FASCISME (S) : mots, usages, analogies. Un commentaire
Palazzo degli Omenoni

Palazzo degli Omenoni, arch. Piero Portaluppi, 1928-1932

 

Je dois commencer par avertir le lecteur que les lignes ci-dessous ne proviennent pas d’un spécialiste1 – en supposant qu’il pourrait y en avoir un à ce niveau de généralité. Il convient aussi de préciser qu’elles n’ont pas pour but de débattre de ce qui est dit dans les entretiens. Au contraire, nous essaierons, à partir de ce que la lecture des entretiens suggère, d’esquisser quelques réflexions sur les présupposés de la production de différents récits sur le fascisme, sur leur place dans un horizon temporel, sur leurs conditions de possibilité au sein cet horizon, et sur le degré d’intercommunicabilité entre eux. Questions de réflexivité, pourrait-on dire, ou, dans une autre tradition historiographique, questions que tout renvoie davantage à l’histoire rerum gestarum qu’à l’histoire res gestae, selon une ancienne distinction peut-être déjà oubliée.

I

Les entretiens que le lecteur a lus, questions et réponses, se déroulent beaucoup plus sur ce deuxième plan (res, c’est-à-dire celui des choses ou des « faits ») que sur le premier. C’était le but du comité de rédaction (dont je suis membre) : consulter les spécialistes sur les propriétés de l’objet, ce qui implique qu’ils se réfèrent à un ensemble de faits servant à les justifier. Bien sûr, un tel appel aux faits est le mode d’argumentation clairement privilégié, sinon exclusif, des historiens, mais pas seulement d’eux (il y a des exemples dans ce dossier). L’intention ici n’est pas de nier la légitimité d’une tradition aussi vénérable, mais simplement d’admettre que je suis incompétent pour discuter dans ce domaine, et un peu âgé pour essayer de lire un minimum des dizaines de milliers d’ouvrages qui ont été écrits sur les fascismes.

Notons que parmi les travaux récents, sur Academia.edu seulement, il y a 80 000 articles qui contiennent le mot « fascisme », ou que le renommé historien Emilio Gentile a publié treize livres au cours des cinq dernières années – sans qu’il soit possible de soutenir, n’ayant pas lu la plupart d’entre eux, qu’il est essentiel de les lire tous. L’historien est tout de même aujourd’hui confronté à la nécessité de choisir ce qu’il doit lire.

Est-il possible de partir d’un autre lieu, de proposer des questions historiographiques et conceptuelles sur les fascismes, en admettant que cette approche soit limitée par l’impossibilité de vérifier la cohérence empirique des déclarations des auteurs ? Une histoire de l’historiographie sans historiographie, aurait dit Arnaldo Momigliano (même s’il n’a pas cessé de la pratiquer lui aussi), car le rapport entre les deux moments, celui de l’histoire et celui de l’historiographie, serait un rapport d’unité-distinction. S’interroger, par exemple, sur le point de vue de l’observateur, le moment où il construit son interprétation, le lieu, le climat des idées, le tissu des débats politiques et historiographiques, établit un degré de conditionnement sur les interprétations qui délimite, mais ne supprime pas, leur communicabilité ou leur vérifiabilité. Ces problèmes, que nous pouvons regrouper sous l’étiquette de « perspectivisme », n’intéressent pas la plupart des historiens (c’est pourquoi un débat préliminaire entre « perspectivistes » et « objectivistes » serait souhaitable), même si peu d’entre eux nieraient, sinon leur pertinence, du moins leurs implications.

Je voudrais apporter ici le témoignage d’un éminent et traditionnel historien anglais, Sir Llewellyn Woodward, non pas convaincu des bienfaits du « perspectivisme » mais plutôt préoccupé par les risques, ou plutôt par l’abîme du relativisme qui y est implicite. Dans un article intitulé « The Study of Contemporary History », ouvrant le premier numéro de The Journal of Contemporary History en 1966 – un numéro qui comprenait un dossier sur le « fascisme international » –, Woodward écrit :

« This so-called perspective really has nothing to do with the past as such, that is to said, with the past as a series of events now closed. The perspective is merely the standpoint from which the viewer and his own generation regard the past. One has only to read the historiography of any period to realize how quickly this standpoint changes, and changes not merely owing to the discovery of new evidence. Events in the past do not sort themselves out in the course of time by some automatic process; the present observer does the sorting, and contemporary reasons determine his order of arrangement. »2

Que l’on souligne le lieu d’interprétation ou l’accumulation de nouvelles preuves empiriques, on ne peut guère nier l’impact du présent, de chaque présent, sur les lectures du passé, qu’il s’agisse du climat du temps ou des orientations de l’historiographie, influencées à la fois par ses propres développements et par ses modes. Bien sûr, la considération du moment d’écriture implique aussi une réflexion sur la distance et les médiations, c’est-à-dire sur les couches de lectures successives qui se sont accumulées entre l’objet et l’observateur. Sur ces thèmes et problèmes, nous tenterons seulement de proposer quelques questions.

De même, il convient de noter que, si les lectures de tout phénomène politique changent dans le temps, tant au sens de l’angle de vision que de la hiérarchie des éléments identifiants, dans le cas du fascisme – et la question n’est pas sans pertinence – les phénomènes que l’on appelle fascistes eux-mêmes se transforment, surtout si on en fait une approximation générique et globale. En d’autres termes, à moins de partir d’une définition stricte du fascisme, comme le fait Roger Griffin, et de n’accepter de nouveaux candidats que s’ils s’y adaptent, les nouveaux candidats à admettre dans le club devraient permettre de redéfinir la catégorie, dans la mesure où on admet que l’expérience a une certaine capacité à modifier nos concepts. Si telle est la situation, en augmentant de façon permanente le nombre de cas qui sont inclus dans la dénomination « fasciste », les propriétés seraient également modifiées et toute la série serait altérée. Par conséquent, et contrairement à ce que Woodward avait postulé, ce passé, dans le cas de l’étude du fascisme, n’est pas un passé fermé dans ses composantes, il est en perpétuelle redéfinition. En ce sens, on pourrait supposer que les problèmes d’interprétation sont aggravés par les mutations temporelles, ou si l’on préfère par l’instabilité non pas d’une, mais de deux séquences : celle des lectures du fascisme, et celle du phénomène qui est défini comme fascisme, qui tend à retenir comme caractéristique immuable le simple nom.

II

Un des thèmes à l’origine de la conception du dossier était celui de la familiarité ou de la similitude d’un ensemble de mouvements et de régimes politiques actuels avec d’autres mouvements politiques de l’entre-deux-guerres, qui permettrait ou non de les englober tous sous une étiquette incluant l’expression « fascisme ». Fascisme pur et simple, ou avec des additifs : « post-fascisme », « néofascisme », « para fascisme », « pseudo-fascisme », « quasi-fasciste », voire encore « fascisme libéral » ou « fascisme communiste » et, auparavant, « fascisme socialiste », « socialisme fasciste » (et bien sûr socialfaschismus), « fascisme royal », régimes non fascistes mais « fascistoïdes » ou « fascisants », et tout ce que vous voulez inclure.

Quoique le mot soit utilisé à nouveau pour désigner des régimes ou des mouvements politiques, l’origine de la série est évidemment le fascisme italien et toutes les associations sont basées sur des approches analogiques avec ce modèle. Si ces associations sont par nature postérieures à l’apparition du phénomène italien ou plus exactement à l’apparition du terme « fascisme », ce n’est pas parce que le mot doit apparaître pour que le phénomène apparaisse. Mais dans la perspective dessinée ici, il est évident que l’utilisation de l’étiquette du fascisme ne peut être antérieure à l’apparition du terme, bien qu’après son apparition et sans entrer dans un débat sur sa pertinence, elle puisse être appliquée à tout phénomène, à tout moment et en tout lieu. Ainsi, il peut y avoir des fascismes avant le fascisme, qui sont tels parce que l’historien ou le politicien les qualifie comme tels, au-delà de l’impossibilité que les protagonistes l’aient utilisé, ce qui aurait été, comme l’aurais dit Borges, un anachronisme qui aurait été finalement découvert… En termes schématiques mais efficaces, la distinction bien connue etic-emic.

