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Pouvoir de l’État et pouvoir normatif : l’État en tant qu’enseignant coercitif
Professeur de philosophie

(King’s College de Londres)

Tom Pink enseigne la philosophie morale et politique depuis plus de trente ans au King’s College de Londres et mène des recherches sur la théorie de la décision, la psychologie morale et l’histoire de la philosophie morale. Il est connu pour ses livres sur le libre arbitre et la théorie de l’action, pour ses articles sur l’éthique, la théorie politique et juridique, mais aussi pour ses articles sur l’histoire de ces questions, en particulier du XVIe au XVIIIe siècle. Il édite actuellement pour l’édition Clarendon des œuvres de Thomas Hobbes, The Questions concerning Liberty, Necessity, and Chance (Oxford, 2026).

Dans cet entretien, Tom Pink met en évidence l’importance de la métaphysique scolastique de l’action libre comme l’arrière-plan indispensable à la compréhension du tournant de la philosophie morale et politique moderne. Pour comprendre le sens de la critique du libre arbitre dans la philosophie de Hobbes, il faut ainsi faire un long détour par ce que Francisco Suárez, un jésuite espagnol, entend par liberté, et comprendre notamment comment ce dernier inscrit la liberté dans la volonté comprise comme orientée par un pouvoir spécifiquement normatif de la raison. Contrairement aux modernes, Hobbes et Hume notamment, qui réduisent à la suite du premier ou rejettent à la suite du second, la dimension pratique de la raison, la seconde scolastique se donne les outils théoriques pour penser une orientation de l’action en fonction de valeurs. Dans le champ politique, cette scolastique tardive pense l’État comme doté d’une raison publique très différente de celle qui a été mise en avant par les théoriciens libéraux à la suite de John Rawls : distincte de la raison des individus, cette raison entend orienter l’action publique en direction de ce qui vaut comme des biens communs. Oubliée, souvent mal comprise et caricaturée, cette pensée morale et politique constitue selon Tom Pink une ressource pour la pensée contemporaine de l’action et de la politique.

Cet entretien a été réalisé par Luc Foisneau, à Paris, au centre audiovisuel de l’EHESS, 96 boulevard Raspail, le 15 mai 2018 ; il a été complété par Tom Pink le 4 décembre 2024 et traduit par Philippe Garnier et Luc Foisneau.

► Pour accéder à l'entretien avec Thomas Pink, cliquez ici

 

Réalisation : Serge Blerald

© Direction de l'image et du son (EHESS)

Luc Foisneau – Vous avez enseigné la philosophie morale et politique au King’s College de Londres pendant de nombreuses années ? Comment en êtes-vous venu à faire le choix de la philosophie morale ? Ce choix a-t-il été motivé par des raisons particulières ?

 

Tom Pink – À l’origine, je me destinais à une carrière universitaire en histoire. J’ai étudié l’histoire à Peterhouse, un collège de Cambridge qui jouissait à l’époque d’une réputation considérable dans ce domaine, et d’une longue tradition. Les étudiants y travaillaient sur l’histoire de la pensée politique, mais sans recevoir de formation en philosophie ni être encouragés à faire des lectures approfondies en métaphysique et en éthique – cette lacune, soit dit en passant, a eu un effet malheureux sur la manière dont l’École de Cambridge aborde l’histoire de la pensée politique. Ce que je veux dire est que les historiens de cette école écrivent sur un penseur comme Francisco Suárez (1548-1617) sans véritablement connaître la métaphysique sur laquelle reposait sa théorie politique. Ils ne semblent pas s’être beaucoup penchés sur ses Disputes métaphysiques1, par exemple, ce qui nuit à la compréhension de sa théorie politique. Cependant, je m’intéressais déjà l’époque à la philosophie.

Avec un ami, Adrian Cussins, nous avions commencé à discuter de problèmes de philosophie de l’esprit et à échanger des travaux alors que nous étions encore au lycée. Lorsque j’étais à Cambridge, il étudiait la philosophie à Oxford, où il a travaillé sur le connexionnisme et la philosophie de l’intelligence artificielle. Nous sommes restés en contact pendant nos études universitaires et, après la mort soudaine de mon père au cours de ma première année d'université, j’ai connu une période de révolte adolescente tardive. J’ai fait savoir aux historiens de Peterhouse que j’allais changer de discipline et étudier la philosophie.

Le domaine de la philosophie vers lequel je me suis tourné n’avait rien à voir avec la philosophie morale, c’était quelque chose d’aussi éloigné de l’histoire que possible : la philosophie des probabilités et des domaines de la métaphysique, qui en sont proches, en particulier, en lien avec la causalité. Ces matières étaient enseignées à Cambridge par Hugh Mellor (1938-2020), qui est devenu mon directeur de thèse. Même si, plus tard, j’ai commencé un travail philosophique nettement plus orienté vers l’histoire de la philosophie, et aussi en philosophie morale et politique, je n’ai jamais cessé de m’intéresser aux probabilités et à la causalité. Pour comprendre la théorie morale et politique de la tradition scolastique, sur laquelle j’écris beaucoup aujourd’hui, il est essentiel de comprendre qu’elle repose sur des formes très spécifiques et assez complexes de la théorie causale, comme celles que Suárez avait proposées dans ses Disputes métaphysiques. De même, il est très important d’avoir conscience que l’opposition de Hobbes à ces théories de la causalité est au cœur de l’élaboration d’une théorie morale et politique rivale, qui a culminé dans le Léviathan.

De fait, une grande partie de mon intérêt actuel pour la théorie morale et politique provient de mon intérêt initial pour la causalité et les probabilités et de leur importance pour la métaphysique et l’éthique de l’action humaine.

