Théologique, religieux et politique en Russie impériale

L’histoire de la Russie postsoviétique montre qu’elle est confrontée aujourd’hui, comme à l’époque soviétique et à l’époque impériale, à la nécessité de gérer une double diversité, ethnique et religieuse, dont les conflits au Caucase constituent la manifestation la plus aiguë. Elle atteste aussi du rôle croissant du religieux – notamment de l’orthodoxie – dans la vie politique, sociale et culturelle, qui se manifeste par la quête de légitimation théologico-politique et la mise en avant par l’autorité de la fonction morale des religions, vues comme garantes de l’ordre social établi. L’influence des religions s’exerce en premier lieu à travers le système éducatif, mais également dans le domaine des relations internationales. La présence des hauts dignitaires religieux, invités – officiellement ou officieusement – à participer aux négociations et aux rencontres diplomatiques, certifie que les religions sont perçues par le pouvoir comme l’un des instruments de la politique extérieure. Autrement dit, les religions sont à nouveau mobilisées par l’État comme ressource symbolique et morale dans ses rapports d’une part, avec un Occident sécularisé et laïcisé, mais marqué par l’héritage du christianisme catholique et protestant, et d’autre part, avec les différents Orients, en particulier avec le Proche-Orient, lieu des conflits politico-religieux les plus importants dans le monde contemporain.

L’ensemble de ces phénomènes atteste que les relations entre l’État, les religions et la société constituent l’un des problèmes majeurs de la Russie postsoviétique, laquelle se réfère de plus en plus dans ses pratiques politiques à l’époque impériale. Les évolutions actuelles de la société postsoviétique, d’un côté, et la revendication de l’héritage impérial par l’élite politique, de l’autre, incitent à réfléchir sur l’importance du facteur religieux dans l’histoire russe sur la longue durée. C’est pourquoi ce texte propose quelques éléments d’analyse du rapport entre le théologique, le religieux et le politique en Russie impériale à la fin du XVIIIe et début du XXe siècle.

Les tours de Kremlin et de la Basilique de Saint-Basile, à Moscou

Le religieux en Russie, architectures.

Moments clés de l’histoire impériale russe

La chronologie retenue va du règne de Catherine II, sous lequel se met en place le système juridico-administratif de gestion des religions non orthodoxes, à la fin du règne de Nicolas II et la disparition de l’Empire des tsars. Cette période de presque cent cinquante ans s’inscrit à son tour dans le temps plus long de la formation impériale et des relations entre trois acteurs majeurs de l’Empire : l’État, l’Église orthodoxe et les religions non-orthodoxes. Il y a deux moments forts : le XVIe siècle, temps de conquête des premières terres non-russes et non-orthodoxes à l’Est de la Moscovie, qui ouvre l’espace russe à l’hétérogénéité religieuse avec l’arrivée de l’islam ; puis le règne de Pierre le Grand, qui se proclame Empereur de Russie en 1721 et réforme profondément la structure de l’Église orthodoxe russe, en abolissant, la même année, la dignité patriarcale, et en la remplaçant par une institution collégiale, le Saint-Synode, dirigée par le procureur général.

Les conquêtes des terres non-russes et non-orthodoxes qui commencent au XVIe siècle et qui s’étalent sur trois cents ans, font, au XIXe siècle, de l’Empire russe un Empire des religions, l’unique entité politique dans le monde incluant sur son sol de vastes populations appartenant aux quatre grandes religions (christianisme, islam, judaïsme, bouddhisme). Cependant, l’Empire russe peut être défini comme l’Empire des religions non seulement pour cette raison factuelle, mais surtout parce que plusieurs religions sont impliquées dans tous les processus de construction et d’administration impériale : ce sont les religions qui légitiment l’autorité monarchique et garantissent l’ordre moral et social ; ce sont les religions, et plus particulièrement l’orthodoxie, qui se trouvent à la base de l’idéologie dominante en Russie au XIXe siècle – la triade Orthodoxie, Autocratie, Esprit national – et au fondement des principaux courants de pensée – slavophilisme, panslavisme et conservatisme ; c’est à travers l’appartenance religieuse que l’État définit et identifie l’appartenance ethnique ou nationale des communautés et des individus ; c’est enfin à travers le système législatif appliqué aux religions – fixé dans le Code des Lois de 1832 et dans les Statuts des confessions étrangères de 1857 – et à travers les institutions de contrôle des cultes que le pouvoir monarchique gouverne la population multi-religieuse et multi-ethnique.