L’émergence du terme « fascisme », comme tout autre terme de ce type, demeure dans la pénombre. Ce qui peut être identifié est la plus ancienne utilisation découverte jusqu’à présent. Et certainement, il ne s’agit pas ici de faire une généalogie du terme, qui a déjà été faite à de nombreuses reprises jusqu’à établir sa filiation, à travers le mot « fascio », dans l’Antiquité romaine, en passant par la Révolution française et les mouvements politiques d’opposition, ouvriers ou non, mais placés à « gauche », au XIXe siècle, dont l’un des plus connus est le Fasci siciliani dei lavoratori de 1894. De manière plus limitée, on peut observer que le terme fascisme a également un autre lien formel possible avec de nombreux « ismes » devenus populaires au XIXe siècle, bien qu’ils viennent parfois d’avant la seconde moitié du XVIIIe siècle. On peut penser au « socialisme » (Facchinei en Italie, 1785, Sieyès en France à la fin des années 1780), au « libéralisme » (1818 ?), au « bonapartisme » (1818), à l’ « individualisme » (1825-1826), au « césarisme » (1850) ou encore au « populisme » (1893 ? mais narodničestvo, 1870).

Si on consulte les pages de l’Opera Omnia de Benito Mussolini, on trouve l’utilisation du mot « fascisti » (entre guillemets et avec l’indication précisant que « introduciamo questa terminología a scopo abrevviativo ») dans un article paru dans Il Popolo d’Italia de décembre 1917, intitulé « Dalla ipocrisia alla realtà ». Pour le terme de « fascisme » proprement dit, il faut en revanche attendre près de deux ans, jusqu’à un discours à Fiume le 22 mai 19193. Le mot apparaît en même temps que l’expression de « mouvement fasciste », et ce retard pourrait permettre des conjectures qui ne sont que des conjectures sur d’éventuelles ambiguïtés dans l’hésitation de Mussolini à utiliser un terme qui comprend le suffixe « isme ».

Certes, pour les contemporains du phénomène, il n’y avait pas de fascisme avant que le terme ne soit associé à la notion, et ce avec un mouvement politique spécifique. Dès lors, fascisme et fasciste ont atteint une popularité rapide, pour définir, étiqueter, louer ou insulter, des individus ou des ensembles d’idées, des groupes d’intellectuels, des hommes politiques, des militants et ensuite des régimes politiques, en Europe, dans les deux Amériques et en Asie. Il semble possible de postuler, en laissant de côté d’éventuels débats néanmoins légitimes, que tout cela serait basé sur l’utilisation de l’analogie, et Marc Olivier Baruch a souligné dans le dossier son caractère non scientifique mais rhétorique. Cependant, l’étiquette « analogie » peut à son tour recouvrir beaucoup de choses différentes. Jean Claude Passeron, par exemple, bien que rejetant les « analogies sauvages », a observé que pour la réflexion sur les similitudes, l’analogie, même sans avoir le même statut logique, la même capacité heuristique ou le même pouvoir de preuve d’autres méthodes, ne manque pas de validité et de pertinence. Et il a ajouté que la logique analogique serait au centre du travail sociologique en raison de sa capacité à articuler, persuader et générer de nouvelles significations et, même dans son inadéquation, de nouvelles connaissances4.

De notre point de vue, il existe plusieurs degrés de plausibilité et de capacité de persuasion dans différents types d’analogies. Comme Giovanni Busino l’a un jour observé à propos des comparaisons qui, comme nous le savons, sont basées à l’origine sur des similitudes analogiques, bien qu’elles proposent des stratégies systématiques non poétiques, il s’agissait de savoir où finit le comparable et où commence l’incomparable. On peut en dire autant des usages et abus des analogies.

Les observations sur ses limites ne cherchent cependant pas être une simple défense de l’idiographie comme seul instrument possible de réflexion sur les phénomènes sociaux, ni de nier la possibilité d’autres mécanismes de transmission d’un cas singulier à un autre, que ce soit par le biais d’« influences », d’imitations ou de diffusions. Néanmoins, à certains niveaux, comme les analogies sectorielles et synchroniques, on pourrait parler d’analogies contrôlées ou de comparaisons ou d’approches croisées (ou histoires).

Par exemple, une chose serait de réfléchir sur des mécanismes spécifiques, qu’ils soient discursifs, scénographiques, de gestion politique ou de domination sociale, présents dans différents régimes ou mouvements politiques, qui, par leur moindre complexité relative et leur degré d’homologie formelle, favorisent les approches comparatistes ou diffusionnistes, ces dernières issues de réseaux intellectuels ou de la simple imitation de modèles considérés comme réussis. Il serait tout à fait différent de considérer la similitude de phénomènes politiques plus vastes et plus complexes, et ce, en tout temps et en tout lieu, dans lesquels la possibilité d’une même combinaison de « circonstances réelles » ou, si l’on préfère, de mêmes composantes et avec la même importance relative, aux yeux des protagonistes ou avec la même hiérarchie (aux yeux des chercheurs), est peu probable. Les mathématiciens pourraient nous aider en indiquant quelle est la probabilité qu’une combinaison – imaginons que chaque caractéristique soit convertie en un numéro – puisse être répétée.

Certes, on pourrait répondre que le concept de fascisme n’est pas un concept empirique, mais un type idéal ou une construction théorique, dont l’efficacité résiderait dans sa capacité heuristique. D’accord, mais rappelons deux choses : à l’origine du modèle se trouve aussi le rapport aux valeurs du chercheur, et donc sa situation ; et cette stratégie est orientée vers la construction de typologies ou de taxonomies intemporelles, et non vers l’investigation de dynamiques temporelles ou, pour le dire avec Antonio Gramsci dans ses analyses sur le césarisme, les schémas sociologiques comme les hypothèses génériques, bien qu’utiles, ne peuvent jamais supprimer l’étude historique concrète.

Cela dit, il convient de noter que cette vocation à créer des parangons et des associations était et reste très courante dans le cas du fascisme. Comme l’a fait remarquer Luciano Canfora il y a quelques années, le fascisme défini comme un fait archétypal avait montré un énorme potentiel pour les approches analogiques5. Dans un exercice, également analogique, le grand historien du monde antique a souligné qu’avec les différences de proportions qui s’imposaient, c’est ce qui s’était passé avec la dictature de Sila dans les dernières décennies de la République romaine, au point de donner naissance à l’adjectif « sillano » qui avait des connotations négatives.

La question de savoir pourquoi certains phénomènes ont cette capacité de rayonnement, et d’autres non, peut être l’objet de conjectures. L’une d’entre elles serait la suivante : il est possible que des polarités antagonistes de longue durée s’y incarnent, au sens où Koselleck a défini cette notion – les événements sont différents mais les conditions dans lesquelles ils se produisent sont identiques6. Cependant, même si au lieu de « conditions » nous utilisons une notion qui suggère une résistance plus temporelle, comme les structures ou, de manière moins connotée, les socles, nous serons toujours dans le cadre de processus qui se développent dans une temporalité formellement continue et délimitable.

Dans le cas du fascisme, cette capacité de multiplication après 1945 (Canfora de nouveau), pourrait s’expliquer par son caractère polymorphe, qui se prêtait admirablement bien à des analogies partielles, c’est-à-dire avec une seule de ses différentes composantes. C’est peut-être la raison pour laquelle, selon les instruments qui mesurent la fréquence d’apparition d’un mot dans une base de livres, comme celui de Google – et en admettant qu’il est plus sensible sur de courtes périodes que sur des longues, pour des tendances que pour un ordre de grandeur –, le moment où le terme est le plus utilisé, dans les ouvrages écrits en espagnol, en italien ou en français, se situe au milieu des années 1970 (1974-1978), avec de légères variations selon la langue, alors qu’en anglais ou en allemand, il se situe pendant la guerre entre 1940-1944 et ensuite seulement entre 1973 et 1977. Ce qu’il faut noter, c’est que ces pics autour des années 1970 sont l’aboutissement d’un mouvement en constante expansion qui a pris naissance au début des années 1960 et qui n’est peut-être pas sans relation avec l’émergence de nouveaux régimes perçus comme fascistes – de la dictature des colonels grecs à celle de Pinochet au Chili, entre autres.

Si nous examinions les données fournies par une autre source, le corps principal du journal italien Corriere della Sera – et le nombre d’occurrences du mot fascisme – nous constaterions une image quelque peu différente, liée a priori à des situations spécifiques dans la péninsule. Deux pics et non un : le premier dans les années 1970 également, et qui peut peut-être être lié aux phénomènes politiques de ces années-là, comme le terrorisme noir, et à la rhétorique politique des nouvelles générations qui ont eu tendance à faire un usage intensif du terme ; le second dans les années 1990, ce moment qui pourrait bien être associé à tous les débats autour du « révisionnisme historiographique » en Italie.

Palazzo dell’ Aeronautica, Milano

Palazzo dell’ Aeronautica, arch. Luigi Lorenzo Secchi, 1935-1943

III

L’utilisation généralisée de l’étiquette « fascisme », dans le langage académique, dans les médias ou parmi les gens ordinaires, mérite une certaine réflexion. Il convient de noter que ce faisant, ceux qui ont considéré le fascisme comme quelque chose d’inhérent non pas à une société donnée mais à la nature humaine ne seront pas pris en compte ici. C’est à cela que font allusion les notions d’Ur-fascisme, de fascisme éternel, de tribalisme, ou d’autres encore qui conçoivent le fascisme comme une catégorie au-delà de la politique, ou plutôt comme une catégorie primordiale par rapport à la politique.