Quelques arguments sur le libre arbitre

Luc Foisneau – Vous avez beaucoup travaillé sur le problème du libre arbitre. Pourriez-vous nous dire en quelques mots ce qui caractérise votre approche ?

 

Tom Pink – Lorsque j’ai commencé la philosophie, je ne m’intéressais pas du tout au libre arbitre. Je travaillais sur la théorie du choix rationnel, sur la décision et la théorie des jeux. À cette époque, vers l’année 1980, de nombreux philosophes s’intéressaient à la théorie de la décision comme moyen d’utiliser les probabilités et les utilités2 pour fournir une théorie descriptive du fonctionnement de l’esprit. Mais il m’est apparu clairement qu’il était très difficile d’utiliser la théorie de la décision pour donner un sens à la façon dont nous pensons habituellement aux décisions. Nous considérons une décision non pas comme une sorte de passion ou quelque chose qui nous arrive, mais comme quelque chose que nous faisons, une sorte d’attitude motivante que nous formons activement, et que nous pouvons former activement bien avant d’exécuter l’action décidée. Une décision est donc un type d’action très particulier, une action intérieure ou mentale d’ordre supérieur, une action que nous effectuons maintenant pour nous amener à effectuer une autre action plus tard. Il est très difficile de faire fonctionner cette conception de la décision comme un véritable type d’action dans le cadre de la théorie standard de la décision. La théorie de la décision conçoit l’action rationnelle comme une maximisation de l’utilité. Mais il est impossible d’appliquer ce modèle de maximisation de l’utilité aux actions de décision, car la rationalité d’une décision n’est pas liée à la mesure dans laquelle la décision elle-même maximise l’utilité ou produit un bien (goodness), mais plutôt aux justifications de l’objet de la décision, sur lequel l’action va porter. En fait, la rationalité d’une décision comporte une dimension passive, comme dans le cas du désir, qui est également rendu rationnel par son objet, ce qui est désiré, et par les justifications en faveur du choix de cet objet. Ainsi, la théorie de la décision est contrainte de traiter les décisions comme Hobbes les a manifestement traitées, comme une sorte de passion ou de désir qui précède et motive l’action sans être elle-même une action à proprement parler. Ou alors, la théorie de la décision fait de la décision une action, mais en tant que maximisation de l’utilité, comme le font David Gauthier3 et David Lewis4. Mais on en arrive alors à des conceptions vraiment absurdes de la rationalité des décisions. Il devient rationnel de prendre des décisions pour effectuer des actions qui sont très mauvaises et totalement dépourvues de justification, simplement pour obtenir une certaine utilité de la décision elle-même.

Il m’est donc apparu clairement que cette conception était plutôt bizarre et très différente de la tradition scolastique médiévale qui comprend les décisions comme des actions mais aussi comme étant rendues rationnelles non pas par leur propre utilité mais par la justification de leurs objets, sur lesquels portent le choix d’action. Pour la tradition scolastique, en effet, le lieu premier de l’action se trouve dans la volonté, dans notre capacité à prendre des décisions. Les actions de la volonté, les décisions de faire des choses, les actions mêmes qui ne peuvent pas être considérées de manière vraisemblable comme maximisant l’utilité, telles étaient pour les scolastiques médiévaux la forme première de l’action. Cette conception scolastique de l’action située dans la volonté était, bien entendu, la cible de Hobbes. Hobbes y était totalement opposé. Et Hobbes était en un sens un ancêtre de la théorie moderne du choix rationnel. J’ai donc abordé le problème du libre arbitre au prisme de mon intérêt pour la psychologie de la volonté. La question était celle-ci : l’action, ce que nous faisons librement, peut-elle se produire dans la volonté elle-même, en tant qu’acte de décision, ou se produit-elle seulement, comme Hobbes le supposait, en tant qu’effet de la volonté, dans les actions voulues.

Luc Foisneau – Cela nous amène à mon deuxième point, qui est le lien entre la philosophie et son histoire. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la manière dont vous concevez l’utilisation ou le retour à des conceptions de la philosophie classique ou scolastique ? Je pense notamment à l'intérêt que vous portez à Suárez et à la manière dont sa philosophie peut éclairer notre compréhension de l’action.

 

Tom Pink – Si Suárez est qualifié de scolastique tardif, c’est pour une très bonne raison. Il hérite d’une très longue tradition, qu’il reconnaît lui-même comme une tradition, qu’il habite et qu’il explore de manière argumentée. En tant que philosophe moderne, vous pouvez également explorer cette tradition en tant que telle, c’est ce qu’ont fait de nombreux historiens de la philosophie médiévale et des débuts de la modernité. Ainsi, on peut établir un lien entre quelqu’un comme Suárez aux traditions antérieures de commentaires sur le Livre des Sentences (1152) de Pierre Lombard (1100-1160) et à la tradition plus récente de commentaires sur Thomas d’Aquin, etc. On explore la tradition de l’intérieur. Je pense bien sûr qu’il est nécessaire et extrêmement intéressant (et complexe) de faire cela. Mais je pense qu’il est aussi important d’examiner ce que j’appelle la structure conceptuelle profonde des types de théories qui sont proposées à l’intérieur de la tradition. Ainsi, par exemple, en ce qui concerne l’action et la volonté, Suárez se situe sur un territoire de débats intenses au sein de la tradition scolastique, entre le thomisme et le scotisme. Dans quelle mesure ce débat entre thomistes et scotistes implique-t-il des hypothèses partagées plus fondamentales, des hypothèses que quelqu’un comme Hobbes remettra plus tard en question et abandonnera ? Que signifie la diversité au sein de la scolastique et quel y est le degré d’uniformité ?