Ainsi, bien que dans le dernier tiers du XIXe siècle la montée des mouvements nationaux et le désir du pouvoir lui-même de construire un État-nation russe complexifient l’(auto)-identification des individus et des groupes, et bien que le développement d’une conception individuelle de la liberté de conscience, liée aux tendances sécularistes de la société russe, poussent le régime à promulguer le Manifeste du 17 octobre dans le contexte révolutionnaire de 1905, et donc à modifier le cadre juridique existant, c’est encore essentiellement à travers la politique confessionnelle que la monarchie russe administre les peuples de l’Empire au début du XXe siècle.

Par ailleurs, la formation de l’Empire russe s’effectue parallèlement à celle d’empires continentaux voisins – Empire ottoman, Empire d’Autriche et, après 1871, Empire allemand – c’est-à-dire dans un contexte où les frontières sont en mouvement et où les borderlands constituent des zones d’influence importante dans ce système d’Empire contigus. De ce fait, l’Empire russe utilise également les religions dans sa politique extérieure pour affirmer son statut de puissance régionale au XVIIIe siècle, et de grande puissance européenne au XIXe siècle, en s’appuyant sur trois types d’acteurs religieux : les pèlerins orthodoxes, mais aussi musulmans, juifs, et bouddhistes, sujets du tsar russe, qui permettent à la Russie de se présenter sur la scène internationale comme un pays respectueux des différentes religions non-orthodoxes, voire comme leur protectrice (dans le cas de l’islam et du bouddhisme) ; les diasporas non-orthodoxes (en particulier arménienne, et parfois juive) des Empires adjacents, souvent vues par les protagonistes comme des agents d’influence ; et, enfin, sur les populations orthodoxes sujettes de souverains étrangers – notamment l’Empereur d’Autriche et le Calife ottoman –, mais coreligionnaires du tsar russe, populations vis-à-vis desquelles la Russie revendique le rôle de puissance protectrice, se donnant ainsi un droit d’ingérence dans les affaires de ces pays.

Le facteur religieux est également un élément important dans les politiques coloniales de l’Empire russe comme des pays européens. L’idéologie « civilisatrice » de la colonisation rejoint en effet l’idéal de « civilisation chrétienne » porté par les projets missionnaires européen et russe. Cette convergence se manifeste à travers l’établissement des institutions éducatives et caritatives des missions chrétiennes, en lien étroit avec les représentants du pouvoir séculier. En ce qui concerne la Russie, on observe ce phénomène à l’intérieur de l’Empire, sur ses territoires orientaux, peuplés de non-orthodoxes (musulmans, bouddhistes, chamans), et à l’extérieur, en particulier, en Palestine et Syrie, que la Russie et les autres Puissances européennes cherchent à transformer sinon en colonie, du moins en zone d’influence politique, culturelle et religieuse.

Historiographie et problèmes à étudier

L’historiographie internationale des deux dernières décennies montre bien l’importance du facteur religieux dans la constitution et le maintien de l’Empire russe. En effet, si pendant la période soviétique l’histoire des religions est délaissée ou étudiée selon les règles de l’« athéisme scientifique »1, à partir de 1991, l’ouverture des archives russes et l’essor du « paradigme impérial »2 favorisent l’émergence d’une nouvelle approche de l’histoire impériale russe, privilégiant l’analyse des phénomènes religieux et leurs interactions avec les différentes formes de politique impériale (confessionnelle, nationale, culturelle, linguistique)3. Plus encore, deux auteurs – Robert Crews et Mikhail Dolbilov – proposent une nouvelle lecture de l’histoire de l’Empire russe au XIXe siècle, qualifiée dans l’historiographie de confessionnal turn.