En se limitant aux définitions qui se référaient à une temporalité identifiable et faisaient allusion à son caractère de phénomène politique, les candidats à intégrer la notion de fascisme se sont développés dans de nombreuses directions : en synchronie, c’est-à-dire vers les mouvements contemporains du « fascisme 0 » (c’est-à-dire l’italien), ou de manière diachronique, en avant et en arrière – par rapport à ce moment qui sera considéré ici comme fondateur. Cette multidirectionalité peut rendre utile d’introduire ici quelques conjectures sur les mécanismes qui ont rendu cette expansion possible, ou qui l’ont entravée, ainsi que sur la portée du fonctionnement analogique. Car, dans les analogies entre régimes ou mouvements synchrones, qui peuvent reposer ou non sur des comparaisons systématiques, les étapes intermédiaires requises sont mineures, et certaines convictions classiques des historiens ne sont pas affectées, comme l’aversion pour l’anachronisme, inhérente en revanche aux analogies en avant ou en arrière.

Les analogies en arrière, c’est-à-dire avec des phénomènes précédents, ont fonctionné en relation avec des régimes ou des mouvements politiques, des constructions idéologiques, des traditions culturelles ou des figures particulières. Cette dernière voie était très fréquente, recherchant dans le passé des caractéristiques des leaderships fascistes de l’entre-deux-guerres, ou des moyens de construire des traditions politiques. Dans ce dernier sens, elle était proposée tant par les partisans que par les détracteurs du fascisme. La plupart du temps, les opérations étaient peu compliquées et basées sur des analogies simples, qui suivaient des caractéristiques formelles, parfois dans le but d’attirer l’intérêt d’un public. Par exemple, les candidats récurrents à la comparaison avec Mussolini étaient Pisistrate, Sila, Constantin (Bottai a insisté sur ce point), Cola di Rienzo (récupéré par les fascistes et les antifascistes et les analogies s’étirent à leurs morts respectives), Bartolomeo Colleoni et bien d’autres. En Allemagne, pour donner un autre exemple, et par rapport à un autre régime qualifié de fasciste par ses contemporains et considéré comme tel, une analogie particulière et insistante entre deux « réformateurs », Luther et Hitler, et leurs mouvements respectifs a été proposée par des théologiens et des historiens de l’Église allemands, des érudits du premier et des sympathisants du second (comme Heinrich Bornkmann), et aussi par des adversaires des deux. Ces analogies s’étendaient parfois à la filiation du racisme et de l’antisémitisme : ceux d’Hitler trouveraient leurs racines dans ceux de Luther. Dans la deuxième période d’après-guerre, cependant, d’éminents savants anglais ont proposé des analogies avec le monde antique. Ainsi, Alan Bullock a fait débuter sa biographie d’Hitler avec une citation d’Aristote sur la tyrannie et l’a fait culminer dans une analogie avec Attila, comme cela a été décrit par Edward Gibbon7.

Mais on pourrait aussi distinguer ici les analogies et les généalogies construites avec des mouvements ou des personnages placés à l’horizon de la « modernité », de celles qui sont allées dans un passé plus ou moins lointain. Les analogies courtes, ou plutôt celles qui sont proches dans le temps, peuvent être considérées comme faisant partie d’un socle commun, dans le sens que nous avons indiqué précédemment, c’est-à-dire comme part de la même durée, ou de la même structure, et donc elles peuvent être conçues soit de manière analogique, soit de manière structurelle ou génétique. Par exemple, Boulanger, et plus encore le boulangisme, est un phénomène dans lequel certains ont vu déjà les caractéristiques d’un « préfascisme ». Deux grands historiens, Georges Mosse et Zeev Sternhell, ont proposé des opérations plus complexes, car ils cherchaient une combinaison spécifique d’éléments, à la fois propriétés et ennemis communs, ce qui permettrait de situer l’origine du fascisme comme idéologie à la fin du XIXe siècle. Mosse a également fait remonter ses origines au romantisme et aux origines du mouvement volkish (et, en tant que liturgie collective, encore plus loin)8. Il s’agissait d’opérations généalogiques, mais recherchant des précurseurs, elles étaient aussi basées au départ sur des analogies.

Le romantisme a été à plusieurs reprises considéré comme le meilleur candidat pour incarner les racines intellectuelles et culturelles des mouvements fascistes. En Allemagne, et dans d’autres pays qui avaient souffert du nazisme (comme la France), cette proposition de lier romantisme et nazisme n’a pas manqué (par exemple, Henri Brunschwig). Mais ce fut le cas aussi en en Italie (controverse Momigliano-Chabod)9, obligeant certains chercheurs à essayer de distinguer deux romantismes, pour éviter de penser qu’il y a une voie exclusive et à sens unique entre romantisme et fascismes, et pas seulement en Allemagne ou en Italie. Dans une autre voie, celui qui a suivi plus le chemin du fascisme précédent avec le plus de persistance est peut-être Sternhell. Comme on le sait, il a accordé une carte de citoyenneté française, et non italienne, au fascisme en le retrouvant, comme s’il s’agissait d’un précipité chimique de laboratoire, dans la conjonction du sorelisme avec des éléments du maurrasianisme. Bien sûr, tout cela est très suggestif, mais ne cesse de reposer sur l’idée d’une unicité linéaire entre le passé et le présent, qui sont inhérents au postulat post hoc propter hoc, ou à la possibilité de rétrodiction.

L’analogie rétrograde tend à susciter aujourd’hui peu de critiques politiques ou idéologiques (on relève, à cet égard, un certain désintérêt), et beaucoup plus de critiques scientifiques ou académiques. Une de ces critiques, très judicieuse, et d’une utilité particulière pour la plus plausible d’entre elles – à savoir les analogies avec les phénomènes du XIXe siècle –, interroge les raisons d’utiliser cette étiquette, alors qu’il en existait d’autres chez les mêmes contemporains : le césarisme ou le bonapartisme par exemple, et l’on peut se rappeler que Marx préférait le second au premier, entre autres parce qu’il voyait dans le « césarisme » un anachronisme flagrant. Bien sûr, si les analogies s’étendent au monde antique, on se retrouve dans une caractérisation du fascisme si large qu’elle rivalise avec les catégories politiques de la triade aristotélicienne.

L’élargissement de la catégorie du fascisme au sein de l’entre-deux-guerres lui-même est préféré par la plupart des chercheurs qui décident d’abandonner la conviction de l’unicité irréductible de chaque phénomène historique. De toute évidence, il y a de nombreuses bonnes raisons à cela, à commencer par la résonance précoce que le « fascisme 0 » a eu dès le début parmi ses contemporains Et il est assez intriguant qu’un phénomène politique apparu en un pouvoir de second ordre, qui de plus n’avait pas défini sans équivoque ses politiques et ses objectifs ultimes (pour les contemporains non fascistes, et dans un autre sens pour de nombreux fascistes – pour nous en revanche, qui connaissons le résultat, ils étaient assez clairs dès le départ !) et que tant de gens s’attendaient à voir encore constitutionnalisé, ou mieux absorbé dans le marécage du « transformismo » italien, soit devenu, avant même le crime Matteotti, l’« Aventin » et l’instauration de la dictature, un point de référence pour des élites économiques, politiques et intellectuelles, en Europe et en Amérique. Acteurs en disponibilité ?

Il suffit de rappeler quelques exemples qui, dans leur diversité, suggèrent l’ampleur de sa très précoce diffusion. Le premier, le IVe Congrès de l’Internationale communiste au début de novembre 1922 (c’est-à-dire quelques jours après la marche sur Rome) a placé la lutte contre le « fascisme international » au centre de l’agenda, le considérant comme le dernier pari de la bourgeoisie. De manière moins unilatérale que dans les visions ultérieures, était également relevé alors le fait que la démagogie sociale pouvait être instrument de capture de la petite bourgeoisie10. Il s’agissait à la fois d’une réponse rapide et d’une interprétation du phénomène qui n’était pas si banale. Le second : la couverture que le magazine Time a consacrée à Mussolini en août 192311. Le troisième, oblige à un voyage en Amérique du Sud et est un exemple parmi d’autres qui montrent l’arrivée d’images du fascisme chez les intellectuels de la région. Au milieu de l’année 1923, le célèbre poète et écrivain argentin Leopoldo Lugones donne une série de conférences, qui seront bientôt publiées sous forme de livre. Des membres de l’élite de Buenos Aires des deux sexes, civils et militaires, y entendent que l’avenir a deux visages, celui de Lénine ou celui de Mussolini, et qu’il faut soutenir et imiter le second – ce qui n’est rien d’autre que la reprise de ce qu’il avait déjà écrit en septembre 1922 (avant la marche sur Rome) dans l’un des principaux journaux argentins12. Le quatrième nous oblige à nous rendre à Rome, en novembre 1923, à l’occasion de la visite du roi d’Espagne Alphonse XIII et du néo dictateur général Miguel Primo de Rivera, où il désigne Mussolini comme modèle politique à suivre. Il n’est pas important ici que le « primoriverismo » ait suivi une formule autoritaire différente : ce qui est intéressant, c’est la mise en place précoce de Mussolini et du fascisme comme références, quand bien même elle se fait au prix d’une certaine ambiguïté ou d’une méconnaissance (pas chez les communistes toutefois)13.