Pour répondre à ce type de question, il faut se pencher sur des questions de structure profonde. Il faut par exemple examiner ce que, fondamentalement, une théorie de l’action est censée faire. Il faut se demander pourquoi certaines hypothèses conceptuelles ou théoriques sur l’action sont formulées dans la tradition scolastique, alors qu’elles ne le sont pas hors de cette tradition. Je pense donc qu’il est extrêmement intéressant de considérer la tradition scolastique à la fois comme une tradition complexe et changeante, mais aussi comme le lieu de formulation d’hypothèses très spécifiques qui sont généralement partagées en son sein, mais que, souvent, l’on n’est pas capable de désigner en termes généraux.

Hobbes, la scolastique et la théorie morale

Luc Foisneau – Étant donné l’importance de Hobbes pour votre propre approche du libre arbitre et de la volonté, pouvez-vous nous dire ce qu’il apporte dans ce débat ? En quoi rompt-il avec la tradition scolastique ? Et pourquoi cette rupture s'est-elle produite ?

 

Tom Pink – La rupture ne concerne pas seulement l’action et la volonté, mais aussi des notions éthiques générales, les idées de droit et d’obligation, la raison et d’autres notions comparables. Une certaine idée de la distinction entre l’homme et l’animal est essentielle chez Hobbes. Pour Hobbes, cette distinction n’a pas beaucoup d’importance. Les humains sont beaucoup plus proches des animaux d’un point de vue métaphysique que les scolastiques ne l’ont jamais admis. Certains disent, et il y a une part de vérité dans cette affirmation, que Hobbes reprend des éléments de la tradition scolastique sur la nature des animaux et les applique également aux humains. En revanche, la tradition scolastique construit la moralité du moi sur l’idée que les humains sont métaphysiquement très différents. Contrairement aux animaux, les humains portent l’image de Dieu. Cela implique une différence radicale par rapport aux animaux, non seulement dans nos capacités et nos états psychologiques, mais aussi dans notre rapport au pouvoir. Par pouvoir, j’entends la capacité de produire ou d’empêcher des résultats. La causalité ordinaire, le pouvoir d’une brique de briser une fenêtre, est une forme de pouvoir exercée par la brique lorsqu’elle est lancée et à laquelle la fenêtre est soumise lorsqu’elle se brise. Ici, une partie de la nature matérielle a un impact sur une autre et produit un résultat par le biais d’une force causale ordinaire. Pour les scolastiques, la causalité ordinaire n’est pas la seule forme de pouvoir. En tant qu’êtres humains, nous exerçons et sommes soumis à des formes particulières de pouvoir qui impliquent notre capacité de raisonnement, que les animaux non rationnels ne peuvent pas directement exercer ou auxquels ils ne peuvent pas être directement soumis. Ces formes de pouvoir sont très différentes de la causalité ordinaire. Elles impliquent différents détenteurs de pouvoir ou, du moins, différents modes d’exercice du pouvoir. L’un des types de pouvoir est un pouvoir que nous exerçons nous-mêmes, le pouvoir de liberté. Ce pouvoir est souvent compris dans la tradition scolastique, y compris par Suárez, comme une sorte de causalité efficiente, mais pas cette causalité efficiente impliquée dans le fait qu'une brique brise une fenêtre.

Dans le cas d’une brique, la nature du pouvoir de la brique dicte ce qui va se passer – comment, lorsque la brique frappe la fenêtre, ce pouvoir va s’exercer. La manière dont la brique exerce son pouvoir, qu’elle brise la fenêtre ou non, n’est certainement pas laissée à l’appréciation de la brique. La liberté est très différente. La cause, le détenteur du pouvoir, qui est l’agent libre, contrôle la manière dont le pouvoir est exercé, de sorte que le fonctionnement du pouvoir n’est pas simplement dicté par la nature du pouvoir lui-même, mais laissé à son détenteur. Dans le cas de la liberté, j’ai le pouvoir de lever la main ou de la baisser, et c’est à moi de décider comment j’exerce ce pouvoir. Avec la liberté, il existe donc une forme très particulière de causalité efficiente, que Suárez appelle causalité contingente – le pouvoir est contingent précisément parce que la manière dont il est exercé dépend du détenteur du pouvoir – et qu’il oppose à la causalité nécessaire exercée par les briques, où la nature du pouvoir conditionne la manière dont il est exercé. Mais au-delà, il y a ce que j’appelle le pouvoir normatif, qui est le pouvoir impliqué dans l’exercice de notre capacité de raisonnement, quelque chose que nous possédons mais que les animaux ne possèdent pas. Il s’agit d’un pouvoir auquel nous sommes soumis, une force de la raison qui nous pousse à former des états mentaux et à accomplir des actions qui sont justifiées, que la raison soutient.

Ces pouvoirs normatifs impliquent des justifications ou des références à des valeurs, comme la vérité ou l’excellence5, veritas ou bonitas, qui agissent sur nous par l’intermédiaire des objets de pensée auxquels elles sont attachées. Une affirmation, objet de pensée et objet potentiel de notre croyance, est probablement vraie, et sa vérité probable exerce un pouvoir sur nous, pour nous inciter à la croire. Ou alors, nous avons en pensée un objectif potentiel d’action, un objet potentiel de décision. Ce but potentiel est très bon et son excellence nous incite à le choisir comme objectif. Ces propriétés normatives, la vérité et l’excellence, nous touchent à travers les objets auxquels elles sont attachées – des objets de pensée que nous considérons lorsque nous délibérons sur ce qu’il faut croire ou décider. Elles nous poussent à former des croyances et à prendre des décisions justifiées, c’est-à-dire fondées en raison. Ces pouvoirs normatifs de vérité et d’excellence échappent complètement, ou presque, aux animaux. Il existe un débat pour savoir dans quelle mesure les animaux en sont privés, mais simplifions les choses en ignorant ce débat. Le pouvoir normatif est au cœur de notre fonctionnement en tant que personnes capables de raisonner et au cœur de la manière dont nous atteignons le bonheur, puisque l’exercice approprié de la raison, notre réponse à la vérité et à l’excellence, importe au plus haut point à notre bien-être.