Marqué par l’ouvrage du sociologue américain Philip Gorski consacré à la révolution disciplinaire et à l’essor rapide de l’État moderne en Europe, ouvrage qui, à son tour, reprend certaines idées fortes de la théorie de la confessionnalisation proposée par les historiens allemands dans les années 19804 et démontre l’imbrication de l’Église et de l’État dans la première modernité et modernisation5, Robert Crews offre une nouvelle analyse de la politique de l’État russe par rapport aux « confessions étrangères » (notamment l’islam) au XIXe siècle. Crews définit cet État comme confessionnel6, puisque selon l’historien, il détermine et régule, par différents moyens, l’orthodoxie de chaque religion non-orthodoxes présente sur le sol impérial. Affinant le modèle de Robert Crews, Mikhail Dolbilov, à son tour, décrit les deux méthodes utilisées par l’État russe pour gérer le clergé et les fidèles de l’Église catholique dans la seconde moitié du XIXe siècle, à savoir « discipliner » et « discréditer »7.

Sans discuter ici la méthodologie de ces travaux, par ailleurs forts stimulants pour l’historiographie consacrée à la Russie impériale, il convient toutefois de poser la question suivante : dans quelle mesure peut-on utiliser le vocabulaire, le questionnement de la théorie de la confessionnalisation formée en Allemagne et décrivant les relations entre politique et religion dans le Saint-Empire (et certains pays européens) et la naissance de l’État moderne dans le contexte de la Réforme protestante dans le but d’expliquer la politique du pouvoir impérial orthodoxe russe envers les religions non-orthodoxes au XIXe siècle ? Ou plutôt : comment analyser et décrire des tendances similaires et des fondements probablement communs dans les processus de la politisation du religieux, observables dans les différentes entités politico-religieuses et dans les moments différents de l’époque moderne et contemporaine, sans tomber dans une simple transposition des concepts, des idées de la théorie de la confessionnalisation (théorie qui, d’ailleurs, ne cesse d’évoluer depuis sa création)8.

En outre, une remarque suivante s’impose : en travaillant sur les relations entre l’État et les religions non orthodoxes (notamment l’islam et le catholicisme), les historiens prêtent moins d’attention aux problèmes d’ordre théologique, par exemple, celui de la perception par l’Église orthodoxe russe des religions définies par elle-même comme « hétérodoxes », et par la législation impériale, comme on l’a dit plus haut, comme « confessions étrangères ». Or, derrière ce problème au premier regard assez étroit, s’en trouve un autre, plus large, celui de la formation dans le système d’enseignement ecclésiastique du savoir officiel de l’Église russe sur l’hétérodoxie et de sa diffusion parmi une large population russe orthodoxe. En effet, si les premières écoles ecclésiastiques apparaissent en Russie au cours du XVIIe siècle, c’est seulement à la fin du XVIIIe et tout au début du XIXe siècle que la hiérarchie de l’Église orthodoxe, en lien étroit avec le pouvoir monarchique, met en place son système d’éducation ecclésiastique institutionnalisé. Justement, l’analyse de trois processus – l’institutionnalisation de la formation du clergé orthodoxe, la systématisation par les intellectuels ecclésiastiques du savoir théologique et la diffusion de ce savoir auprès de la grande masse des croyants – permet de saisir les liens entre l’identité théologique officielle, formulée par les savants de l’Église, l’identité religieuse, diffusée par le clergé et partagée par tous les fidèles, et l’identité politique (impériale/nationale russe). L’analyse de ces trois processus donne également la possibilité de mieux comprendre des mécanismes et des procédures de mise en forme de ce que je propose d’appeler « l’orthodoxie de l’orthodoxie », pratiquée par l’Église russe, qui, à la différence de l’Église catholique romaine, ne possède ni l’autorité doctrinale d’un pape, ni l’équivalent de la Congrégation romaine du Saint-Office, ni même l’autorité d’un patriarche à cette époque, comme c’était le cas dans les autres Églises orthodoxes. Et enfin, la question de la formation du savoir théologique orthodoxe permet aussi de réfléchir sur la manière dont ce savoir a été repris et mis en œuvre par le pouvoir impérial dans sa politique à l’intérieur et à l’extérieur de l’Empire.

Ainsi, examiner comment l’Église orthodoxe russe élabore et diffuse le savoir théologique sur les hétérodoxies, et de quelle manière le pouvoir impérial russe le récupère dans sa politique de la gestion des confessions étrangères est le but de ce texte.