Les exemples pourraient être multipliés, et montreraient le fascisme, connu de près ou non, comme phénomène à imiter par des groupes de militants politiques, de publicistes et d’intellectuels, placés avant tout à droite et à l’extrême droite politique, réactionnaires la plupart du temps, moins souvent révolutionnaires (au sens d’antisystème). Un fascisme capable aussi de susciter des propositions curieuses ou extravagantes – voir, par exemple, le livre de Georges Valois, Le Fascisme (1927), dans lequel, en plus de considérer qu’avec le fascisme la civilisation européenne se déplaçait vers un étage supérieur, il affirmait que la révolution russe, avec la NEP, se dirigeait elle aussi vers le fascisme14. Pour autant, tout le monde n’a pas utilisé l’expression. Le nazisme n’a pas choisi de se définir comme tel, pas plus que le Phalangisme ou les JONS (Juntas de Ofensiva Nacional-Sindicalista) – même si le Phalangisme fût, m’informe Ismael Saz, plus ouvert pour admettre la comparaison. Quelle que soit la façon dont les opposants (ou les historiens ultérieurs) les ont vu, ils ont revendiqué leur propre place sous le soleil. Se joue ici à la fois une question de prestige et de concurrence entre les nationalismes extrêmes.

Cette vague de groupes divers en Europe et dans les deux Amériques, qui ont essayé de faire référence, sur la base d’analogies approximatives, au fascisme, ou d’utiliser le terme, s’est renforcée dans les années 1930. Avec le triomphe du nazisme en Allemagne, de plus en plus de gens semblaient persuadés, dans différentes parties du globe, qu’il s’agissait peut-être bien d’un mouvement vers un nouvel ordre mondial. Tout doit donner lieu à l’image d’une foule qui génère parfois plus que de la simple complaisance. Ainsi, Delio Cantimori, le très remarquable historien italien, à l’époque ferme militant intellectuel du fascisme radical, dans une série de notes publiées dans Vita Nuova en 1931 et 1932 et se référant uniquement à l’Europe, a tenté de délimiter et d’indiquer que la grande majorité de ces mouvements « réactionnaires » n’avaient rien à voir avec le fascisme et que c’était une erreur de les considérer comme tels car c’est ainsi qu’ils se définissaient eux-mêmes15.

Non moins réticents, bien que pour d’autres raisons, étaient, pour donner un autre exemple, les diplomates italiens à l’égard des régimes militaires ou des groupes politiques séditieux autodéfinis fascistes ou sympathiques au fascisme dans l’Amérique du Sud de l’entre-deux-guerres – y compris celui qu’ils considéraient comme le plus proche, l’Intégrisme brésilien, qui à leurs yeux était néanmoins politiquement à ses débuts. Cela étant dit, il est pour le moins curieux que malgré cela, ou malgré le fait que la majorité des intégristes aient essayé de se différencier du fascisme, il soit encore couramment inclus dans la catégorie du fascisme (mais le lecteur aura sûrement lu les observations très pertinentes d’une experte comme Angela de Castro Gomes).

Ce que ces multiples vues sur le fascisme, produites par des politiciens, des militants ou des penseurs, auxquelles il faut ajouter celles des multiples opposants, suggèrent, c’est l’hétérogénéité, la diversité que recouvre ce terme, qui a été (et est) parfois utilisé de manière idéologique, d’autres fois de manière instrumentale, pour désigner toutes sortes de choses, comme Cantimori l’avait bien perçu. Bien sûr, avec le temps, des historiens ultérieurs viendront nous dire avec une règle de couture que celui-ci était fasciste et que celui-là ne l’était pas. Mais, dans cette période de l’entre-deux-guerres, il ne semblait pas si clair de le définir – ou plutôt il semble qu’il n’était pas considéré comme utile de le faire, sauf par les puristes. Cependant, il faut noter un paradoxe : ce laxisme contraste avec les interprétations prestigieuses, qui deviendront canoniques, produites dans ces années-là, qui cherchent non pas à retrouver cette diversité mais à trouver un moule commun.

Cette première série de lectures (et nous laissons de côté celles relevant de ce qu’on appelle l’historiographie de la crise16), qui prendra beaucoup de temps à vieillir, est issue de deux grandes familles interprétatives : celle qui voyait le fascisme comme un instrument du grand capital, et celle qui le voyait comme l’émergence active d’un nouvel acteur social, appelé petite bourgeoisie ou classes moyennes, selon la famille idéologique, alors considérée comme une classe en déclin, puis en essor.

Cependant, ce schéma, valable pour les vues ultérieures, était beaucoup plus complexe. En laissant de côté ici les discussions sur le totalitarisme, qui pourtant faisaient déjà à cette époque l’objet de débats sur ses rapports avec des catégories telles que le bonapartisme et le fascisme, il y avait une abondante matière à réflexion au cœur des lectures marxistes hétérodoxes. Ces dernières ont cherché à délimiter et à conceptualiser les nouveaux phénomènes politiques, dans une conception qui rendrait compte du degré de modernité capitaliste, des interactions des classes sociales, mais aussi des forces strictement politiques, et qui, au-delà des hypothèques théoriques, ouvrirait un riche ensemble de problèmes intéressants encore aujourd’hui, autour de la recherche de caractérisations complexes du national-socialisme et des régimes politiques immédiatement antérieurs en Allemagne. Des débats qui ont conduit à une tentative d’affiner des catégories telles que le pré-fascisme, le fascisme et le bonapartisme, comme celui qui a opposé August Thalheimer et Léon Trotsky (celui-ci, cependant, ayant tendance à considérer le bonapartisme à la fois comme un prédécesseur et une composante du fascisme)17. Dans cette tradition d’hétérodoxie, on pourrait encore indiquer une autre ligne d’interprétation, proposée par Wilhem Reich, qui a étudié la psychologie des masses du nazisme, qu’il a appelé fascisme, en relation avec les dimensions de la sexualité et celles-ci avec les modèles autoritaires familiers en Allemagne18.

Certes, les réflexions et les angles d’approche proposés par Antonio Gramsci, dans le quaderno 13 (dans la numérotation de Gerratana), sur la catégorie de « césarisme » (qui avait une tradition intellectuelle très vénérable depuis le milieu du XIXe siècle) et, plus encore, sur la distinction bien connue entre progressif et régressif (en partie un affluent d’Engels), gardent encore plus de vigueur, comme celles qu’il a consacrées à la place de la bureaucratie comme acteur politique central dans le processus (idées en lien avec certains thèmes proposés par Max Weber) et aussi ici un groupe professionnel pensable en soi et dans sa relation ou sa dérivation à partir de couches sociales spécifiques19. Une réflexion qui pourrait inspirer une saga d’études, qui donneraient toute sa place à l’État moderne, et qui rendraient possible toute une série de réflexions et de démarcations entre les différents régimes fascistes, et même sur la pertinence ou non de l’utiliser sans discernement.

 

La question des appareils d’État est une autre ligne de réflexion à inclure parmi ces lectures proposées par des contemporains. Elle a ouvert des possibilités d’interprétation très riches, tant du point de vue de l’architecture institutionnelle et de sa conception juridique que, plus loin encore, de celui des dimensions normatives – pensez au potentiel heuristique de la contraposition entre l’État de prérogative et l’État normatif chez Ernest Fraenkel20. Tout cela était lié à l’époque à une conception du politique qu’il serait bon d’explorer, si l’on veut donner la primauté à l’action politique, ce qui renvoie clairement à une discussion sur l’œuvre de Carl Schmitt, et ramène aussi à la discussion sur le concept de totalitarisme.