Luc Foisneau – Mais ces idées de pouvoir sont précisément ce que Hobbes critique dans son débat avec l’évêque John Bramhall (1594-1663) sur la liberté, la nécessité et le hasard. Je précise que vous êtes en train de préparer l’édition de The Questions concerning Liberty, Necessity and Chance pour les presses Clarendon à Oxford6. Ces idées, que l’on trouve chez Suárez, sont présentes dans la théologie de Bramhall et dans sa vision de la liberté et de la nécessité. Pourriez-vous revenir sur la nature de la critique que Hobbes met en œuvre dans sa polémique avec Bramhall ?

 

Tom Pink – Il y a deux lignes d’attaque. La première consiste à attaquer la liberté en tant que pouvoir. L’autre consiste à attaquer la raison en tant que pouvoir normatif. Je pense que l’approche de Hobbes est intéressante, parce qu’elle est différente dans chacun de ces deux cas.

En ce qui concerne la liberté, il est extrêmement combatif. Il affirme sans l’ombre d’un doute que la liberté n’existe tout simplement pas en tant que forme de pouvoir, qu’elle ne pourrait jamais exister. La liberté n’est pas un pouvoir que nous exerçons pour déterminer nous-même ce que nous allons faire. Ce pouvoir n’existe pas, tout simplement. Nos actions sont déterminées et rendues nécessaires par nos désirs, et non pas librement déterminées par nous. Pour Hobbes, le seul pouvoir dans la nature est la causalité ordinaire, celui que des choses comme les briques ont de briser des fenêtres, ou des passions dans notre propre tête de nous pousser à l’action. Ici, le caractère opératoire de la cause est toujours rendu nécessaire par la nature de son pouvoir. Ainsi, une fois que j’ai un désir suffisamment fort de faire quelque chose, c’est forcé que je sois poussé à le faire. Dans le vocabulaire de la philosophie contemporaine, on dira que Hobbes n’est pas un compatibiliste7. Pour les compatibilistes contemporains, la liberté demeure une forme de pouvoir, mais qu’il faut comprendre dans les termes du compatibilisme, comme un pouvoir attaché à nos désirs de nous faire agir comme désiré. Hobbes est plus radical. La liberté n’est plus une forme de pouvoir, mais l’absence d’obstacles au pouvoir. Et cela ne doit pas être propre aux êtres humains, car les rivières, par exemple, qui possèdent une force causale, la force de leur courant, peuvent être libres si elles ne rencontrent pas de barrage et que la force de leur courant leur permet de s’écouler sans obstacle jusqu’à la mer. Hobbes est extrêmement combatif à ce sujet, et je pense qu’il y a plus d’une chose en jeu.

À un certain niveau, il y a chez Hobbes un programme théologique, que je pense sincère et qui se situe au tout premier plan du débat avec Bramhall, dans lequel Hobbes se présente comme un héros de la cause protestante. Ainsi, selon Hobbes, quiconque pense qu’il existe un pouvoir de liberté serait une sorte de crypto-catholique. Or, bien entendu, Bramhall est un arminien8 qui a manifestement un certain respect pour Suárez, ce que Hobbes nous indique avec une sorte d’agacement. Hobbes déclare en effet que « quiconque se trouve lire les Opuscula de Suárez, dans lequel il écrit sur le libre arbitre et sur le concours que Dieu apporte à la volonté de l’homme, y trouvera la majeure partie, sinon la totalité, de ce que l’Évêque a fait valoir dans cette question9 ». Ces propos visent manifestement à mettre Bramhall dans l’embarras, en le liant, lui, un protestant anglican, à un jésuite espagnol. En même temps, il y a, je pense, un programme intellectuel beaucoup plus fondamental chez Hobbes, qui vise à changer la façon dont on comprend la loi.

La loi implique l’obligation – elle nous soumet à des obligations et à des devoirs. La théorie scolastique tardive de la loi et de l’obligation est entièrement fondée à la fois sur l’idée de la liberté en tant que pouvoir par lequel nous déterminons nous-mêmes ce que nous allons faire et sur l’idée que la raison nous soumet à un pouvoir de nature normative. La loi est la raison en tant que pouvoir de pousser à agir et de diriger la manière dont nous exerçons notre pouvoir de liberté. En effet, la fonction de direction d’un pouvoir de liberté est essentielle pour faire de la raison une véritable loi. Grâce à cette liberté directrice, la raison passe du statut de conseil, selon lequel quelque chose serait une bonne idée, qui pourrait vous inciter à former des croyances qui ne sont pas sous votre contrôle, à quelque chose qui n’est pas simplement un conseil, mais qui a l’exigence, la force d’obligation de la loi. La raison ne peut devenir source d’exigence que lorsque vous êtes libre de lui désobéir. Ce n’est que si vous êtes libre que vous pouvez être moralement responsable de suivre la directive rationnelle. Ce n’est que dans ce cas que la directive peut vous lier avec la force de l’exigence ou de l’obligation. Hobbes nie catégoriquement que ce soit la bonne façon de comprendre la loi et l’obligation. La loi devrait simplement être comprise comme une raison d’un certain type, soutenue par des commandements, comme des théorèmes de la raison qu’un supérieur vous ordonne de suivre. Je dis que Hobbes comprend la loi dans les termes d’une raison « d’un certain type », parce que, bien qu’il rejette absolument l’idée qu’il puisse exister un pouvoir de la raison capable de nous inciter à agir, ce rejet est atténué. Il n’est pas aussi direct et explicite que le rejet par Hobbes du pouvoir de la liberté.