Institutionnaliser le système d’enseignement ecclésiastique orthodoxe de l’Empire russe

Le développement de la pensée théologique et religieuse en Russie se trouve étroitement lié à l’évolution du système de formation du clergé orthodoxe, dont la mise en place s’est souvent produite à l’initiative du pouvoir monarchique. En effet, si le règne de Pierre le Grand est caractérisé par l’ouverture d’écoles ecclésiastiques pour les enfants du clergé dans toutes les régions de l’Empire russe, si celui de Catherine II est marqué par l’idée de détacher l’enseignement ecclésiastique du contrôle direct de l’Église orthodoxe par l’ouverture de facultés de théologie auprès des Universités laïques, Alexandre Ier, préoccupé par la réforme générale de l’instruction publique dans l’ensemble de l’Empire, décide de maintenir le principe de la séparation des deux systèmes d’enseignement et accorde à l’Église la prérogative de former son propre corps professionnel dans un cadre institutionnalisé. Celui-ci comprend trois niveaux : école élémentaire, séminaire ecclésiastique et Académie de théologie. En dépit de nombreuses réformes – dans les années 1830 (réforme dite de Nikolaj Protasov, procureur général de l’époque), dans les années 1860 (réforme de Dimitri Tolstoj, procureur général et ministre de l’Instruction publique) et dans les années 1880 (réforme de Konstantin Pobedonostsev) –, ce système est maintenu tout au long du XIXe siècle et se voit fixé dans la législation impériale.

L’Académie de théologie de Saint-Petersbourg

L’Académie de théologie de Saint-Petersbourg.

Les Académies de théologie, au nombre de quatre au XIXe siècle, sont de véritables centres de recherche et d’enseignement dans le domaine des sciences théologiques et des humanités. Elles remplissent une triple fonction : former l’élite religieuse (les futurs dignitaires de l’Église russe), produire (dans le sens d’expliciter et de systématiser) le discours orthodoxe, et préparer les pédagogues pour tous les niveaux de l’école ecclésiastique.

Chaque Académie a sa spécificité, sa spécialisation : l’Académie de Saint-Pétersbourg, recréée en 1809, est définie comme le centre « méthodique et méthodologique » de contrôle et de garantie de l’orthodoxie de l’enseignement de l’élite ecclésiastique ; elle supervise la standardisation du savoir théologique orthodoxe ; l’Académie de Moscou, réformée en 1814, est le lieu de production du discours de l’Église orthodoxe contre les vieux-croyants (staroobrjadcy) ; l’Académie de Kiev, est mise en place selon la réforme d’Alexandre Ier en 1819, comme centre de recherche et d’enseignement dédié à la « mission intérieure » au sein de la population orthodoxe9 ; et enfin, celle de Kazan, fondée en 1842 comme centre d’études des religions non-orthodoxes des populations situées à l’Est de l’Empire russe (islam, bouddhisme, chamanisme), et par conséquent considérée comme foyer de la « missiologie orthodoxe », notamment antimusulmane.

Pour accomplir leurs fonctions essentielles, les Académies constituent des bibliothèques en achetant de nombreux livres à l’étranger. À partir des années 1850-1860, l’Académie de Saint-Pétersbourg, par exemple, fait venir des collections, des séries, des revues et des journaux spécialisés d’Allemagne, d’Angleterre, de France et d’Italie, parmi lesquels le Journal des Églises réformées, l’Allgemeine Kirchenzeitung, etc. À la fin du XIXe siècle, la bibliothèque de l’Académie de Saint-Pétersbourg compte ainsi près de 3 844 manuscrits et 80 000 imprimés en latin, en français, en allemand, en anglais ou dans d’autres langues européennes, parmi lesquels les collections de Migne, des Bollandistes, plusieurs revues catholiques et protestantes. Et le même phénomène s’observe dans trois autres Académies de théologie. Pour pouvoir lire ces livres et journaux en langues étrangères, les étudiants doivent connaître les langues dans lesquelles ces ouvrages sont rédigés, notamment le latin ; en effet, jusqu’aux années 1820-1830, le latin, perçu par les responsables de l’Église orthodoxe comme seule et unique langue académique, reste la langue d’enseignement dans le système ecclésiastique russe. Toutefois, si la connaissance des langues classiques – latin, grec – est imposée par les Académies, celle des langues modernes – l’allemand, le français et parfois l’anglais – est réclamée par les étudiants eux-mêmes : par exemple, dans l’Académie de Moscou, la meilleure dissertation est jugée comme telle si elle comporte de nombreuses citations d’auteurs occidentaux contemporains, notamment des philosophes allemands.