La construction de ces lectures du fascisme a été le produit à la fois de l’expérience vécue de ses auteurs – et bien qu’ils ne l’aient pas ouvertement proclamé, cela a dû être à de nombreux égards décisif –, d’un héritage théorique et d’une série limitée de lectures disponibles. À cette singularité, s’en ajoutent d’autres, si on les compare aux lectures ultérieures, comme le fait que, bien que la philosophie de l’histoire puisse suggérer une ligne téléologique, ces interprétations ne disaient rien sur la manière dont ces régimes pourraient s’effondrer : leur point de vue dépend beaucoup moins des résultats du processus que les lectures ultérieures, et cela se perçoit clairement dans la primauté donnée au motif anticommuniste sur le motif raciste. D’autre part, elles étaient basées sur l’étude d’un cas singulier, que ce soit l’Italie ou l’Allemagne, et les propriétés de ce cas stylisé servaient à formuler un modèle à appliquer aux cas successifs, sous la forme d’inférences analogiques.

Cependant, si nous regardons bien cette unicité théorique, elle ne cadre pas bien avec l’hétérogénéité que nous avons soulignée, liée à ceux qui se sont référés et ont été référés comme fascistes, ce qui ne manquerait pas d’avoir des conséquences qui ne sont pas sans importance, hier et aujourd’hui. Ils ont inauguré deux stratégies, destinées à durer, qui consistaient à manipuler les nouveaux cas sans honte, avec une sorte de hache, afin de les intégrer dans le modèle original du fascisme ou de les écarter et de les inclure sous une autre étiquette. L’entre-deux-guerres a opté pour la première stratégie et tout tend à devenir fasciste. Cependant, dans ces lectures matricielles, il y avait aussi l’antidote, bien que beaucoup l’aient oublié : il y avait plus d’un concept pour se référer à ces phénomènes hétérogènes et d’autres, comme nous l’avons vu, n’avaient pas été écartés. Enfin, comme le suggère Gianfranco Pasquino dans l’entretien publié ici, sans faire explicitement référence à ces années, on pourrait aller dans la direction opposée et considérer le fascisme (ou le bonapartisme ou le césarisme) comme une sous-variante d’un genre qui serait l’autoritarisme ou un autre, ce qui, comme toute solution, crée également d’autres difficultés pour accommoder les cas.

IV

À la chute du fascisme, la tâche de l’heure semblait être non plus de l’expliquer mais de l’exorciser. Deux éminents intellectuels, Benedetto Croce et Friedrich Meinecke, ont présenté deux lectures qui, au prix de nombreux malentendus, pouvaient être considérées comme rassurantes : le fascisme comme une parenthèse, comme un germe ou un virus qui avait temporairement affecté l’histoire de leurs nations respectives mais pas seulement. Dans les deux cas, le virus, ses causes et conséquences devaient être considérés au niveau européen (par analogie a indiqué Meinecke).

Les thèses, ainsi interprétées, étaient confortables pour l’instant, mais tout reposait sur une série de discours de Croce en 1944, et sur une lecture au moins superficielle du livre de Meinecke, La Catastrophe allemande, publié l’année suivante21. En réalité, la tâche de démolition que tous deux proposaient était double, puisqu’ils faisaient également référence de manière dépréciative aux acteurs politiques de ces gouvernements : une « bande de criminels » (Meinecke), ou des ânes sauvages, une onagrocratie, voire des « hyksos » (Croce), formules faisant partie d’une série plus large de portraits disqualifiants, type dictature de la « racaille ». Un portrait destiné à durer.

La lecture de la « parenthèse » a été plus problématique, surtout pour la rendre compatible avec les hypothèses historiographiques de Croce et Meinecke eux-mêmes. Bien qu’ils aient tous deux défendu deux traditions différentes de l’historicisme, aucun des deux permit de penser en termes d’une suppression du processus historique pendant vingt ans.

En effet, la parenthèse de Croce peut être considérée seulement comme un argument instrumental pour la défense des intérêts d’un pays vaincu, ou comme le produit d’un moment d’exaltation. En tout cas, une autre lecture semble plus plausible, celle qui contemple toute la production du dernier Croce, dominée par la catégorie de la « vitalité », teintée de pessimisme22. Son regard s’approchait ou plutôt poursuivait ce qu’on appelait la littérature de la crise, qui voyait dans le fascisme une crise civilisationnelle beaucoup plus profonde. Dans Croce, elle ne s’est nullement terminée avec la chute du fascisme, comme le montrerait la force du communisme (ainsi que le fascisme sous l’étiquette à la fois de totalitarisme et, bien qu’à des degrés différents, de barbarie).

Dans le cas de Meinecke, c’est d’autant plus rapidement évident parce que le même livre cité plus haut montre le nazisme comme un virus, oui, mais aussi comme le produit d’une combinaison de hasard et de nécessité, ou en d’autres termes de facteurs personnels et généraux, qui selon lui sont toujours apparus en corrélation dans les processus historiques. Ainsi, des motifs profonds (appelés vagues), qui proviennent du XIXe siècle, ont été combinés dans le livre à des contingences ultérieures.

Il va sans dire que ni Croce ni Meinecke n’étaient des spécialistes du fascisme ou du nazisme. Ils étaient des spectateurs, plus actifs ou passifs, de ces expériences vécues de l’intérieur. Leurs réflexions étaient donc avant tout des témoignages issus de ces expériences, et à cet égard ils ont partagé la situation avec les lectures que nous avons mentionnées plus haut, produites à partir d’un exil externe ou interne. Dans certains cas, ces expériences particulières impliquaient un point de vue spécifique, hypothéquant leurs lectures du fascisme si elles étaient considérées dans leur ensemble. Quoi qu’il en soit, le confort ou la paresse des historiens successifs de ne pas lire les textes et de répéter ce qui a été dit d’innombrables fois (et que l’on peut encore voir aujourd’hui) a reproduit la thèse de la parenthèse. Thèse qui a fourni un soutien adéquat au climat de croyances immédiatement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais qui serait moins apte à être récupérée dans les années de la guerre froide.

Au contraire, l’historiographie après 1945 sera longtemps tributaire des lectures fondatrices, voire des prémisses inhérentes au moment fondateur (entendues comme les années 1920, et non les années 1930). Si l’on en croit l’image proposée par George Mosse en 1966, l’historiographie sur le fascisme européen ou non (le texte comportait des allusions au péronisme) a très peu progressé après 1945, sauf dans le cas allemand23. Le problème était aggravé par le fait qu’il y avait de plus en plus de nouveaux candidats pour rejoindre le groupe des mouvements ou régimes fascistes – à la différence toutefois qu’après la défaite des régimes européens, et l’énorme publicité que leurs actes criminels ont acquise, peu de gens aimaient être identifiés à eux en public, sauf ceux qui se considéraient comme leurs héritiers ou leurs continuateurs.

Ainsi, la situation était bien différente de celle de l’entre-deux-guerres : les analogies proposées par les spécialistes des sciences sociales fonctionnaient désormais non pas en accord avec les autodéfinitions des acteurs, mais à leur encontre. Cette expansion de l’étiquette fasciste a été encore plus importante, puisqu’elle était non seulement une caractérisation mais aussi une insulte politique, de sorte qu’elle a pu être appliquée à de plus en plus de cas, indépendamment de la concordance plus ou moins grande des caractéristiques avec le modèle original. Ainsi, la notion de fascisme était de plus en plus chargée de nouvelles significations, lectures et exemples, tout comme d’autres concepts génériques placés dans cette situation (pensez à l’un des fameux problèmes : le concept de bourgeoisie) et pouvait être maintenue au prix de toutes sortes de malentendus et d’omissions.

Par ailleurs, le label s’étendait désormais de plus en plus en dehors de l’Europe, ce qui ne cessait de poser d’autres difficultés. Comme l’a si bien fait remarquer Eric Hobsbawm à partir de son expérience directe, l’utilisation de l’étiquette « fasciste » en Amérique latine au début des années 1960 n’avait guère de sens, surtout lorsqu’elle s’appliquait à des mouvements qui pouvaient combiner des évocations du nazisme avec des tentatives de révolution sociale24. Sur ce point, d’autres savants perspicaces, comme Gino Germani, contribueront aussi de manière décisive à partir de 1955, mais avec une insistance particulière au début des années 1970, à différencier les cas latino-américains et à les placer dans des constellations politiques différentes – d’abord pour le cas argentin, c’est-à-dire le péronisme, mais plus tard pour beaucoup d’autres. À cette fin, Germani propose de créer une autre famille, celle des populismes nationaux, différente des fascismes européens25.

Bien sûr, Germani n’est pas le seul nom dont on se souvienne ici, et peut-être est-il possible de parler dans ces années 1970 d’un désir de clarification dans cette jungle grandissante qu’était devenue la catégorie de fascisme. En laissant de côté Guillermo O’Donnell, dont la catégorie – les « États bureaucratiques-autoritaires » 26– est venue décongestionner celle de fascisme pour le cas de l’Amérique latine des années 1960, parmi ceux qui ont contribué de manière plus pertinente à la complexifier et à la délimiter, il faut au moins mentionner Juan Linz, qui a d’ailleurs partagé avec Germani l’expérience de la vie quotidienne sous deux régimes considérés comme totalitaires ou fascistes (Allemagne et Italie pour le premier, Italie et Argentine pour le second).