En ce qui concerne la raison, Hobbes abandonne la théorie scolastique des pouvoirs propres à la nature rationnelle. La raison n’implique plus un pouvoir distinct de la causalité ordinaire, pouvoir auquel seuls les humains rationnels peuvent répondre. La raison n’est plus qu’un ensemble de théorèmes sur la manière de survivre, et ces théorèmes impliquent un désir de survie intrinsèque que nous possédons presque tous. En effet, nous partageons ce désir de survie avec les animaux dépourvus de raison. C’est ce désir et sa force causale ordinaire qui nous poussent à suivre la raison. Hobbes ne veut pas abandonner complètement l’idée d’une raison directive, même si celle-ci ne prend plus la forme d’un pouvoir qui nous pousse à l’action en raison de l’excellence (goodness) d’une qualité recherchée. S’il ne préservait pas quelque chose de cette idée de raison directive, il ne resterait dans la philosophie de Hobbes que très peu de normativité.

Selon moi, la normativité présente deux aspects. Il y a ce que j’appelle la normativité de l’évaluation, selon laquelle les gens sont classés en meilleurs ou pires. La raison implique évidemment ce type d’évaluation. Nous classons de fait les gens en raisonnables ou déraisonnables. Mais nous pensons qu’il existe une autre dimension de la normativité, que j’appelle directive. Et cette dimension implique une certaine capacité à être dirigés d’une manière à laquelle nous pouvons répondre ; cela implique aussi un certain pouvoir de nous inciter à l’obéissance. La raison comprend également cette dimension. Les justifications nous incitent à penser, à vouloir ou à agir de manière justifiée, et notre rationalité implique que nous soyons capables de répondre à ces justifications et d’être en quelques sorte mus par elles.

Le débat avec Bramhall montre très clairement que, pour Hobbes, la directive vient en premier – nous n'avons aucune compréhension de l’évaluation indépendamment d’elle. Plus précisément, Hobbes affirme que nous n’avons aucune idée du bien moral (moral goodness) – de nous conformer à une norme morale – si ce n’est en obéissant à une loi de la raison, c’est-à-dire en suivant une direction rationnelle. Hobbes doit donc continuer à parler de la raison comme d’une directive, parce que c’est fondamental pour sa théorie normative, mais tout en évitant l’idée d’un pouvoir orienté vers le bien (power of goodness) qui nous pousserait à décider en fonction des qualités des choses. Par conséquent, la force qui nous meut provient maintenant, selon les modalités de la causalité ordinaire, de notre désir de survivre, un désir qu’aucun pouvoir orienté vers le bien (power of goodness) ne nous incite jamais à avoir, mais qui s’impose à nous de toute façon.

En ce qui concerne la liberté, Hobbes est très explicite, comme je l’ai dit. La liberté en tant que pouvoir n’existe pas. Mais en ce qui concerne la raison, Hobbes est un peu plus nuancé. Le pouvoir de la raison de mouvoir la volonté sous la forme de la loi a été expliqué par la scolastique tardive comme une forme de causalité finale. Mais Hobbes ne dit pas non plus de but en blanc que la causalité finale n’existe pas. Au contraire, il « explique » la causalité finale, c’est-à-dire qu’il s’en débarrasse en disant qu’elle n’est rien de plus qu’une causalité ordinaire appliquées à des désirs internes, tels que le désir de survivre. La cause finale n’est plus un but qui nous attire vers un objet en raison des qualités de celui-ci, elle repose simplement sur des idées d’objets extérieurs qui incitent la force causale ordinaire de nos désirs à chercher des moyens de leur satisfaction.

Luc Foisneau – Est-ce que je peux vous interrompre sur ce point parce que ce que vous venez de dire de la normativité me semble très important. Quel rapport y a-t-il, s’il y en a un, entre l’opposition de Hobbes aux théories scolastiques tardives du pouvoir normatif et les théories modernes de la raison et de la justification ? Des philosophes contemporains, comme Rawls et Scanlon, qui font appel à la notion de justification dans la théorie morale nous inciteraient-ils à un retour à la scolastique tardive ?

 

