étude largement cohérent avec mon objet initial d’étude, la divergence d’avis à propos d’un projet minier.
La découverte de ces divers points de vue, cependant, n’a pas été exempte de difficultés. Du fait des conditions politiques propres à mon lieu d’étude et de mon intérêt à étudier la divergence d’avis, j’ai dû relever deux principaux défis méthodologiques : d’un côté, le danger d’endosser une identité problématique, comme celle d’espion de la compagnie minière et, de l’autre, le risque de l’« encliquage », situation où l’ethnographe s’enferme dans une clique ou faction présentes dans la localité26. Ces « mines » méthodologiques produisent un certain inconfort dans la pratique ethnographique27. Je les analyse en particulier comme des dangers à l’égard de la qualité de l’enquête, dans la mesure où elles peuvent produire un effet d’appauvrissement de la production de données, limitant l’accès de l’ethnographe à certaines informations, paroles et scènes, surtout si ces données sont pertinentes pour son objet d’étude. Quelles ont été alors les stratégies méthodologiques adoptées pour affronter ces mines et quels ont été leurs résultats positifs et négatifs sur le développement de mon enquête ?
Affronter les « mines » méthodologiques
Reconnaître les identités ethnographiques dangereuses
C’est lors de ma première semaine de terrain que j’ai reçu le premier avertissement cité au début de cet article. « Et toi, tu travailles pour la mina [compagnie minière] ? », m’avait demandé avec méfiance Álvaro, un paysan d’une cinquantaine d’années, quand je suis arrivé à la maison de Basilio où se trouvait un groupe de paysans en train de bâtir une maison de tapial28. J’avais rencontré Basilio le jour d’avant. Nous avions parlé aisément, autant de son histoire de vie que de la question minière. Et là, face à un groupe de six paysans, Álvaro a encore jeté le soupçon sur mon identité, avec une tonalité burlesque : « J’ai entendu dire qu’un chercheur est venu de la part de Kuczynski [à l’époque, président de la République du Pérou] pour savoir qui est en faveur et qui est en défaveur de la mina [projet minier]29 ».
L’identité d’espion m’était publiquement assignée. J’ai alors essayé de montrer que j’étais simplement un jeune Péruvien en train de préparer son mémoire afin d’obtenir un diplôme. Ma carrière ? L’anthropologie, c’est-à-dire l’étude de la façon dont les gens vivent, pensent et s’organisent, ai-je répliqué un peu nerveusement. Le reste de la journée s’est passé de manière amicale. J’avais fait de mon mieux pour accompagner mes enquêtés dans leurs efforts physiques pour construire la maison de tapial. Selon leurs propos, mon effort physique fut apprécié, venant de quelqu’un originaire de la ville. Vers la fin de la journée, seul dans ma chambre, j’ai repensé à cet épisode. Non seulement je pouvais être vu comme un espion mais mon objet initial d’enquête apparaissait aussi problématique. Comment étudier la divergence d’avis locaux sans, en même temps, jeter le doute sur mon identité ?
Quelques jours plus tard, j’ai fait par hasard la rencontre de Mariela, une femme d’une soixantaine d’années qui m’a accueillie amicalement dans sa maison. Là, j’ai pu converser avec elle durant une heure sur l’histoire de sa vie. Elle m’a précisé aussi sa position contre le projet Conga et exprimé des critiques amères contre ceux qui le soutiennent. Deux jours plus tard, je lui ai rendu visite, mais cette fois j’ai retrouvé Mariela avec un de ses fils cadets d’environ 20 ans, Lucas. Lorsque sa mère s’est absentée quelques minutes, Lucas m’a avoué être en faveur de l’exploitation de Conga, à cause du travail et du développement économique que le projet pouvait susciter dans la zone. Pour lui, la compagnie minière pouvait éviter la pollution de l’eau grâce à sa capacité technique. J’ai vu comment à Yanacocha (projet en exploitation de MYSRL) la compagnie traite les eaux et là, il n’y a pas de pollution, me dit Lucas, l’air convaincu. Suite à notre conversation, j’en profite pour aller aux toilettes, le seul endroit où je peux prendre en notes discrètement ce que j’ai écouté et observé. Dans les maisons rurales de Desencuentro, les toilettes sont, en réalité, des latrines situées à l’extérieure de la maison, à quelques mètres de distance. Tout en prenant des notes, j’ai écouté imparfaitement le discours suivant : « Écoute bien, ces gens-là viennent t’évaluer psychologiquement, ce sont des professionnels, ils veulent savoir ce que tu penses. » Cette phrase s’insérait dans un échange plus long que je n’ai pas pu distinguer entièrement, à cause de ma position relativement éloignée. Revenant à la maison de Mariela, j’ai appris que le frère aîné de Lucas était passé à ce moment-là. À nouveau, j’étais assigné au rôle d’espion.
Paysage de la jalca depuis les abords d’une maison rurale.
Le problème de cette identité assignée n’est pas seulement d’ordre subjectif, il se présente surtout comme une « mine » méthodologique à prendre comme objet d’analyse. Les identités que l’on endosse sur ces terrains sont fondamentales pour comprendre comment nos enquêtés répondent à notre présence. Elles affectent le déroulement de l’enquête et l’ancrage du chercheur sur le terrain. On peut parler des « identités ethnographiques dangereuses » lors qu’elles provoquent – en affectant la qualité des liens intersubjectifs tissés sur le terrain –, un effet d’appauvrissement dans la production de données, en particulier le type de données pertinentes pour l’objet d’étude du chercheur30. L’identité ethnographique d’espion, par exemple, peut aboutir à ce que certains enquêtés fuient l’ethnographe, évitant, poliment ou non, d’échanger avec lui. Dans d’autres cas, cette identité dangereuse peut provoquer que certains enquêtés aient du mal à parler avec lui, notamment sur le sujet qui intéresse davantage l’ethnographe. Ou pire, cette identité peut produire que de multiples enquêtés mettent en question la présence de l’ethnographe, qui peut voir se terminer abruptement son séjour de terrain.