Cette brève présentation des Académies de théologie montre que, dès le début du XIXe siècle, et plus encore à la fin de l’époque impériale, l’Église orthodoxe russe dispose de tous les moyens nécessaires pour accéder aux sources de la pensée orientale (ou « grecque ») et occidentale (qu’elle soit catholique, protestante ou athée). Et c’est à l’Oblitchitel’noe bogoslovie (ou « théologie polémique »), une des disciplines enseignées dans les Académies, que revient la charge de produire et de diffuser auprès des futurs prêtres, théologiens et dignitaires de l’Église orthodoxe russe, le savoir sur le monde non-orthodoxe (et donc, sur l’orthodoxie elle-même).

Produire l’orthodoxie sur les « hétérodoxies »

Tout d’abord partie intégrante de la théologie dogmatique orthodoxe10, la théologie polémique s’autonomise au début du XIXe siècle, et à partir des années 1840-60, elle devient une discipline à part entière enseignée dans les Académies. Avec le temps elle change son approche d’analyse et d’enseignement des religions non-orthodoxes : dans les années 1860 l’approche exégético-polémique, ou dans les termes des théologiens de l’époque, « herméneutique », cèdent la place à une autre, qui peut être définie comme « théologico-historique ». C’est aussi dans les années 1860, que l’objet de la théologie polémique se précise, ce qui trouve son reflet dans le changement d’intitulé de la discipline : selon le Statut académique de 1869, la « théologie polémique » se transforme en « théologie comparée », et met l’accent sur l’étude des confessions chrétiennes non-orthodoxes. Ces changements se trouvent, par ailleurs, en lien étroit avec le « tournant historique » des sciences théologiques orthodoxes russes en général. En effet, le changement de mode de réflexion, de problématisation et d’écriture, mais aussi la transformation de la perception des sciences théologiques dans la société russe dans les années 1860 se produisent non sans influence des humanités, ou des sciences humaines en formation, notamment de l’histoire, l’archéologie et la philologie. Le développement de ces dernières débute après la Révolution française et prend son essor en Europe à l’époque du romantisme. Dominées par l’idéalisme allemand, les humanités marquent à leur tour, dans les années 1830-1840, les méthodes des sciences théologiques dans les pays européens. Les œuvres des représentants de l’école théologique de Tübingen – du catholique Möhler, d’un côté, et du protestant Baur, de l’autre – participent à la construction de l’identité culturelle et politique européenne. Lues, analysées et appropriées, dans les années 1850-70 par les enseignants des Académies de théologie, mais aussi par leurs étudiants, ces œuvres jouent un rôle fondateur sur le plan réflexif, méthodologique et épistémologique dans la création du savoir théologique russe.

Ces changements d’ordre épistémologique, qui touchent également la théologie « polémique », devenue « comparée », s’inscrivent dans le contexte d’ouverture politique de l’époque des grandes réformes d’Alexandre II. Plus tard, en 1884, dans le contexte des contre-réformes d’Alexandre III, la « théologie comparée » devient « histoire et critique des confessions occidentales », puis (re)devient, après la publication du Manifeste du 17 octobre 1905, « histoire et polémique contre les confessions occidentales ». Autrement dit, au terme d’un cycle de cent ans, la théologie « polémique » revient – sans les avoir définitivement quittées toutefois – dans les programmes d’enseignement des Académies de théologie et dans la vie politico-religieuse de l’Empire russe.

Si l’objet d’étude de la théologie « polémique » se précise avec le temps, l’accent portant plus largement sur les confessions chrétiennes non-orthodoxes, les enseignants de cette discipline continuent à ouvrir leur cours par la critique des « hétérodoxies » non chrétiennes. À titre d’exemple, le cours « La théologie polémique », rédigé dans les années 1830 par l’enseignant, resté anonyme, de l’Académie de théologie de Moscou, présentait d’abord « le paganisme », « le mahométanisme » et « le judaïsme » pour ensuite passer aux « doctrines » chrétiennes non orthodoxes (« orientales » et « occidentales »11) ; cet ordre reste le même, quelques décennies plus tard dans la même Académie.