Comme on le sait, Linz a été responsable du raffinement de la catégorie de « régime autoritaire », par distinction avec le « totalitaire » – notion qui avait une longue tradition, comme nous l’avons vu, et avait atteint une nouvelle vitalité grâce à l’œuvre d’Hannah Arendt et au climat de la Guerre froide. Cependant, elle servait aussi, et c’est ce qui nous intéresse ici, à opérer des démarcations entre ceux qui étaient indistinctement appelés fascistes. C’est-à-dire, par exemple, entre les fascismes classiques (nazisme, fascisme, mais celui-ci dans une zone frontalière instable) et les totalitarismes classiques, qui ont ajouté le stalinisme aux précédents, et des régimes ni totalitaires ni fascistes, comme le seraient, dans sa perspective, le franquisme ou le salazarisme. Certes, la catégorie de l’autoritarisme est venue alléger, comme le populisme national de Germani, le sac à dos qui pesait lourdement sur la notion de fascisme. Dans son cas, elle a contribué à décongestionner les affaires européennes, mais elle a aussi servi à étiqueter les dictatures latino-américaines alors en plein essor. D’ailleurs, Linz lui-même a réintroduit (il n’était pas le seul) une autre vieille catégorie wéberienne, servant aussi à tailler l’arbre feuillu : les régimes « sultanistes » 27.

La catégorie « autoritarisme », ou plutôt le couple totalitaire/autoritaire, n’était pas sans problèmes et il y aurait d’autres discussions, ce dont Linz lui-même était très conscient, bien plus que ses disciples. Si la question était examinée non pas à partir des conceptions ou des interactions entre les pouvoirs et les institutions, mais au niveau des effets sur les gens ordinaires qui ont souffert d’un type de régime ou d’un autre, la perspective serait-elle différente ? Linz a dû reconnaître à cet endroit une aporie dans son analyse : le problème non négligeable des degrés de violence et de répression, qui pourrait bien être plus important dans un régime défini comme autoritaire que dans un autre défini comme totalitaire28. Un problème, ajouterions-nous, qui serait différent non seulement dans chaque régime, indépendamment de la façon dont il est dirigé, mais aussi du moment où il est considéré, puisque tout régime est en fait de nombreux régimes (probablement à l’exception du nazisme). Certains des problèmes de l’analyse comparative apparaissent ici, et un exemple suffira : placer le franquisme, régime notoirement criminel, au moins jusqu’en 1943, aux côtés du salazarisme élimine un problème aussi important que les classifications, à savoir les gradations. Il suffit de lire, même si c’est une approche très partielle, le livre que Ramón Villares m’a recommandé il y a des années, les Mémoires de Pedro Teotónio Pereira pour bien « comprendre » les distances29.

Linz lui-même est revenu sur la question en 1976 dans un article fondamental, pour une comparaison du fascisme dans une perspective historico-sociologique, inclus dans l’important Reader’s édité par Walter Laqueur, qui proposait un bilan de cinquante années d’études sur le fascisme30. Le travail a systématiquement exploré différentes caractéristiques et conditions de possibilité et s’est appuyé sur un grand nombre de cas. En ce qui concerne ce point, il a proposé des questions très pertinentes, comme la nécessité de mettre l’accent sur les mouvements et les partis politiques qui n’étaient pas au pouvoir et, ce faisant, a abordé l’idée de comparer les comparables et fonctionnant, comme nous l’avons soutenu au début, avec des analogies contrôlées (même si l’accent n’impliquait pas l’exclusivité). Tout cela a été accompagné d’une nouvelle suppression des cas non pertinents, selon ses critères, pour être inclus dans la catégorie fascisme. Ont ainsi été éliminés tous les mouvements du XIXe siècle et l’Action Française. Ont disparu encore l’Union patriotique primoriverista, l’Union Nationale du salazarisme, le Mouvement national du franquisme (« dans les dernières années »), l’OZON de la Pologne, le régime impérial du Japon et plusieurs des dictatures monarchiques-militaires-bureaucratiques de l’Europe de l’Est et du Sud-Est. Plusieurs d’entre eux avaient déjà été écartés par d’autres auteurs auparavant. En tout cas, comme Linz l’a lui-même admis, certains étaient allés encore plus loin, tels Eugen Weber et Stanley Paine qui ont distingué fascisme italien et national-socialisme allemand – demeurés en revanche unis au cœur de la catégorisation du fascisme de Linz31.

Il a néanmoins inclus dans sa catégorisation l’Intégralismo brésilien, le Parti nazi chilien et la Phalange socialiste bolivienne, sans que l’avantage de les inclure, et d’exclure l’Union Nationale ou le Mouvement national, ne soit évident. Le cas de l’Intégrisme, auquel nous avons déjà fait référence, est intéressant, car il montre à quel point les macro-approches dépendent de sources secondaires qui ont été publiées dans un endroit « respectable ». En l’occurrence, tout vient du livre important de Helgio Trinidade, un auteur qui a toujours travaillé avec une définition très extensive du fascisme qui inclura des années plus tard les différentes dictatures d’Amérique du Sud32.

Une autre démarcation possible, déjà suggérée par Linz, pourrait dériver de l’utilisation de la distinction bien connue, proposée entre autres par Renzo De Felice, entre régime et mouvement, bien qu’avec un objectif différent et plus vaste33. Placer sur la même grille le régime national-socialiste en Allemagne et le mouvement national-socialiste chilien, plutôt petit, qui avait des sympathies évidentes pour le nazisme mais soutenait le Front populaire (qui a inclus les communistes aux élections de 1938), n’a pas grande utilité, si ce n’est que cela a servi aux contemporains pour attaquer le parti chilien. Le maintien de la distinction, significative pour les mouvements d’extrême droite, est valable pour toute autre famille politique et même pour celles qui sont plus et mieux articulées au niveau international : quel sens y a-t-il, par exemple, à mettre un petit parti communiste, souvent clandestin, comme il y en avait plusieurs en Amérique latine après 1945, dans le même conteneur analytique que les régimes communistes, les soi-disant « socialismes réels » de l’Europe de l’Est ? Bien sûr, une objection serait l’utilisation politique ou intellectuelle de la conception de ces phénomènes comme un virus qui se répand ici et là.

Banca Agricola Milanese

Banca Agricola Milanese, arch. Marcello Piacentini, 1932-1934

V

À un certain moment, les lectures des anciens et des nouveaux fascismes ont changé de bien des façons dans les milieux universitaires. Quand j’étais encore étudiant au début des années 1970, les notions de bonapartisme (largement utilisée) et, grâce à la persistance de Gramsci, de césarisme étaient encore en circulation – mais cela pourrait être le retard argentin. Plus tard, probablement à partir du milieu des années 1980, mais la chronologie devrait être établie plus précisément, toutes ces lectures matricielles de l’entre-deux-guerres ont été soit dévaluées, soit directement condamnées à la section d’histoire de l’historiographie. Mais pas nécessairement dans tous les cas34.

Il serait intéressant de réfléchir à ces changements dans leurs rapports éventuels avec des questions plus générales, très différentes et contradictoires – telles que l’avancée des transitions vers la démocratie (en Amérique du Sud et en Europe de l’Est), la permanence en Europe, et dans certains cas l’expansion (France, Autriche), des partis politiques d’extrême droite se référant directement ou indirectement aux traditions fascistes –, ou avec des changements globaux dans l’historiographie, comme ceux liés aux crises du marxisme ou, plus spécifiquement, à des débats comme celui de l’Historikerstreit ou sur La Guerre civile européenne d’Ernst Nolte en Allemagne (débats qui ont suivi celui ouvert en Italie sur l’œuvre de Renzo de Felice). Il convient de noter que ce furent aussi des années de controverses contre les négationnistes, qui allaient culminer avec les débats autour de la sanction de la loi Gayssot en France35.

Les débats allemands ou italiens étaient des débats nationaux, et donc n’avaient que peu d’impact sur la question du caractère générique du fascisme, même si en tant qu’ils impliquaient une normalisation du nazisme, ils étaient accusés de normaliser les mouvements d’extrême droites présentes sur la scène politique. Bien sûr, la loi Gayssot a placé au centre le problème de la responsabilité citoyenne et du statut de l’historiographie. La soi-disant crise du marxisme et la remise en question d’une histoire économique et sociale structurelle semblent avoir influencées plus directement les changements dans la façon d’aborder le fascisme. En particulier, les lectures économiques de certaines matrices marxistes, souvent caricaturales ou oiseuses (car elles multiplient les études spécifiques pour arriver aux mêmes conclusions), semblaient une cible facile en raison de leur « déterminisme » – comme le soulignaient plusieurs textes apodictiques qui profitaient du changement de vent. Il en va de même des critiques des interprétations sociales, au nom d’une « primauté du politique » (dans d’autres variantes, de l’autonomie politique), apparaissant parfois comme une nouvelle forme de déterminisme ou mieux de monisme explicatif.