C’est pourquoi il est important de s’arrêter sur l’assignation à l’identité d’espion évoquée plus haut. Pour mieux les comprendre, il faut restituer la manière dont je me suis installé et présenté à Desencuentro. Quand je suis arrivé pour la première fois à Desencuentro, c’est Gerardo qui m’a présenté Pedro, celui qui m’a hébergé chez lui tout au long de mon séjour, devenant aussi un de mes interlocuteurs principaux. Par la suite, Pedro m’a présenté ses parents et quelques unes de ses connaissances pour que je puissse commencer mon enquête, à savoir mener des entretiens sur l’histoire de vie de mes enquêtés. Ce choix méthodologique me semblait utile à triple titre, pour produire une bonne quantité de données individualisées, pour explorer l’histoire sociale du hameau (y compris lors de la présence extractive) et pour aborder de manière moins invasive et directe les avis de mes enquêtés à propos de Conga.
Je ne me suis pas alors présenté publiquement, comme c’est souvent nécessaire dans des localités pourvues d’une organisation collective plus solide où la présence d’un étranger doit passer par une approbation communale, surtout s’il envisage de réaliser une recherche31. À Desencuentro, en effet, rares ont été les occasions de réunions collectives tout au long de mes séjours en 2016 et 2019 (au total sept mois). De plus, la principale autorité du hameau, appelé Teniente Gobernador, n’était pas présente tout au long de mon séjour en 2016. Pedro était alors le garant de ma présence aux yeux de ses voisins. A cause de cette situation, Pedro m’a fait rencontrer ses proches et je devais me présenter systématiquement par ce récit élémentaire : je devais mener une étude afin d’obtenir mon diplôme d’anthropologue et voulais connaître autant l’histoire de Desencuentro que l’histoire de ses habitants.
J’ai effectué la même chose avec d’autres personnes que j’arrivais à croiser par hasard ou dans des endroits publics, comme au centre du hameau où quelques paysans jouaient souvent soit au football soit aux cartes. Cependant, quelques enquêtés m’évitaient de manière systématique, même si nos échanges pouvaient être amicaux, surtout lors de matchs de football auxquels je participais. Au risque d’être perçu comme un espion, risque sur lequel j’étais déjà prévenu, il a fallu que je prenne en compte le danger de l’encliquage, celui de se voir enfermé dans une « clique ». L’immersion dans une « clique initiale » autour des proches de la famille d’accueil de l’ethnographe est souvent nécessaire. Or, se libérer de cet encliquage initial est encore plus nécessaire lorsqu’on examine des situations de conflit et de divergence d’avis32. Il a fallu que je mette en pratique une série de stratégies méthodologiques pour changer la situation d’être pris dans la clique des proches de Pedro.
Dépasser l’identité d’espion et sortir de l’encliquage
Pour sortir de l’encliquage ou échapper à l’étiquette d’espion, il ne suffit pas que l’ethnographe prolonge sa présence pendant des semaines, voire des mois. Il ne suffit pas non plus d’être aimable avec les enquêtés. À Desencuentro, un travail plus méticuleux s’est révélé nécessaire, un travail qui a articulé des pratiques de don et de contre-don ainsi qu’une lecture stratégique des clivages locaux afin de se libérer de l’encliquage et d’une présentation morale de soi33.
Commençons par la lecture stratégique de clivages. À Desencuentro, le clivage social le plus visible est d’ordre religieux. De nombreuses familles assistent au culte du samedi, chaque semaine à l’église adventiste, alors que d’autres profitent de ce jour pour se reposer ou travailler, manifestant ainsi leur indifférence à ce culte adventiste. Ces dernières familles s’identifient comme catholiques, mais ne suivent pas de pratique religieuse systématique : il n’y a pas de messe catholique ni d’activités catholiques régulières. La famille de Pedro appartient justement à ce dernier type, en opposition aux familles adventistes. Lors de ma quatrième semaine de terrain, j’ai compris qu’une bonne partie des leaders adventistes avaient des positions favorables à l’exploitation de Conga. J’ai senti que je devais faire un pas de plus pour sortir du cercle des familles catholiques auxquelles Pedro me présentait davantage qu’aux autres.
J’ai alors décidé d’assister à tous les cultes adventistes. La première fois, j’étais bien accueilli. J’étais déjà connu par ma participation enthousiasme aux matchs de football dans le centre du hameau, activité récréative qui m’avait permis d’obtenir une certaine proximité avec quelques leaders adventistes moins âgés, d’environ quarante ans. Un d’eux s’appelait Toribio. C’est lui qui a salué avec bienveillance ma présence lors de son intervention au sein du culte adventiste. Il a souligné qu’à travers ma gentillesse, je gagnais la confiance d’autres. Par ces mots, Toribio est devenu mon principal garant, la meilleure porte d’entrée dans le monde adventiste. Mais cela n’était ni fortuit ni réduit à ma participation aux matchs de football. Depuis une dizaine de jours, j’avais dédié quelques soirées à aider certains adolescents dans leurs devoirs scolaires, y compris le fils aîné de Toribio. C’est par cette aide scolaire, très valorisée par Toribio, que j’ai pu recevoir une sorte de contre-don, celui de m’ouvrir les portes du monde adventiste.
Cette aide scolaire, à laquelle s’ajoutaient une participation aux travaux agricoles (bien que très modeste à cause de mes capacités physiques limitées), a facilité mon immersion dans le monde adventiste. J’ai pu contacter et interviewer des leaders adventistes, y compris ceux qui avaient maintenu une évidente et systématique distance à mon égard. C’était le cas de Guillermo, paysan d’une soixantaine d’années. Quand j’ai rendu visite à Guillermo et à son épouse Carla, j’ai appris qu’ils pensaient tous deux que j’étais un proche du curé catholique qui résidait dans le bourg de Sorochuco. Et cela, parce que Pedro, un catholique du hameau, m’hébergeait. Carla me raconta qu’elle avait aussi entendu dire que j’étais journaliste. Aborder ce sujet était, je crois, une façon décisive de leur montrer que ces étiquettes étaient éloignées de la vérité et de leur assurer que j’étais bien un étudiant péruvien qui s’intéressait à leurs vies et à leurs histoires. Par la suite, j’ai pu mener aisément un entretien non enregistré avec Guillermo sur son histoire personnelle. Cependant, lorsque j’ai commencé à évoquer le sujet minier, en particulier l’asséchement des lacs, j’avais vu que Carla lui faisait signe de se taire. Guillermo ne suivit pas ce conseil et continua de me parler. Je voudrais que Conga se réalise, me disait-il, mais c’est vrai que si le lac est asséché, je ne serais pas d’accord. Il finit par me dire qu’il avait même interpellé les employés de MYSRL sur ce sujet épineux, mais que ces derniers lui avaient répondu : « T’inquiète pas pour cela, Guillermo, toi, tu vas sûrement avoir du boulot. » Ainsi, malgré son soutien à Conga, Guillermo partageait, non seulement son inquiétude pour l’impact sur les lacs, mais aussi sa critique éthique vis-à-vis de quelques employés de MYSRL qui l’invitaient de ne pas poser plus de questions sur cet asséchement.