Parmi les « hétérodoxies » non chrétiennes, c’est l’islam (« mahométanisme ») qui a le plus attiré l’attention des théologiens-polémistes ; parmi les « confessions occidentales », c’est le catholicisme (ou « le latinisme », la foi de « la société latine » ou « l’Église d’Occident ») qui a été discuté le plus en détail. Cette « préférence » d’oblitchat’, ou de critiquer l’islam et le catholicisme est liée tout d’abord à la vision des théologiens orthodoxes russes sur la place que ces religions occupent dans leur imaginaire par rapport à l’orthodoxie ; mais elle tient également à deux autres aspects,  statistique et politique : en effet, de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle, les fidèles de ces deux religions représentaient la majorité de la population de l’Empire russe après la population orthodoxe. Par ailleurs, à la suite des deux insurrections polonaises (en 1830-31 et en 1863-64), la « question polonaise », avec sa « composante catholique », menace, au XIXe siècle, le développement, la stabilité et l’existence même de l’Empire russe à l’Ouest de ses frontières ; quant à la « question musulmane », elle est celle de la loyauté de la population de confession islamique à l’est et au sud des frontières de l’Empire russe lors des innombrables conflits militaires avec l’Empire ottoman, et donc avec le Sultan-Calife de tous les musulmans.

Pour ces raisons, il convient de s’attarder davantage sur le contenu de la polémique théologique russe concernant le catholicisme et l’islam.

Étudier le catholicisme en tant que système dogmatique et rituel : de la polémique anti-latine byzantine à une connaissance plus neutre 

Il est entendu que le discours russe sur le catholicisme commence à se former non pas au XIXe siècle, mais bien avant : en effet, ses origines remontent au IXe siècle. L’Encyclique aux patriarches orientaux, rédigée par le patriarche de Constantinople Photius en 867, est à l’origine de la littérature polémique anti-latine byzantine. Cette littérature prend son essor après la rupture de 1054 entre l’Église d’Orient et l’Église d’Occident, provoquée par le conflit entre le patriarche de Constantinople Michel Cérulaire et le cardinal Humbert, légat du pape. L’ancienne Russie, christianisée par les missionnaires grecs à la fin du Xe siècle, a hérité de la perception négative des chrétiens latins fixée dans la littérature polémique byzantine ; cette perception perdure jusqu’à l’époque moderne. La Réforme de l’Église catholique et la Contre-Réforme avec le développement de la controverse catholico-protestante, mais aussi l’«ouverture » de la Russie à l’Europe au début du  XVIIIe siècle retentissent forcément sur la pensée religieuse russe ; en effet, à partir de la Réforme, le clergé orthodoxe adopte une nouvelle stratégie : il commence à utiliser certains arguments des protestants contre les catholiques, et vice-versa. La pensée orthodoxe russe va subir une double influence de la pensée occidentale, catholique et protestante, à travers des termes, des expressions, des notions, autrement dit, à travers le langage et la manière de penser. Cette double influence, mais aussi l’« alternance d’influence » – tantôt catholique, tantôt protestante – restent d’actualité jusqu’à la moitié du XIXe siècle. Cela ne peut pas ne pas déterminer le contenu – souvent négatif – du savoir théologique russe sur le catholicisme. Cependant, le « tournant historique » des sciences théologiques russes, mentionné plus haut, marque aussi la manière d’analyser et de présenter le catholicisme en tant que système dogmatique et rituel ; à partir des années 1860-70, elle devient plus neutre, plus « objective ». Plus encore, les enseignants des Académies se montrent très sensibles aux événements d’actualité en lien avec l’Église de Rome, à savoir la politique anticléricale de différents gouvernements européens (en Italie, France, Allemagne), la perte par la papauté de ses États et de son pouvoir temporel, Vatican I et ses suites (la proclamation de l’infaillibilité pontificale et la naissance du mouvement des vieux-catholiques). L’évolution de la situation interne et externe de l’Église catholique de Rome suscite une vague de production théologique russe. S’adressant autant au public de l’Empire russe qu’à celui qui lui extérieur, elle est centrée sur cinq questions majeures qui, selon les théologiens russes de la seconde moitié du XIXe  siècle, divisaient l’orthodoxie et le catholicisme : la perception du dogme (et la théorie de Newman du développement dogmatique), la primauté/suprématie/infaillibilité pontificale, le Fillioque, l’Immaculée Conception, l’unité de l’Église.