Tom Pink – Non, je ne pense pas du tout que ce soit le cas. En effet, les conceptions des philosophes contemporains qui font appel à la raison dans la théorie morale sont en réalité celles de Hobbes et de Hume, le successeur de Hobbes, mais d’une manière quelque peu atténuée, de sorte qu’ils semblent prendre la raison plus au sérieux qu'ils ne le font en réalité. Les philosophes moraux contemporains ne croient pas plus en un pouvoir de la raison de nous orienter que Hobbes ou Hume, ou, en tout cas, même s’ils nous décrivent comme répondant à des justifications ou écrivent que les justifications nous orientent, ils ne rendent absolument pas compte du type de pouvoir que cela implique. Ils n’ont aucune métaphysique du pouvoir normatif. Si un pouvoir quelconque nous pousse à agir, il semble, pour eux, n’être qu’une causalité ordinaire, c’est-à-dire un pouvoir lié non pas à des qualités (goodness) opérant sur nous par le biais d’objets mentaux, mais à nos propres états psychologiques. Les théories scolastiques tardives sur le pouvoir de la raison de mouvoir la volonté sont tout simplement trop problématiques d’un point de vue métaphysique. Comment peut-on considérer la qualité ou l’excellence (goodness) comme une forme de pouvoir s’attachant à des choses qui semblent ne pas exister réellement, qui sont simplement des objets de pensée ? Ce type de pouvoir est très éloigné de la causalité ordinaire. La cause, le support du pouvoir, est un objet qui n’est qu’intentionnel. Et le pouvoir en question n’opère qu’à travers ces objets et uniquement sur l’esprit. Cette conception du pouvoir n’est tout simplement pas disponible dans la philosophie de l’esprit contemporaine. Le problème du mental dans la philosophie contemporaine de l’esprit concerne la nature des états mentaux, mais en tant que causes ordinaires liées d’une certaine manière à des états physiques considérés aussi en tant que causes ordinaires. Les philosophes contemporains ne supposent pas un instant que les objets intentionnels des états mentaux sont également des causes, exerçant une sorte de pouvoir qui leur est propre pour produire ces états mentaux. Or, bien sûr, c’est précisément ce qui est envisagé dans la théorie psychologique scolastique.

Deux perspectives sur l’État et la raison publique

Luc Foisneau – Les théories scolastiques tardives de la raison et du bien sont très différentes. Pourriez-vous les mettre en relation avec la question du bien commun en politique ? La scolastique comprenait-elle le bien commun et la normativité politique en des termes également différents ?

 

Tom Pink – La tradition scolastique a une façon très particulière de penser l’État que l’on ne retrouve pas dans la philosophie politique moderne, bien que la façon scolastique de penser l’autorité politique soit très naturelle. En fait, je pense que c’est la bonne façon de penser l’autorité politique.

La scolastique considère l’autorité politique comme totalement distincte de toute autorité ou de tout droit appartenant à des individus ou à des groupes d’individus privés. Dans la tradition scolastique, comme dans la tradition du droit romain, les États ont des formes de droit ou d’autorité qu’aucun individu ne pourrait jamais posséder. Le droit de punir en est un bon exemple. L’État a le droit de punir les gens, mais aucun particulier ne pourrait jamais avoir le droit de punir qui que ce soit, car les particuliers n’ont pas du tout l’autorité nécessaire. Des penseurs tels que Suárez et Luis de Molina (1535-1600) anticipent explicitement, mais rejettent tout aussi explicitement la conception de Locke d’un état de nature pré-politique peuplé d’individus déjà en possession du droit de punir ceux qui violent la loi de la nature. Et ce rejet de la conception lockienne d’un droit de punir attribué à des individus privés est très loin d’être idiote. Beaucoup de gens diraient, bien sûr, qu’une personne privée n’a pas le droit de punir autrui. Tout simplement, les individus ne possèdent pas une telle autorité sur autrui. Ce refus d’un droit privé de punir autrui signifie que l’autorité de l’État ne peut être expliquée comme le font Hobbes et Locke – comme une autorité ou un droit appartenant à l’origine aux individus, mais transféré ou cédé d’une manière ou d’une autre à l’État. Mais comment expliquer alors un pouvoir de punir propre à l’État, qui ne peut naître que politiquement ?

La théorie politique scolastique a une réponse qui est liée à sa conception de la raison comme impliquant un pouvoir normatif. On peut présenter les choses de la manière suivante. Les êtres humains ont déjà, en tant qu’individus privés, une capacité naturelle à répondre à la raison, c’est-à-dire à un pouvoir normatif de vérité en matière de croyance, et à un pouvoir orienté vers le bien (goodness) en matière de pratique et de volonté. Mais c’est seulement d’un point de vue privé qu’ils en sont vraiment capables. En tant qu’individu, j’ai une certaine compréhension de mes propres intérêts et des intérêts des autres personnes qui sont en relation privée avec moi. Je peux comprendre qu’un bien vous soit, ou me soit bénéfique. Mais je n’ai pas naturellement une compréhension des intérêts d'une « communauté complète » – une communauté entière de personnes avec lesquelles je n'ai aucun lien privé – ou de la propriété en tant qu’institution publique servant les intérêts de cette communauté complète et de ses membres. La conception d’un bien véritablement public, le bien commun d’une communauté dans son ensemble, nécessite des institutions politiques et se communique par le biais d’institutions politiques, c’est-à-dire par l’intermédiaire de l’État. La raison publique implique le pouvoir de la raison de nous amener à comprendre et à poursuivre le bien d’une communauté humaine dans son ensemble, et ce pouvoir d’une raison véritablement publique doit être médiatisé par des institutions politiques.

Nous pouvons comprendre pourquoi, pour la tradition scolastique, l’État possède certaines formes d’autorité que les individus ne peuvent pas posséder. C’est parce que seul l’État nous permet de comprendre le bien d’une communauté humaine dans son ensemble et d’en tenir compte. C’est cette compréhension qui est nécessaire pour décider de punir des personnes, et c’est d’elle que dépend l’argumentation sur le caractère raisonnable de ces décisions, dont ne dispose tout simplement pas l’humanité pré-politique. Pour Suárez, la raison publique est quelque chose qui nous touche, mais à laquelle nous ne sommes pas très réceptifs en tant qu’individus privés. C’est pourquoi l’État suarézien est, selon la formule que je propose, un enseignant coercitif. Les parties de l’État qui sont impliquées dans l’orientation juridique positive et la punition ont pour but de s’assurer que nous sommes correctement réceptifs à quelque chose que nous ne comprendrions pas vraiment sans l’État, à savoir la raison en tant qu’elle implique le bien de la communauté. Il est essentiel de disposer d’un récit à propos de la métaphysique du pouvoir normatif et de la manière dont nous sommes réceptifs à ce pouvoir normatif. Ce récit diffère radicalement de la manière dont la raison publique est comprise dans la théorie politique libérale moderne. Dans cette dernière, l’idée d’une raison publique ne s’accompagne d’aucune métaphysique de la raison que l’on puisse prendre au sérieux.