Nos échanges ont continué, mais la réaction de Carla m’a rappelé que l’étiquette d’espion de la compagnie était prête à ressurgir à tout moment, au moindre geste imprudent de ma part. Heureusement pour moi, une autre identité d’emprunt est entrée en jeu, celui de l’étranger que l’adventiste appelle à aider et à convertir. Vers la fin de notre conversation, ce couple a insisté sur l’importance d’être adventiste, en m’invitant à prier avec eux pour mon bonheur, même si je leur avais précisé que je ne cherchais pas à devenir adventiste. Nous avons prié, enfin, pour que je puisse finir avec succès mon mémoire de master. Mes liens avec les leaders adventistes m’ont permis alors d’accéder à une série de récits favorables à l’exploitation minière, des récits que j’avais difficilement détectés parmi les proches de Pedro.
Ainsi, les efforts accomplis en vue d’échapper à cette identité d’espion et de sortir de l’encliquage m’ont mené à des stratégies d’enquête plus ou moins conscientes. D’abord, j’ai privilégié les entretiens non enregistrés, sauf avec quelques interlocuteurs principaux, tout en utilisant une approche qualitative fondée sur la production des histoires de vie. Ceci a permis d’aborder le sujet minier de manière moins directe et moins intrusive, en posant des questions surtout lorsque mes enquêtés évoquaient la présence de la compagnie minière dans leur vie (le plus souvent par le fait d’avoir travaillé pour cette compagnie). Cet important « micro-réglage » de la production de données répondait au risque d’être perçu comme un espion de la compagnie minière34. Ensuite, mettre en pratique une série de dons et de contre-dons (notamment avec l’aide scolaire) m’a permis de m’approcher d’autres familles hors du cercle réduit des proches de Pedro. Par ce biais, je pouvais être perçu comme un jeune étudiant solidaire. J’avais mis en place des « tactiques relationnelles » qui changeaient mon image morale à l’égard des enquêtés plus distants35. Enfin, j’ai dû analyser les clivages locaux afin d’identifier ceux sur lesquels je pouvais m’appuyer pour m’approcher davantage des personnes qui m’évitaient et dont le point de vue était très important à l’égard de mon objet initial d’étude (la divergence d’avis). On peut parler ici d’insertions stratégiques de l’ethnographe dans d’autres activités sociales locales afin d’accéder à d’autres cliques ou sous-groupes. Toutes ces stratégies méthodologiques n’ont pas été planifiées à l’avance afin d’obtenir un résultat clair. Il s’agissait d’un ensemble d’activités que j’accomplissais par plaisir ou dans le but d’entrer davantage en contact avec des personnes qui acceptaient ma présence à Desencuentro. Il s’agissait aussi d’une prise de conscience grandissante quant à l’importance d’accéder à d’autres points de vue, surtout ceux qui étaient favorables à l’exploitation minière.
L’aspect positif des ces stratégies méthodologiques – qu’elles renvoient à des micro-réglages, des tactiques relationnelles ou à des insertions dans des activités sociales – s’accompagne d’un aspect négatif qu’il faut prendre en compte, celui des limites que ces stratégies impliquent autant dans la production de données que dans l’angle d’analyse. Passons maintenant à ce retour critique.
Retour critique sur la méthode d’enquête
À l’issu du terrain, j’ai décidé d’organiser l’écriture de mon mémoire de master en trois parties36. La première traite de l’histoire sociale de Desencuentro, abordant principalement son aspect foncier, l’apparition de la religion adventiste et l’arrivée du projet minier Conga. La deuxième aborde la composition sociale de Desencuentro et se focalise, par la suite, sur les histoires de vie de huit paysans. La dernière partie analyse les discours de justification de mes enquêtés principaux à propos de Conga, étudiant la complexité de ces discours et essayant de rendre compréhensible les divergences d’avis à partir des différents projets de vie évoqués par chaque paysan. Ce faisant, j’ai cherché à développer une anthropologie de la justification en contexte minier.
Cependant, qu’avais-je raté ? Si je voulais comprendre leurs divergences d’avis, il fallait les explorer bien au-delà des discours de justification. L’observation des pratiques, les conversations sur la vie sociale et politique rurale, ainsi que les récits du passé extractif faisaient partie de mon corpus de données, mais de manière secondaire. À la lumière de mon expérience de terrain de cinq mois en 2019 à Desencuentro, je reviens sur l’un des principaux points aveugles de mon mémoire37 portant sur la politique sociale de MYSRL à l’égard de Desencuentro lorsque Conga était encore un projet actif (2001-2012, donc pas encore suspendu). Par l’attention portée à cette dimension politique, ma démarche ethnographique et l’interprétation de ses résultats peuvent gagner en intelligibilité.
Donations faites par la compagnie minière MYSRL aux localités à proximité de Conga.
En 2019, divers enquêtés m’ont affirmé que d’autres personnes avant moi avaient déjà visité, bien que rapidement, Desencuentro pour savoir ce que ses habitants pensaient à propos de Conga. En effet, dans les années 2000, MYSRL avait commandé une série d’études à diverses institutions et consultants privés sur la faisabilité sociale du projet. Ces études impliquaient l’application des questionnaires et d’entretiens, orientés vers les autorités locales sur l’opinion de Conga. À ces pratiques de renseignement entrepreneurial sur les avis locaux, s’ajoutaient d’autres pratiques, à caractère punitif, de la part de quelques employés de MYSRL. Un exemple est particulièrement important. Divers enquêtés m’ont affirmé que Homero, habitant de Desencuentro d’une quarantaine d’années, avait été écarté de son poste de travail à MYSRL à cause de son activité politique. La photographie de Homero dans le meeting d’un candidat politique connu pour son opposition à Conga serait arrivée, par le biais d’un voisin, aux mains du responsable de relations communautaires de MYSRL. Celui-ci aurait alors renvoyé Homero de son poste de travail. Un récit similaire m’a été raconté dans une autre localité à proximité de Desencuentro, indiquant que l’employé de relations communautaires de MYSRL cherchait à savoir qui avait soutenu le candidat politique opposé à Conga pour les écarter des possibilités de travail au sein de la compagnie. Au-delà de la véracité et de l’exactitude de ces récits, j’obtenais des pistes d’explication sur les raisons de la défiance vis à vis de potentiels espions, surtout concernant les personnes proches de la compagnie minière ou ayant obtenu un travail grâce à la présence minière. Quand Álvaro, par exemple, a suggéré que j’étais un espion, il n’a pas tardé à me dire qu’il soutenait l’exploitation de Conga. Aucun paysan n’avait essayé de dire le contraire, ce jour-là.