Plus encore, un nouvel élément de discours sur le catholicisme apparaît : les théologiens, observant la situation religieuse dans les pays européens à la fin du XIXe siècle, expriment même une certaine sympathie envers les catholiques confrontés aux « forces révolutionnaires », au rationalisme ou aux gouvernements républicains ; ils voient l’Église catholique, « souffrante de tous ces maux », comme une partie prenante du champ religieux chrétien uni, qui se trouve face aux athées, rationalistes, révolutionnaires, etc. En revanche, en changeant d’échelle et en se plaçant, cette fois, à l’intérieur du champ religieux chrétien divisé entre les orthodoxes, les protestants et les catholiques, les théologiens russes transforment ces derniers en « adversaires », sans, toutefois, avoir proposé de les convertir.

Étudier l’islam « passionnellement »

Autant l’analyse et la présentation polémique du catholicisme par les théologiens orthodoxes étaient élaborées, notamment à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, autant celles de l’islam restaient plus sommaires, plus descriptives et plus polémiques tout au long de la période en question. Par exemple, dans le cours « La théologie polémique » des années 1830, un enseignant de l’Académie de théologie de Moscou présente le « mahométanisme » en tant que religion qui « reconnaît Mahomet, l’Envoyé de Dieu pour rétablir parmi l’humanité l’ancienne religion d’Abraham en y ajoutant certaines lois nouvelles »12. Sans entrer dans les discussions d’ordre théologique, l’auteur du cours relate à sa façon l’histoire du « mahométanisme » : Mahomet, « son fondateur, marqué par l’intelligence aiguë et débordante », a simplement profité de « l’ignorance de sa tribu, en imposant sa doctrine, dominée par le fanatisme, partout en Arabie par la ruse, la fourberie et la force ». « L’ignorance des mahométans » et « la stricte défense de l’Alcoran dans l’analyse de la doctrine elle-même ont préservé la religion mahométane de toute évolution interne » ; cependant, l’unité voulue et propagée par Mahomet n’est pas réelle, car, selon le polémiste, « il y a à peu près soixante-dix sectes mahométanes ». De plus, « la faiblesse religieuse accompagne la faiblesse politique extrême qui caractérise toutes les puissances musulmanes ces derniers temps ». Il termine sa présentation sur l’islam, en précisant, que « c’est une religion qui n’a pas de solidité en elle-même », elle « ne peut subsister que par la violence », et elle est « absente des régions où il n’y a pas de tyrannie »13.

On trouve une présentation encore plus polémique concernant l’islam et son fondateur dans les cours de la théologie « polémique » rédigés dans les années 1850 dans la même Académie de Moscou ; toutefois, le « tournant historique » mentionné plus haut, change également l’angle d’analyse et de la présentation de l’islam. En effet, dans une dissertation de fin d’études, trouvée dans les archives de l’Académie de Moscou et intitulée « L’Islam en comparaison avec le Christianisme », la perspective est renversée : au lieu de présenter « la personnalité exceptionnelle » de Mahomet, l’auteur cherche à comprendre « quels sont les traits caractéristiques du peuple arabe qui ont permis l’apparition du personnage de Mahomet » et se demande « pourquoi l’Islam s’est répandu parmi les peuples arabes » ; à cette fin, il consacre plusieurs pages à l’histoire « des tribus des Arabes avant l’apparition de Mahomet »14. L’auteur tente de trouver et d’expliquer les liens entre la religion musulmane, la nature d’État en Orient et la spécificité de l’art, de la poésie, des sciences des Arabes, marquées par l’Islam. Toutefois, même si cet auteur, probablement futur enseignant et formateur du clergé paroissial, se veut neutre, sous l’influence du « tournant historique », il retombe dans une vision polémique ; ce qui n’a rien d’étonnant, puisqu’il se réfère en permanence à des auteurs qui créent la polémique : en effet, dans sa dissertation se rencontrent des idées de l’orientaliste autrichien Alfred Von Kremer, du professeur d’hébreu au Collège de France Ernest Renan, mais aussi celles des théologiens-polémistes « antimusulmans » de l’Académie de théologie de Kazan, comme Evfimij Malov ou Nikolaj Ostroumov15. Ce dernier, par exemple, dans l’article programmatique de 1872 Notes concernant l’importance du mahométanisme dans l’histoire du christianisme et dans l’histoire de l’humanité de manière générale propose d’imaginer « ce qui se passerait si les mahométans disposaient d’une force politique égale aux forces de l’État chrétien ». Mais, selon Ostroumov, en dehors de la Russie, « le christianisme ne se développe nulle part dans l’ancien monde » ; c’est pourquoi « l’Église russe se trouve face à une tâche énorme pour convertir à l’orthodoxie les habitants de l’Asie centrale où le succès du christianisme est encore possible », et également, « pour préserver les païens des régions de l’Est de l’influence des mahométans »16. Même si quelques années plus tard, le même Nikolaj Ostroumov commence son livre Islamologie en déclarant que le XXe siècle peut être défini « comme le siècle du réveil de l’islam », ce qui « doit inciter les Russes à une étude plus approfondie du monde islamique », il revient au même discours nourri des mêmes stéréotypes, des mêmes représentations antimusulmanes17. Il fournit ainsi la preuve que les Académies de théologie russes n’étaient pas capables de dépasser une vision polémique de l’islam pour produire un discours plus neutre, moins confessionnel et plus proche des standards « des sciences orientales » en formation dans le système universitaire et académique non-confessionnels de l’époque18.