Dans le même temps, les interprétations culturelles en étaient venues à revendiquer une place centrale sur la scène. Ainsi, sans vraiment que l’on sache pourquoi, afin de caractériser le fascisme, l’étude du rôle des grands hommes d’affaires à l’origine du nazisme ou du fascisme est devenue moins pertinente que l’étude de petits groupes d’intellectuels qui publiaient des journaux de faible diffusion ; l’analyse des politiques économiques des régimes fascistes, de leurs instruments et de leur efficacité (même si une bonne partie de leur spécificité leur a été enlevée, comme le propose un article bien connu de Charles S. Maier36) moins pertinente que leurs stratégies de propagande, leur symbolisme ou leurs rituels.

On ne comprend pas non plus pourquoi, à l’exception d’une tyrannie des modes, les explications politiques devraient être soit préférées aux explications sociales, soit considérées comme indépendantes de celles-ci. Pour ne prendre que deux exemples, l’analyse des réseaux avait pourtant déjà très bien montré l’imbrication des relations sociales et des relations politiques, sans aucun déterminisme. Les histoires de la vie quotidienne parvenaient encore à offrir de nouvelles perspectives du point de vue des gens ordinaires et, comme le souligne en passant Mathew Feldman, il ne serait pas mauvais d’en savoir plus sur leurs perceptions. Peut-être plus qu’une primauté de la politique, il est utile de penser d’une nouvelle manière les relations entre la société, l’économie et la politique et, ce faisant, d’inclure de la dynamique temporelle au sein du jeu d’échelles.

Les nouvelles approches hégémoniques de l’histoire politique ou de l’histoire culturelle – cette dernière entendue en soi ou comme l’histoire culturelle de la société ou de la politique –, ont eu d’autres implications pour la comparabilité des phénomènes politiques. L’histoire économique et sociale classique a posé de nombreux obstacles aux comparaisons entre des pays ayant des systèmes économiques différents ou des niveaux de complexité différents au sein de chacun d’entre eux ou dans leurs articulations sociales, et on peut en dire autant des analyses systémiques de la politique. Cependant, d’autres approches de l’histoire politique ont maintenant permis d’inclure les régimes communistes, du « stalinofascisme » au « fasciocommunisme » de Castro, dans les variétés de fascisme, le tout dans le contexte de propositions (conservatrices) visant à abolir la distinction entre droite et gauche37. Pour sa part, l’histoire culturelle posait la comparaison dans un registre plus simplifié, ce qui augmentait la capacité de postuler des analogies : si un régime devait être défini comme fasciste par une série de rituels ou certaines mises en scène, il était facile de multiplier les candidats pour la catégorie.

En tout état de cause, il ne s’agit pas ici d’arbitrer entre les avantages et les inconvénients de chaque approche, mais plutôt de souligner que, quelle que soit la voie choisie, toutes ces lignes d’argumentation peuvent être durables, dans la mesure où elles sont cohérentes et conformes aux preuves empiriques disponibles. Tant qu’ils partent d’hypothèses différentes et qu’ils lient donc une séquence d’événements différente dans la construction de leur argument, ils ne sont pas réfutables entre eux. C’est l’argument classique de Max Weber sur les multiples histoires possibles38. Bien sûr, cela implique d’admettre que chacune d’entre elles éclaire des dimensions différentes du phénomène, qui sont en partie contenues dans les hypothèses. Le problème, selon nous, ne réside pas dans le choix de l’angle de vision, mais dans l’aspiration à l’exclusivité, ou à ce qu’on appelait en d’autres temps la recherche de l’« ultime » cause déterminante.

Dans le contexte du pluralisme pacifique de l’époque contemporaine, les vieux problèmes restent irrésolus, parmi lesquels la recherche d’une distinction détaillée de chaque phénomène politique ou le postulat d’une sorte de substance identitaire fasciste. Certes, après les réductions des années 1970, le nombre de candidats à la qualification comme « fascisme », et les propriétés qui les définiraient, ont peu à peu crû de nouveau (et continue de grandir).

Là encore, une part de la croissance est liée à la volonté d’y inclure des anciens régimes communistes, des mouvements durables ou des nouveaux d’extrême droite, ou d’autres présentant quelques similitudes formelles avec eux (ou même sans aucune comme dans le « fascisme libéral ») en Europe et au-delà. L’arrivée de certains d’entre eux au gouvernement, dans des coalitions « iliberales », soulève la question de les inclure non seulement pour le présent mais aussi pour l’avenir que leurs déclarations augurent. Pour ce faire, il faudrait redéfinir les termes de comparaison en réunissant à nouveau les partis et mouvements politiques et les régimes au pouvoir. Bien sûr, on est dans le domaine des analogies problématiques – bien qu’on puisse dire : « jusqu’à présent »

Cependant, si le nombre de candidats à inclure sous le label du fascisme augmente, c’est aussi parce que les historiens sont plus disposés à accorder des adhésions, soit en raison des « avantages » que l’histoire culturelle apporterait, soit en raison des modes transnationales, soit en raison d’une certaine tendance à inclure de plus en plus de figures différentes au sein d’un même label. Faut-il y avoir une marque de l’histoire globale ? En tout cas, nous assistons à une nouvelle universalisation de l’utilisation de la catégorie du fascisme et de l’utilisation aveugle de l’adjectif. Pour ne citer qu’un exemple récent, deux professeurs bien représentés dans les médias en Europe et en Amérique et bien insérés dans le milieu universitaire américain, Federico Finchelstein et Jason Stanley, ont écrit sur « la politique fasciste de la pandémie »39. Écrira-t-on aussi, à un moment donné, sur l’esprit de succès médiatique ou sur le business académique qui accompagne de nombreuses études sur le fascisme ?

Comme nous l’avons souligné dans le cas des analogies en arrière, l’idée d’un socle commun peut également être défendue, non pas dans le sens où le fascisme n’a jamais disparu, mais dans d’autres, plus modestes, qui indiquent que certains éléments clés, dans les sociétés occidentales, ont à bien des égards conservé une durabilité à long terme. Différentes pistes d’argumentation possibles se dessinent dans cette voie : on pourrait avancer qu’un champ sous-jacent de forces politico-culturelles antagonistes a survécu, une dichotomie fascisme-antifascisme de long terme, qui légitime dans une large mesure la pensée en termes de reproduction des conditions de possibilité de ces mouvements et de leurs opposants. Cette perspective coïncide en général avec celle de la conscience politique antifasciste et pourrait être considérée comme faisant partie d’une homologie intemporelle, étant donné la persistance ou la réémergence de mouvements politiques qui se réfèrent à des archétypes originaux.

La deuxième durabilité est celle d’une nouvelle crise de civilisation, qui reproduit de manière à la fois similaire et différente la crise de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Et l’on pourrait même remonter plus loin dans le temps et voir le tout comme une dystopie comme chez Jacob Burckhardt, largement lu dans l’entre-deux-guerres, sous la forme de l’avènement futur des grandes simplifications et de grands simplificateurs dictatoriaux, qu’il prévoyait comme corollaires des sociétés de masse, désormais clairement virtuelles40.

Une troisième pourrait être que, compte tenu des conséquences de ces régimes fascistes originaux et de la construction de mémoires publiques alternatives, la multiplication de la perception du fascisme ici et là (outre qu’elle constitue une insulte et une arme de combat politique) peut représenter une stratégie de défense, ou de protection des sociétés démocratiques – dans certains cas contre des phénomènes se reconnaissant eux-mêmes comme héritiers du fascisme, dans d’autres parce qu’ils sont perçus comme des menaces en soi. Ce point concerne davantage le problème du comportement des citoyens que celui du chercheur en sciences sociales, mais ces deux figures, même parmi les chercheurs les plus isolés, ne sont pas séparées. Une question demeure cependant, non plus sur la pertinence mais sur l’efficacité. Est-il préférable de multiplier l’utilisation de l’étiquette fascisme ou d’affiner l’analyse et de trouver de nouveaux mots, définitions, catégories pour présenter les phénomènes des dernières décennies ? Dans ce cas, une meilleure histoire peut ne pas être en contradiction avec une meilleure utilisation de celle-ci.

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1

Je remercie Sabina Loriga, Federica Bertagna et Thomas Hirsch pour leur lecture attentive et leurs commentaires sur le texte.