Ces pratiques de renseignement et de punition entrepreneuriales s’inscrivaient dans une politique plus générale de MYSRL, si l’on s’en tient aux paroles de mes diverses enquêtés, qu’ils soient pour ou contre Conga. Quelques employés de MYSRL auraient développé des pratiques afin de s’assurer des allégeances locales, donnant des bénéfices aux autorités et riverains qui soutenaient le projet Conga et les activités de MYSRL, tout en marginalisant ou excluant les personnes qui se montraient critiques à l’égard de Conga ou de la compagnie. Un de mes enquêtés résume ainsi cette situation : « Si tu ne montrais pas [aux employés de MYSRL] que tu les soutenais et que tu critiquais la mina [la compagnie minière], ils ne te donnaient pas de boulot38. » Malgré le fait que le projet Conga ait été suspendu en 2012 et que MYSRL offrait très peu de postes de travail localement, mes enquêtés de Desencuentro avaient de bonnes raisons de s’inquiéter de mon identité et d’éviter de partager avec moi leurs critiques à l’égard de Conga, surtout lorsqu’il s’agissait de paysans qui espéraient obtenir ou tenir un poste de travail grâce à leurs relations privilégiées avec les employés de la compagnie minière.
En centrant mon mémoire de master sur les justifications locales, j’avais négligé non seulement une production de données et d’analyse sur la politique minière à Desencuentro, mais j'étais aussi passé à côté de l’étude des effets de cette politique sur ma propre démarche ethnographique. Mon analyse négligeait que les avis locaux pouvaient être affectés par cette politique minière, produisant un discours retenu de la part d’une partie de mes enquêtés, surtout dans des entretiens réalisés au début de mon séjour. Par exemple, dans le cas d’un entretien non enregistré avec une autorité locale en août 2016, Pedro m’a suggéré que cette personne m'avait probablement manifesté son soutien à Conga, pensant que je venais de la part de la compagnie. Il ne s’agit pas d’assurer que Pedro avait raison, mais de gagner en prudence analytique et ainsi d'analyser chacun des discours des enquêtés selon le contexte et moment ethnographique, tout en tenant en compte la relation tissée avec l’enquêté et les enjeux politiques qui pouvaient affecter les échanges, notamment sur des terrains miniers affectés par des politiques minières d’allégeance. Sans gagner la confiance de Guillermo et sans écarter mon identité d’espion, il n’aurait pas partagé avec moi sa critique, bien que très modérée, de Conga et de MYSRL. Et, l’image et l’analyse que j’aurais pu présenter sur lui auraient été bien différentes.
Une dernière pratique entrepreneuriale aide à mieux saisir l’histoire de mon ethnographie en 2016. En 2019, quelques enquêtés m’ont affirmé que des cadres de la compagnie minière auraient interdit à leurs employés locaux de parler à tout étranger. C’est par exemple, la raison que m’a donnée Pedro pour m’expliquer pourquoi Máximo, travailleur de MYSRL, préférait ne pas parler avec moi, même s’il se montrait toujours poli et amical à mon égard. Cette pratique entrepreneuriale du silence vis-à-vis d’un étranger, en articulation avec les pratiques de renseignement et de punition, m’aident à mieux comprendre pourquoi quelques habitants de Desencuentro, dont Máximo et Homero, n’ont jamais accepté de réaliser un entretien avec moi.
La marginalisation de cette dimension de la politique minière, dans la production de données, était liée en partie à ma stratégie d’enquête fondée sur un principe : éviter de poser trop des questions directes sur le passé minier. Cette pudeur, qu’on pourrait qualifier de prudence excessive, m’a cependant permis de tenir sur le terrain pendant deux mois sans aucune menace d’expulsion. La tension était visible entre l’objectif de ne pas attirer les soupçons et la nécessité de me renseigner davantage sur la politique minière. J’aurai pu résoudre ce problème en explorant davantage cette dimension politique avec mes interlocuteurs principaux, avec lesquels j’ai tissé des relations de confiance. En 2016, je n’ai pas suffisamment osé.
Maintenant, en tous cas, je peux affirmer que l’attention portée à cette dimension de la politique minière a permis d’interpréter autrement ma démarche ethnographique. Elle aide à mieux saisir les types de personnes qui m’ont évité et les types de discours qui ont pu se révéler, au moins pour quelques enquêtés, difficiles à partager avec moi. En ce sens, les « mines » méthodologiques étaient plus importantes que celles que j’avais imaginé en 2016. Cette prise de conscience m’a conduit à une restitution écrite plus soucieuse de cerner le champ d’incertitudes de mon analyse de la divergence des avis, champ tributaire de ma démarche ethnographique autant que des mines méthodologiques inhérentes à mon terrain.
En même temps, l’étude de la politique minière m’aura permis d’être plus attentif aux alignements politiques entre certaines familles de Desencuentro et certains employés de MYSRL. Cet aspect s’est révélé central pour comprendre la répartition locale des avis à propos de Conga, ainsi que leurs divergences. Difficile à aborder en « terrain miné », dans le cadre d’une ethnographie de deux mois, c’est un aspect que j’aborde maintenant dans ma recherche doctorale39.
Conclusion
L’effort de réflexivité ethnographique que j’ai mobilisé ici a eu pour objectif général de montrer comment des choix méthodologiques s’emboîtent avec des orientations analytiques, depuis le choix de lieu d’étude jusqu’à l’écriture ethnographique, en passant par l’enquête de terrain.
Plus particulièrement, ce retour analytique sur la méthode d’enquête s’est centré sur l’identification et confrontation des deux « mines » méthodologiques, l’encliquage et l’identité ethnographique d’espion40. Bien que susceptibles d’être présents sur d’autres types de terrain, ces deux « mines » me semblent plus inquiétantes sur les terrains miniers. Dans la mesure où une compagnie minière a intérêt à s’assurer un certain soutien social de la part de quelques localités à proximité de son projet, l’émergence de conflits entre localités, voire en leur propre sein, est encore plus probable. Une division à géométrie variable se produit entre une population privilégiée par la politique minière de celle qui est exclue ou marginalisée41. Dans cette situation conflictuelle, le risque d’encliquage et de porter l’identité d’espion n’est pas négligeable.