Dans la théorie politique libérale moderne, les individus privés ont accès à la raison publique dans son intégralité. La notion de « caractère public » (publicity) sert plutôt à restreindre le contenu de la raison publique aux conceptions que tous les individus « raisonnables » sont censés partager. La raison publique est censée être la propriété commune de tous les individus que nous considérons comme « raisonnables ». En effet, la notion de « caractère public » est utilisée pour établir les limites d'une discussion politique acceptable. Ainsi, la raison publique peut être considérée comme excluant la religion ou la métaphysique du bien (goodness), parce que, soi-disant, celles-ci ne seraient pas la propriété commune de tous les participants à une discussion raisonnable. Des personnes raisonnables peuvent en effet rejeter ces théories religieuses ou métaphysiques ou être en désaccord à leur propos. Ainsi, dans la théorie politique libérale, nous ne parlons pas de la raison publique comme relevant d’une capacité à répondre, d’une manière ou d’une autre, à un pouvoir normatif directif. Nous définissons plutôt ce qui constitue un discours acceptable dans la sphère politique. De fait, la théorie scolastique de la raison publique serait vraisemblablement exclue de la raison publique libérale moderne comme relevant d’une métaphysique trop problématique et discutable.

Rationalisme moral et scepticisme

Luc Foisneau – Une dernière question : comment allez-vous développer ces idées ? Avez-vous des projets spécifiques sur la compréhension de l’État en tant qu’enseignant coercitif ? Cette idée semble contraire à certaines formes de libéralisme en théorie politique...

 

Tom Pink – Je pense qu’une figure très intéressante dans ce débat est celle de David Hume, quelqu’un qui est plutôt mal compris par la théorie politique moderne, en particulier par les tenants rawlsiens ou post-rawlsiens de cette théorie que je désigne volontiers comme le « rationalisme de Harvard ». Le « rationalisme de Harvard » est une théorie politique qui invoque la raison, bien qu’il soit totalement dépourvu d’une métaphysique de la raison en tant que pouvoir de motivation. David Hume dit ouvertement ce que Hobbes a exprimé sous une forme plus feutrée, à savoir qu’il n’existe rien de tel qu’une motivation par la raison. La raison ne nous motive jamais. Seuls nous poussent à agir les états psychologiques porteurs d’un pouvoir causal ordinaire.

Nombreux sont ceux qui interprètent aujourd’hui le scepticisme de Hume à l’égard de la raison pratique comme une négation du fait que les croyances ou les états cognitifs nous poussent à l’action. Mais je ne pense pas que Hume exclue réellement que les croyances nous poussent à agir. Pour Hume, les désirs comprennent les anticipations de souffrances ou de plaisirs, qui sont en ce sens des formes de croyance. Hume admet donc que les croyances nous poussent à agir. Ce que Hume exclut, c’est le pouvoir de la raison pratique elle-même à nous motiver, ce en quoi les scolastiques tardifs croyaient manifestement, à savoir une forme de pouvoir normatif, un pouvoir d’être orienté vers le bien (power of goodness) qui peut motiver la volonté et nous inciter à décider de poursuivre des objectifs en raison de leur excellence. Le projet de Hume est de fournir une théorie du normatif qui relève uniquement de l’évaluation, et qui exclut une théorie de la direction normative. Les normes morales ne sont pas des normes de la raison, mais, simplement, des normes de ce que Hume appelle le mérite. Ce sont simplement des normes de ce que l’on peut apprécier à titre personnel. Et ce projet humien implique une théorie politique – une théorie politique qui est fascinante parce que, contrairement à la plupart des théories politiques modernes, elle se dispense entièrement de faire appel à la raison pratique. Des notions telles que la liberté impliquent pour Hume des sentiments entièrement dépourvus de toute rationalité, et non des valeurs qui peuvent faire l’objet d’une analyse rationnelle, d’une manière ou d’une autre. C’est pourquoi une grande partie de mon travail portera sur le projet de comprendre la normativité comme le faisait Hume, c’est-à-dire sans recourir à une théorie de la raison, y compris de cette théorie de la raison plutôt superficielle que l’on rencontre dans la théorie politique libérale moderne.

Il existe toute une série de positions à explorer. Il y a le scepticisme de la raison complète de Hume. Il y a ensuite des rationalismes. Il s’agit de théories qui donnent la priorité au droit sur le bien, qui cherchent à comprendre la raison sans faire appel à des normes d’évaluation morale, mais aussi (de nos jours) sans une solide métaphysique de la direction. Et puis, plus ou moins entre les deux, il y a la théorie politique et éthique de la scolastique tardive, qui prend la métaphysique de la direction très au sérieux, mais qui va plus loin d’une certaine manière très semblable à celle de Hume, en mettant l’accent sur la théorie de l’évaluation normative pour expliquer et étoffer la théorie de la direction normative. Suárez ne pense pas que l’on puisse comprendre complètement la direction rationnelle antérieurement à et indépendamment d’une théorie de l’évaluation normative. Il pense que la théorie de la direction rationnelle doit être éclairée par une théorie de l’évaluation.