Merci également à Xosé Manoel Nuñez Seixas et José Rilla.

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2

Llewellyn Woodward, « The Study of Contemporary History », Journal of Contemporary History, vol. 1, no 1, 1966, p. 4.

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3

Benito Mussolini, Opera Omnia, Firenze, La Fenice, 1952, t. X, p. 147, et 1954, t. XIII, p. 145.

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4

Jean-Claude Passeron, « Analogie, connaissance et poésie », Revue européenne des sciences sociales, XXXVIII, 2000, no 117, p. 13-33.

Voir aussi les réflexions de Paul Ricoeur sur herméneutique et analogie dans : Paul Ricoeur, Freud: una interpretación de la cultura, México, Siglo XXI, 1990.

En opposition, cité par Baruch : Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles lettres dans la pensée, Paris, Raisons d’agir, 1999.

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5

Luciano Canfora, Analogia e storia: l’uso politico dei paradigmi storici, Bari, Laterza, 2010, chap. 3 (“Analogia e politica”).

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6

Reinhardt Koselleck, Il vocabolario della modernità, Bologna, Il Mulino, 2009, p. 30-31.

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7

Alan Bullock, Hitler. A study in Tyranny, New York, Harper&Row, 1964, p. 807-808.

Des analogies récurrentes avec l’Empire romain se trouvent dans : Hugh Trevor Ropper, The Last Days of Hitler, London, The MacMillan Press, 1978.

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8

George Mosse, The crisis of German Ideology. Intellectual Origins of the Third Reich, New York, Howard Fertig, 1998 (1964); Id., The Nationalization of the Masses. Political Symbolism and Mass Movements in Germany, from the Napoleonic Wars Through the Third Reich, New York, Howard Fertig, 1975 ; Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, Bruxelles, Complexe, 2000 (1983).

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9

Henri Brunschwig, La Crise de l’État Prussien à la fin du XVIIIe siècle et la Genèse de la mentalité Romantique, Paris, PUF, 1947 ; Federico Chabod-Arnaldo Momigliano, Un carteggio del 1959, Istituto Italiano per gli Studi Storici, Napoli, Il Mulino, 2002.

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10

Tesis, manifiestos y resoluciones adoptados por los Cuatro primeros congresos de la Internacional Comunista (1919-1923) [en ligne]. 

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11

Time, v. 1, no 23, 6 août 1923.

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12

Leopoldo Lugones, Acción, Buenos Aires, Tip. De Martino, 1923.

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13

Javier Tusell-Ismael Saz, « Mussolini y Primo de Rivera. Las relaciones políticas y diplomáticas de dos dictaduras mediterráneas », Boletín de la Real Academia de la Historia, no 179, 1982, p. 413-483 ; Stanley Paine, « Fascist Italy and Spain, 1922-1945 », Mediterranean Historical Review, no 13, 1988, p. 100-101.

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14

Georges Valois, Le Fascisme, Nantes, Ars Magna, 2018, s.n.

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15

Delio Cantimori, « Fascismo, Nazionalismi e Reazioni » et « Fascismo, rivoluzione e non reazione europea », in Id., Política e storia contemporanea, Scritti (1927-1942), Torino, Einaudi, 1991, p. 81-87, 111-118.

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16

Johan Huizinga, La crisi della civiltà, Torino, Einaudi, 1962.

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17

Il est clair que la notion de bonapartisme a joué un rôle de diaphragme à l’heure d'établir la place des classes sociales. Cf. August Thalheimer, « Sobre el fascismo », in AAVV, Fascismo y Capitalismo, Barcelona, Martinez Roca, 1976, p. 23-43 ; Leon Trotsky, The Only Road (septembre 1932, publié en 1933) [en ligne] ; Id., Bonapartism and Fascism (juillet 1934) [en ligne].

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18

Wilhelm Reich, Psicología de masas del fascismo, México, Ediciones Roca, 197

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19

Antonio Gramsci, Quaderni del carcere, Torino, Einaudi, 2007, v. III, p. 1602-1622 ; Max Weber, « Parlamento y gobierno en una Alemania reorganizada », in Id., Escritos políticos, Madrid, Alianza, 1991, p. 105-300.

Et, sur les origines de l'idée de césarisme : Arnaldo Momigliano, « Per un riesame della storia dell´idea di cesarismo », Rivista Storica Italiana, t. 68, 1956, p. 220-229

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20

Ernest Fraenkel, The Dual State. A Contribution to the Theory of Dictatorship, Oxford, Oxford University Press, 2017.

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21

Friedrich Meinecke, La catástrofe alemana. Comentarios y Recuerdos, Buenos Aires, Nova, 1947 ; Benedetto Croce, « Discorso inaugurale », Gli atti del Congresso di Bari. Prima Libera Assemblea dell´Italia e dell’Europa liberata, 28-29 enero, 1944, Bari, 1944, p. 17-22 ; « Discorso all’Eliseo », 21 septiembre 1944, in Id., Pagine Politiche, Bari, Laterza, 1945, p. 97-116. Voir aussi : Benedetto Croce, « The Fascist Germ Still Lives; Benedetto Croce warns that the infection it caused may spread again over the world », The New York Times, 28 november 1943, p. 9.

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22

Un long itinéraire peut aller, par exemple, de Benedetto Croce, « L’ombra del mistero », La Critica, no 37, 1939, p. 325-333, à « L’anticristo che è in noi », Quaderni della Critica, no 8, 1947, p. 66-70 et au-delà.

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23

George Mosse, « Introduction: The Genesis of Fascism », Journal of Contemporary History, vol. 1, no 1,1966, p. 14-26. Il est intéressant de comparer ce texte avec un autre dix ans plus tard afin de percevoir les dilatations (temporelles et spatiales), les redéfinitions et les réévaluations: Walter Laqueur, George L. Mosse, « Introductory Note », Journal of Contemporary History, vol. 11, no 4, 1976.

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24

Eric Hobsbawm, Viva la revolución. Il secolo delle utopie in America Latina, Milano, Rizzoli, 2016.

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25

Gino Germani, Autoritarismo, fascismo y populismo nacional, Buenos Aires, Temas, 2003.

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26

Guillermo O’Donnell, El estado burocrático autoritario, Buenos Aires, Universidad de Belgrano, 1982.

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27

Juan J. Linz, « Totalitarian and Authoritarian Regimes », in F. I. Greenstein, N. Polsby (dir.), Handbook of Political Science, vol. 3: Macropolitical Theory, Reading, Addison-Wesley, 1975, p. 175-411 ; Houchang E. Chehabi, Juan J. Linz, Sultanistic Regimes, Baltimore, John Hopkins University Press, 1998.

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28

Juan J. Linz, « Totalitarianism and Authoritarianism: My Recollections on the Development of Comparative Politics », in AAVV, Totalitarismus. Eine Ideengeschichte des 20. Jahrhunderts, Berlin, Akademie Verlag, 1997, p. 150.

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29

Pedro Theotónio Pereira, Memórias, Lisboa, Verbo, 1972-1973, 2 vol.

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30

Juan J. Linz, « Some notes toward a comparative study of fascism in sociological historical perspective », in W. Laqueur, Fascism. A Reader’s Guide. Analysis, Interpretations, Bibliography, Berkeley, University of California Press, 1976, p. 3-121.

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31

Stanley Paine, Fascism. Comparison and definition, Madison, The University of Wisconsin Press, 1980, p. 73-76.

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32

Helgio Trinidade, Integralismo (o fascismo brasileiro na década de 30), Sao Paulo, Difusào Européia do Livro, 1974. Une thèse de doctorat dirigée par Jean Touchard et Georges Lavau à l’ Université de Paris I en 1971.

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33

Renzo De Felice, Intervista sul fascismo, Bari, Laterza, 1975, chap. III.

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34

Roger Griffin, Mathew Feldman, Fascism Critical Concepts in Political Science et Fascism. The Social Dynamics of Fascism, London, Routledge, 2004, vol. 1 et 2.

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35

Voir une nette prise de position dans : Marc Olivier Baruch, Des lois indignes ? Les historiens, la politique et le droit, Paris, Tallandier, 2013, p. 50-64 et 298-299.

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36

Charles S. Maier, « The economics of Fascism and Nazism », in Id., In search of stability. Explorations in historical political economy, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, vol. 2, p. 70-120.

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37

Voir les observations non sans controverse de A. James Gregor, The Search for Neofascism. The Use and Abuse of Social Science, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 8-22.

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38

Max Weber, « Studi critici intorno alla logica delle scienze della cultura », in Id., Il metodo delle scienze storico-sociali, Torino, Einaudi, 2003, p. 89-180.

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40

Jacob Burckhardt, Reflexiones sobre la historia del mundo, Buenos Aires, El Ateneo, 1945.