En ce sens, l’effort de réflexivité que j’ai mobilisé espère contribuer à un double chantier, analytique et pédagogique42. D’une part, l’analyse du risque d’encliquage et du risque d’apparaître comme un espion permet de cerner la « résistance du terrain » minier, englobant dénis, obstructions, et silences de la part de nos enquêtés43. Et cela, dans la temporalité de l’enquête, en évaluant les effets des stratégies méthodologiques développées à diverses étapes du terrain, que celles-ci favorisent ou empêchent l’évitement des deux principales « mines » méthodologiques – l’encliquage et l’identité ethnographique d’espion. Ce double travail réflexif peut s’insérer dans une analyse plus large des supposés théoriques qui ont guidé nos stratégies méthodologiques et des effets des ces dernières, tant dans la production de données que dans l’analyse qu’elles peuvent susciter ou défavoriser. D’autre part, l’analyse de ces deux « mines » méthodologiques ouvre un espace de réflexion sur les manières utiles, ou problématiques, de s’y confronter. Cet espace ayant l’utilité pédagogique d’aider à préparer mentalement l’enquête de l’ethnographe en terrain minier, surtout s’il ou elle est un débutant.e. Il s’agit d’un appui réflexif pour l’ethnographe qui devra adopter et adapter ses propres stratégies méthodologiques selon ses capacités personnelles et en fonction de son terrain et de son objet d’étude initial.
En termes de production d’affirmations scientifiques, cet effort de réflexivité peut contribuer à la production d’analyses prudentes, attentives à ce que l’on peut affirmer et comment, selon les limites et les avantages, en termes de production de données, de notre propre démarche ethnographique. Ce point est essentiel dans le débat scientifique sur l’enjeu minier. Divers anthropologues (ex) consultants, et même travailleurs d’une compagnie minière réalisent des études sociales auprès des localités à proximité du projet minier. Depuis cette position, ils produisent des affirmations sur l’intérêt qu’ont les populations à protester contre la compagnie ou son projet minier. Dans ce cas, on peut se demander ce qu’on perd, en termes de production de données, en raison d’un manque d’analyse des effets sinon de l’identité ethnographique d’espion, au moins de celle d’allié ou employé de la compagnie minière. Porter une de ces identités ethnographiques peut produire des biais de sélection des interlocuteurs ou interlocutrices – à qui l’ethnographe parle davantage ? ; quel type de leader ou de riverain s’approche de lui et qui s’en éloigne ? –. Mais aussi des biais inhérents à ce qu’on lui dit : à un allié de la compagnie, il est plus difficile de faire part de critiques envers la compagnie ou d’aborder des sujets qui sont problématiques pour elle. Sans une analyse de cette dimension politique, les études sociales, conduites par des chercheurs proches des compagnies minières, courent le risque d’offrir une image réductrice de la population locale ou de ses intérêts44. Une réflexion similaire peut être développée du côté des chercheurs qui mènent une enquête portant davantage sur l’identité des alliés et des opposants à un projet minier45.
Pour finir, je voudrais souligner l’intérêt scientifique de l'analyse des identités ethnographiques dangereuses. Au-delà de la seule analyse de la place ou du rôle assigné à l’ethnographe sur le terrain46, la notion d’identité ethnographique permet d’explorer plus en détail la manière dont l’ethnographe peut être classé et déchiffré localement, selon ses manières de se présenter et d’agir47. Selon la façon dont les enquêtés nous jugent moralement, ils nous traitent en conséquence. Ainsi, analyser l’image morale de l’ethnographe face à ses divers enquêtés sur le terrain n’est pas une affaire d’éthique, mais de production du savoir scientifique.
Cela renvoie non seulement à des traits de personnalité, mais aussi aux attentes que les identités ethnographiques peuvent susciter chez les enquêtés, qu’il s’agisse d’une qualité d’étranger, d’intellectuel, de vecteur d’informations et de connaissances, ou tout simplement d’une femme ou d’un homme avec qui se tissent des relations simples de sympathie ou d’amitié. Il se peut aussi que la qualité de l’enquête soit affectée par des manières de faire de l’ethnographe qui peuvent éloigner les gens : attitudes non solidaires, commentaires blessants, inadaptation aux codes de courtoisie ou de discrétion, entre autres, ou volonté d’aller trop vite – en somme une « ethnographie extractiviste »48. Dans ce dernier sens, il est possible que l’analyse des identités ethnographiques puisse nous aider à mieux réfléchir sur la manière dont nous, les ethnographes, « polluons » le terrain par nos actes ou nos paroles49. Cette conscience de la perturbation et de la pollution de la présence de l’ethnographe peut contribuer non seulement à effectuer de meilleures enquêtes et analyses, mais aussi à porter une plus grande attention à la sensibilité et à la responsabilité éthique de l’ethnographe à l’égard de ses enquêtés.
Notes
1
Je remercie Gaëlle Michel pour ses commentaires sur la première version de cet article. Et plus particulièrement Bruno Hervé, avec qui j’ai partagé mes difficultés méthodologiques et éthiques sur un terrain minier. Comme résultat de ce dialogue, nous avons organisé la journée d’étude « Terrains minés. Enjeux scientifiques et éthiques du travail ethnographique en contexte extractif » qui a eu lieu le 29 novembre 2022 à Paris. C’est dans ce cadre que cet article est né.
2
Pour respecter le principe d’anonymat, le nom Desencuentro et les noms des personnes mentionnés dans cet article sont fictifs.
3
Depuis le début des années 2000 jusqu’à 2018, MYSRL a eu la composition suivante : la compagnie états-unienne Newmont Mining Corporation (avec 51,35 % d’actifs), l’entreprise péruvienne Compañía de Minas Buenaventura (avec 43,65 % d’actifs), et l’International Finance Corporation (avec le 5 % restant). En 2022 MYSRL a été totalement acquis par Newmont.
4
Informations issues du rapport officiel d’impact environnemental du projet Conga : Knight Piésold Consulting, Minera Yanacocha S.R.L. Proyecto Conga Estudio de Impacto Ambiental Informe Final, 2010.