La théorie moderne de la vertu pense souvent que l’obligation est une chose et que la vertu, le bien moral (moral goodness), en est une autre. Mais la scolastique tardive affirme que la façon dont nous comprenons l’obligation comme une forme particulièrement exigeante de direction rationnelle passe précisément par son lien avec les normes d’appréciation du bien et du mal moral.

Mes parents m’ont fait découvrir la nature de l’obligation morale en me disant que « ce serait très mal de ma part de frapper ma petite sœur ». Ils me disaient que frapper ma sœur était mal, que c’était contraire à une obligation – quelque chose qui était exigé de moi comme une orientation morale – en présentant cette orientation comme une directive qu’il serait mal de ne pas suivre, et donc comme une norme à partir de laquelle je devais procéder à des évaluations.

Nous avons donc d’un côté les sceptiques de la raison (comme Hume), de l’autre les rationalistes (comme les kantiens), et je pense que la scolastique se situe de manière très intéressante au milieu, mais avec une métaphysique du pouvoir ou de la force profondément distincte.

Luc Foisneau – Quels sont les ouvrages que vous avez publiés qui pourraient être lus par les personnes désireuses de prolonger la lecture de cet entretien ?

 

Tom Pink – Mon approche du libre arbitre figure dans les deux livres suivants : Self-Determination : The Ethics of Action (Oxford, 2016) et, pour une approche plus accessible aux non-spécialistes, Free Will : A Very Short Introduction (Oxford, 2004).

 

J’ai publié de nombreux articles qui sont disponibles en ligne sur academia.edu.

 

Je me contenterai d’en mentionner ici un petit nombre, avec des liens vers ce site :

 

« Suarez on Authority as coercive teacher » : Cet article traite de la théorie politique de Suárez, de son fondement dans la métaphysique de Suárez et de la manière dont, malgré des éléments contractuels, elle diffère profondément de la tradition contractualiste de Hobbes et de Locke.

 

« Final Causation » : Cet article examine les théories scolastiques tardives de l’action et de la motivation et le type de théorie causale qu’elles impliquent, en particulier, leur fondement dans une théorie spécifique de la causalité finale.

 

« Agents, Objects and their power in Suarez and Hobbes » : Cet article examine également l’action et la causalité, en soulignant les raisons de la différence entre Suárez et Hobbes. 

 

« Law and the Normativity of obligation » : Issu d’une conférence donnée pour la revue de philosophie du droit Jurisprudence, cet article traite de la manière dont la tradition scolastique du droit naturel du début des temps modernes et la jurisprudence anglo-saxonne moderne, conçoivent le droit et l’obligation de manière très différente – et comment cela est lié à des conceptions également très spécifiques de l’action humaine et de l’autodétermination.

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    1

    Francisco Suárez, Disputes métaphysiques, I, II, III, trad. fr. Jean-Paul Coujou, Paris, Vrin, 1998.

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    2

    Pour une définition du terme « utilité » dans la théorie, voir R. A. Briggs, « Normative Theories of Rational Choice : Expected Utility », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Édition hiver 2023). En ligne : https://plato.stanford.edu/archives/win2023/entries/rationality-normative-utility.

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    3

    Voir David Gauthier, Morale et contrat. Recherche sur les fondements de la morale (1986), trad. fr. S. Champeau, Sprimont, Mardaga, 2000 ; voir, aussi, « In the neighbourhood of the Newcomb-predictor », Proceedings of the Aristotelian Society, n° 89, 1989, p. 179-194.

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    4

    David Lewis, « Devil’s bargains and the real world », in D. MacLean (dir.), The Security Gamble: Deterrence Dilemmas in the Nuclear Age, Totowa, N.J. : Rowman and Allanheld, 1984.

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    5

    Le terme goodness désigne la qualité de ce qui est bon, sa « bonté », mais, en français, l’usage de ce dernier terme n’est utilisé que pour désigner une qualité morale, celle d’une personne ou d’une action morale jugée « bonne », alors que dans l’anglais philosophique goodness désigne des qualités qui ne sont pas uniquement morales. Suivant les contextes, on a donc traduit goodness soit par « excellence », soit par « qualité », soit par « bien ». Le titre de l’ouvrage de Philippa Foot, Natural Goodness (Oxford, 2001), a été traduit en français par Jean-Marc Tétaz par Le bien naturel (Genève, 2014).

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    6

    Pour la traduction française, voir Hobbes, Les questions concernant la liberté, la nécessité et le hasard, trad. fr. L. Foisneau et Fl. Perronin, Paris, Vrin, 1999.

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    7

    Le compatibilisme offre une solution au problème du libre article, en affirmant qu’il n’y a pas de contradiction entre le libre arbitre et le déterminisme, mais que les deux sont compatibles.

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    8

    Au sein du protestantisme, l’arminianisme est une doctrine qui cherche à ménager une place à la liberté humaine contre à la doctrine calviniste stricte de la prédestination, qui sera défendue par les gomaristes. Jacobus Arminius (1560-1609) est le pasteur et théologien néerlandais, qui a formulé cette thèse.

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    9

    Hobbes, Les questions concernant la liberté, la nécessité et le hasard, trad. fr. L. Foisneau et Fl. Perronin, Paris, Vrin, 1999. p. 79-80.

    Pour citer cette publication

    Thomas Pink et Luc Foisneau, « Pouvoir de l’État et pouvoir normatif : l’État en tant qu’enseignant coercitif » Dans Luc, Foisneau (dir.), « Actualité de la philosophie politique normative », Politika, mis en ligne le 05/03/2025, consulté le 07/03/2025 ;

    URL : https://www.politika.io/fr/article/pouvoir-letat-pouvoir-normatif-letat-tant-quenseignant-coercitif