5
Une chronologie courte des événements atour de Conga, conduisant à la suspension du projet, se trouve dans Kyra Grieco et Carmen Salazar-Soler, « Les enjeux techniques et politiques dans la gestion et le contrôle de l’eau: Le cas du projet Minas Conga au nord du Pérou », Autrepart, no. 65, 2013, p.151-168.
6
La pluralité des retours réflexifs et leur utilité scienfique est discutée par Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Le “je” méthodologique. Implication et explication dans l’enquête de terrain », Revue française de sociologie, vol. 41, n° 3, 2000 , p. 417-445.
7
Florence Weber et Alexandre Lambelet, « Introduction : ethnographie réflexive, nouveaux enjeux », ethnographiques.org, n° 11, octobre 2006. Une histoire française de cette ethnographie réflexive est traitée par Florence Weber, « De l’ethnologie de la France à l’ethnographie réflexive », Genèses, vol. 4, n° 89, p. 44-60.
8
Il y a une ample littérature sur l’ethnographie réflexive, aussi nommée anthropologie réflexive. Retenons ici seulement quelques ouvrages dédiées à cette perspective : Charlotte Aull Davies, Reflexive Ethnography: A Guide to Researching Selves and Others, Londres, Routledge, 1999 ; Ghasarian Christian (dir.), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin, 2002 ; Olivier Leservoisier (dir.), Terrains ethnographiques et hiérarchies sociales. Retour réflexif sur la situation d’enquête, Paris, Karthala, 2005 ; Didier Fassin et Alban Bensa (dir.), Les politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques, Paris, La Découverte, 2008 ; Marieke Blondet et Mickaële Lantin Mallet (dir.), Anthropologies réflexives. Modes de connaissance et formes d’expérience, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2017.
9
Joëlle Morissette, Didier Demaziére et Matthias Pepin, « Introduction. Vigilance ethnographique et réflexion méthodologique », Recherches qualitatives, vol. 33, n° 1, 2014, p. 10-11.
10
Un texte récent discute les conséquences méthodologiques et les dilemmes éthiques des positions adoptées par les chercheurs dans les terrains miniers, qu’ils soient proches d’une compagnie minière ou alliés d’une organisation critique de cette dernière. Il s’agit du chapitre écrit par Nicholas Bainton et Emilia Skrzypek, « Positionality and ethics », in Lorenzo D’Angelo et Robert Jan Pipjers (dir.), The Anthropology of Resource Extraction, New York, Routledge, 2022, p. 131-148. Pour une discussion, en terrain pétrolier, sur les difficultés méthodologiques d’enquêter au sein d’un village lors que l’ethnographe est vu initialement comme allié d’un groupe critique de l’activité pétrolière, voir Doris Buu-Sao, « Prendre le parti de l’enquête. Positionnements ethnographiques en terrain conflictuel », Genèses, n° 115, 2019, p. 123-137.
11
Sur leur terrain minier, divers chercheurs évoquent les suspicions locales à leur égard, comme possible espion ou infiltré, notamment de la compagnie minière. Pour me limiter au contexte péruvien, voir Guillermo Salas, Dinámica social y minería. Familias pastoras de puna y la presencia del proyecto Antamina, Lima, Instituto de Estudios Peruanos, 2008, p. 58-59 ; Kyra Grieco, Politiser l’altérité, reproduire l’inégalité. Genre, ethnicité et oppositions aux activités extractives dans les Andes nord-péruviennes, Paris, Thèse de doctorat, EHESS, 2018, p. 45-51 ; et Bruno Hervé, Gouverner le territoire et ses hommes en contexte minier. Anthropologie de la cohabitation entre la communauté paysanne de Fuerabamba et le projet minier Las Bambas au Pérou (2003-2015), Paris, Thèse de doctorat, EHESS, 2019, p. 43-46.
12
L’information sur l’histoire du projet Conga est issue de Knight Piésold Consulting, Minera Yanacocha S.R.L. Proyecto Conga Estudio de Impacto Ambiental Informe Final, 2010. Quant aux deux politiques économiques locales de MYSRL, je m’appuie aussi sur mes propres données ethnographiques.
13
Pour une étude centrée sur les réseaux d’activistes anti-Conga, voir notamment Kyra Grieco, Politiser l’altérité, reproduire l’inégalité. Genre, ethnicité et oppositions aux activités extractives dans les Andes nord-péruviennes, Paris, Thèse de doctorat, EHESS, 2018.
14
Sur le mouvement contre Quilish, voir particulièrement Fabiana Li, « Relating Divergent Worlds: Mines, Aquifers and Sacred Mountains in Peru », Anthropologica, vol. 55, 2013, p. 399-411.
15
Fabiana Li, Unearthing Conflict: Corporate Mining, Activism, and Expertise in Peru, Durham, Duke University Press, 2015, p. 83.
16
Sur l’histoire conflictuelle entre MYSRL et des populations rurales autour de son projet minier Yanacocha, voir principalement Marco Arana, Resolución de conflictos medioambientales en la microcuenca del río Porcón, Cajamarca 1993-2002, Lima, Mémoire de master, Pontificia Universidad Católica del Perú, 2002, et Fabiana Li, Unearthing Conflict: Corporate Mining, Activism, and Expertise in Peru, Durham, Duke University Press, 2015.
17
Vincent Bos et Kyra Grieco, « L’eau : ressource naturelle, ressource politique ? Reconstruction de la ressource hydrique en contexte d’opposition au secteur minier dans le nord du Pérou », Caravelle. Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, vol. 111, 2018, p. 59-78.
18
Il s’agit du centre Instituto de Estudios Peruanos.
19
Sur les débats politiques et techniques autour de Conga, voir surtout Kyra Grieco et Carmen Salazar-Soler, « Les enjeux techniques et politiques dans la gestion et le contrôle de l’eau: Le cas du projet Minas Conga au nord du Pérou », Autrepart, vol. 65, 2013, p. 151-168, et la conclusion intitulée Expanding Frontiers of Extraction du livre de Fabiana Li, Unearthing Conflict: Corporate Mining, Activism, and Expertise in Peru, Durham, Duke University Press, 2015.
20
La discrimination sociale, voire raciale, des résidents des zones hautes dans les Andes, nommées jalca ou puna, est un phénomène que l’on trouve dans d’autres régions du Pérou. Pour le district de Huanta (région Ayacucho), voir Rosemary Thorp et Maritza Paredes, Ethnicity and the Persistence of Inequality. The Case of Peru, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010, p. 27-29. Pour le district de San Marcos (région Ancash), voir Guillermo Salas, Dinámica social y minería. Familias pastoras de puna y la presencia del proyecto Antamina, Lima, Instituto de Estudios Peruanos, 2008, p. 56-58. Pour la région de Cuzco, voir l’étude de Marisol De la Cadena, Indigenous Mestizos: The Politics of Race and Culture in Cuzco, Peru, 1919-1991, Durham, Duke University Press, 2000.
21
Je reprends la classification altitudinale des diverses régions écologiques, y compris la jalca et la quechua, faite par le géographe Javier Pulgar Vidal pour le cas du Pérou. Une synthèse de la proposition de Pulgar Vidal se trouve dans Karl Zimmerer et Martha Bell, « An early framework of national land use and geovisualization: Policy attributes and application of Pulgar Vidal’s state-indigenous vision of Peru (1941-present) », Land Use Policy, vol. 30, n° 1, 2013, p. 305-316.
22
Pour un cas exceptionnel d’étude de la divergence locale d’opinions, mentionnons la thèse de Leah Horowitz, Stranger in One’s Own Home: A Micropolitical Ecological Analysis of the Engagements of Kanak Villagers with a Multinational Mining Project in New Caledonia, Canberra, Thèse de doctorat, Australian National University, 2003. Sur ce sujet, elle a écrit aussi des articles, notamment : Leah Horowitz, « Daily, immediate conflicts: an analysis of villagers’ arguments about a multinational nickel mining project in New Caledonia », Oceania, vol. 73, n° 1, 2002, p. 35-55 ; Leah Horowitz, « Twenty years is yesterday: science, multinational mining, and the political ecology of trust in New Caledonia », Geoforum, vol. 41, n° 4, 2010, p. 617-626; et Leah Horowitz, « Interpreting industry’s impacts: Micropolitical ecologies of divergent community responses », Development and Change, vol. 42, n° 6, 2011, p. 1379-1391.
23
Lors des protestations locales contre Conga en 2012, la répression des forces de l’ordre péruviennes ont provoqué cinq décès de manifestants.
24
Outre la thèse de Kyra Grieco, citée en amont, il y a une grande quantité de textes qui abordent le conflit de Conga en se focalisant sur le récit de manifestants et de certains activistes. Voir, parmi bien d’autres, Ana Isla, « ¡Conga no va! Los guardianes de las lagunas: defendiendo la tierra, el agua y la libertad en Cajamarca, Perú », Revista de Ciencias Sociales, vol. 155, 2017, p. 45-62 ; Adriana Paredes et Fabiana Li, « Nourishing relations: Controversy over the Conga mining project in Northern Peru », Ethnos, vol. 84, n° 2, 2017, p. 301-322 ; Emmanuelle Piccoli, « Pouvoirs locaux et richesses des territoires. Capitalisme minier et démocratie au Pérou », in Michèle Leclerc-Olive (dir.), Anthropologie des prédations foncières. Entreprises minières et pouvoirs locaux, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2017, p. 15-28 ; et Mauricio Zavaleta, « ‘¿16 céntimos a cambio de aguas ácidas?’ Respuestas políticas a la expansión minera en Cajamarca », Debates en Sociología, vol. 45, 2017, p. 59-84.
25
Une courte synthèse de la naissance de l’adventisme, parmi les multiples religions millénaristes, se trouve dans Jonathan Butler, « From Millerism to Seventh-Day Adventism: “Boundlessness to Consolidation” », Church History, vol. 55, n° 1, mars 1986, p. 50-64.
26
Jean-Pierre Olivier de Sardan, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Louvain-La-Neuve, Academia-Bruylant, 2008, p. 93-94.
27
Dionigi Albera, « Terrains minés », Ethnologie française, vol. 31, n° 1, 2001, p. 5-13.
28
Un tapial est un bloc de terre argileuse, comprimé et séché dans un moule de bois. En superposant un tapial sur l’autre, il est possible de bâtir des murs d’une maison.
29
Mes enquêtés utilisent le mot espagnol mina pour faire référence autant à la compagnie minière qu’à son projet minier Conga.
30
Je reprends la notion de « identité ethnographique dangereuse » mobilisée avec Bruno Hervé dans Martín Cavero et Bruno Hervé, « Pour une ethnographie réflexive des terrains miniers. Analyser l’assignation des identités ethnographiques », communication dans la journée d’étude Terrains minés. Enjeux scientifiques et éthiques du travail ethnographique en contexte extractif, Paris, 29 novembre 2022. D’autres auteurs ont analysé des identités périlleuses au terrain, notamment Antoinette Molinié, « Anthropologue prend garde ! Trois assignations périlleuses sur trois terrains andins », Ateliers du LESC, vol. 33, 2009.
31
En employant « étranger », je fais référence non à la nationalité étrangère, mais à la condition d’être extérieur à la communauté : ni (ex)résident ni uni aux membres de la localité par des liens de parenté.
32
Michel Naepels, « Une étrange étrangeté. Remarques sur la situation ethnographique », L’Homme, vol. 38, n° 148, 1998, p. 185-199.
33
Sur l’importance du contre-don dans l’enquête de terrain, comme pratique qui rend aux enquêtés ce qu’ils donnent à l’ethnographe (du temps, de l’information, de l’hospitalité), voir Florence Bouillon, « Pourquoi accepte-t-on d’être enquêté ? Le contre-don, au cœur de la relation ethnographique », in Florence Bouillon, Marion Fresia et Virginie Tallio (dir.), Terrains sensibles. Expériences actuelles de l’anthropologie, Paris, Centre d’Études Africaines, EHESS, 2005, p. 75-96. Sur la présentation morale de soi, la référence classique est celle de Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne 1. la présentation de soi, Paris, Les éditions de minuit, 1973.
34
Jean-Pierre Olivier de Sardan, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Louvain-La-Neuve, Academia-Bruylant, 2008, p. 205.
35
Daniel Bizeul, « Le récit des conditions d'enquête : exploiter l'information en connaissance de cause », Revue française de sociologie, vol. 39, n° 4, 1998, p. 775.
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Martín Cavero, Avis divergents des paysans péruviens face au projet minier Conga. Pour une anthropologie de la justification, Mémoire de Master, Paris, EHESS, 2018.
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L’utilité de ce type de retour ou revisite critique sur une enquête de terrain a été discuté notamment par Michael Burawoy, « Revisits: An Outline of a Theory of Reflexive Ethnography », American Sociological Review, vol. 68, 2003, p. 645-679.
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Cette dimension punitive des politiques minières est souvent peu explorée à travers des enquêtes empiriques. En revanche, nous trouvons diverses analyses qui comparent le rôle de la compagnie minière à un patron (employeur ou bienfaiteur), en raison des relations de dépendance qu’elle peut créer localement, notamment à travers l’offre d’emploi et d’aides économiques. Pour une analyse dans ce sens pour Papouasie-Nouvelle-Guinée, voir le texte de Susan Toft, « Patrons or clients? Aspects of multinational capital-landowner relations in Papua New Guinea », in Compensation for Resource Development in Papua New Guinea, Canberra, Australian National University, 1997, p. 10-22.
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Cette attention portée à la dimension politique de mon terrain de recherche a été favorisée par mes dialogues avec mon tuteur de thèse, Didier Fassin, en particulier sur ce que pourrait être une ethnographie critique. Parmi d’autres textes, ma principale source d’inspiration a été : Didier Fassin, « The endurance of critique », Anthropological Theory, vol. 17, n° 1, 2017, p. 4-29.
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D’autres angles d’analyse auraient pu être choisis, mais faute de place je ne les ai pas développés. On peut penser notamment à l’analyse du genre de l’ethnographe sur le terrain, mais aussi à celle de la gestion émotionnelle de l’ethnographe face aux propos qui lui déplaisent. Ou encore à l’étude des relations hiérarchiques entre l’ethnographe et ses enquêtés (par exemple, sur la base de l’origine ou de la classe sociale de l’ethnographe).
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Cette politique entrepreneuriale favorise l’émergence des conflits entre localités et en leur sein, comme le montrent diverses études au Pérou. Pour le projet d’exploitation de cuivre et de molybdène Las Bambas, dans la région d’Apurímac, voir Bruno Hervé, « En attendant d’être réinstallés : discours et conflit autour des enjeux du déplacement d’une communauté paysanne au Pérou », Autrepart, vol. 1, n° 64, 2013, p. 71-88. Pour le projet minier d’exploitation de cuivre Antamina, dans la région d’Ancash, voir Gerardo Damonte, The constitution of political actors: peasant communities, mining and mobilization in Bolivian and Peruvian Andes, Saarbrücken-Berlin, VDM Verlag, 2008. Pour le projet minier de cuivre Michiquillay (au stade de prospection), dans la région de Cajamarca, voir María Luisa Burneo et Anahí Chaparro, « Poder, comunidades campesinas e industria minera: el gobierno comunal y el acceso a los recursos en el caso de Michiquillay », Anthropologica, vol. 28, n° 28, 2010, p. 85-110.
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L’importance pédagogique des textes mettant en œuvre la réflexivité ethnographique a été soulignée par Samuel Lézé, « Olivier Leservoisier, ed., Terrains ethnographiques et hiérarchies sociales. Retour réflexif sur la situation d’enquête », L’Homme, vol. 183, 2007, p. 199-201.
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La notion de « résistance du terrain » est développée par Michel Anteby « Dénis, obstructions et silences. La résistance du terrain », in CollectiF. B., Parler de soi. Méthodes biographiques en sciences sociales, Paris, EHESS, 2020.
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Dans ce sens, ces enjeux méthodologiques peuvent avoir d’importantes conséquences scientifiques et politiques. Sans développer cette réflexion, Kirsch touche un de ces enjeux méthodologiques dans ses remarques à l’article de David King à propos des motifs de protestations locales face au projet minier Ok Tedi, en Papouasie Nouvelle Guinée : « I question the value of King’s observation that: “In none of these villages was any mention made of environmental issues until I prompted it.” (this volume: 103) This is hardly surprising. Why should they discuss their concerns about the environment with a visiting consultant charged with collecting data on economic and demographic indicators? », Stuart Kirsch, « Is Ok Tedi a precedent? Implications of the lawsuit », in Glenn Banks et Chris Ballard, The Ok Tedi settlement: issues, outcomes and implications, Canberra, The Australian National University, 1997, p. 140.
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Les limites, et les avantages, de se présenter comme des alliées au mouvement d’opposition à l’exploitation minière ont été explorées par mes collègues Pia Bailleul, Inés Calvo et Kyra Grieco dans le cadre de la journée d’étude « Terrain miniers. Enjeux scientifiques et éthiques du travail ethnographique en contexte extractif ».
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Sur l’étude des assignations de rôles ou d’identités à l’ethnographe par ses enquêtés, voir principalement l’introduction du dossier dirigé par Frederique Fogel et Isabelle Rivoal, « La Relation Ethnographique : du terrain au texte. Introduction », Ateliers d’anthropologie, vol. 33, 2009, p. 1-16. Pour une analyse de l’assignation à des multiples identités sur le terrain, voir principalement Fatoumata Ouattara, « Une étrange familiarité. Les exigences de l’anthropologie “chez soi” », Cahiers d’études africaines, vol. 175, 2004. Et plus récemment, Leila Drif, « Circuler entre ses assignations identitaires : Accès au terrain et dispositif relationnel d’enquête dans les milieux de l’aide internationale aux réfugiés au Liban », Cahiers de l’Urmis, vol. 19, 2021. En anglais, voir l’article de Takeyuki Tsuda, « Ethnicity and the Anthropologist: Negotiating Identities in the Field », Anthropological Quarterly, vol. 71, n° 3, 1998, p. 107-124.
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Daniel Bizeul, « Que faire des expériences d’enquête ? Apports et fragilité de l’observation directe », Revue française de science politique, vol. 57, n° 1, 2007, p. 72. Cet auteur signale combien notre apparence phénotypique, notre sexe, notre couleur ou notre gabarit physique, ainsi que nos manières permettent à nos hôtes de nous classer.
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Je reprends la notion de « extrativist ethnography » utilisée par Anders Burman, « Are anthropologists monsters? An Andean dystopian critique of extractivist ethnography and Anglophone-centric anthropology », HAU: Journal of Ethnographic Theory, vol. 8, n° 1/2, 2018, p. 48-64.
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Je reprends la métaphore de la « pollution » mobilisée par Marielle Macé pour nous rendre attentifs à la manière dont les états de la parole peuvent être pollués, ou même pourris « à force de déliaisons, de rétrécissements, d’inattention, de bâclage, de négligence, de morgue, de dédain », Marielle Macé,« Paroles et pollution », AOC media - Analyse Opinion Critique, 29 janvier 2021.