Cette brève présentation de la formation du savoir théologique orthodoxe de l’islam et du catholicisme montre que l’étude de ce dernier était plus approfondie que celle de l’islam. Malgré tous ses défauts, le catholicisme restait, selon la vision orthodoxe du XIXe siècle, une partie intégrale du christianisme et une religion du « monde civilisé » et, à ce titre, à étudier en profondeur. L’islam, au contraire, a été vu comme une religion du monde inférieur, du « monde non-civilisé » et donc, « à convertir ».

Diffuser le savoir théologique, en le transformant en une croyance religieuse partagée par tous

Le savoir théologique orthodoxe sur les « hétérodoxies » chrétiennes et non-chrétiennes, formé par les « savants » orthodoxes et définissant le noyau de l’identité théologique orthodoxe, a été diffusé auprès de tous les fidèles par différents canaux et dans un format accessible à tous. Cette diffusion, qui transforme la connaissance théologique savante en connaissance simplifiée partagée par tous les fidèles, passe tout d’abord par le clergé paroissial. Le savoir théologique sur les « hétérodoxies » et l’orthodoxie a ainsi été enseigné dans ce format « allégé » dans les séminaires ecclésiastiques, qui commencent à être créés de manière systématique à partir du règne d’Alexandre Ier (on en compte cinquante-huit au début du XXe siècle) dans le but de préparer le clergé professionnel. Selon le pouvoir ecclésiastique et politique, le prêtre doit non seulement assumer le rôle de père spirituel et souvent de médecin, s’occupant ainsi à la fois de l’âme et du corps des croyants, il  doit aussi être l’unique médiateur entre les autorités et le peuple. C’est à lui, véritable agent de la formation de l’« esprit russe », que revenait la tâche d’orthodoxiser la population de l’Empire et de susciter les sentiments de loyauté envers l’Autocratie, à travers « la mission intérieure » parmi les sujets orthodoxes, et à travers la « mission extérieure » parmi les sujets non-orthodoxe, non-russes.

Pour orthodoxiser et « russifier », l’Église orthodoxe a élaboré différents rituels de Prinjatija, ou d’« Introduction dans l’Église orthodoxe » de chaque catégorie de « non-chrétiens (les païens, les juifs, les mahométans) » et « d’adeptes des sectes chrétiennes ». Elle les a fixés dans Le livre des rites, partie intégrante à la fin du XIXe siècle du Livre de chevet du prêtre orthodoxe. Par exemple, selon le rite de conversion individuelle d’un ou d’une catholique à l’orthodoxie, le prêtre interrogeait d’abord la personne venue de la confession romano-latine à propos de la doctrine catholique, pour lui expliquer ensuite les différences doctrinales existant entre les deux Églises et affirmer des vérités de l’orthodoxie. Parmi les erreurs, le Filioque occupait la première place, suivi par la question de l’organisation de l’Église et des relations entre les Apôtres. Si le purgatoire et la composition de la Sainte Écriture sont mentionnés dans la deuxième partie du rite (affirmative celle-ci), l’Immaculée Conception n’y figure pas. L’Église de Rome a été définie dans le Livre des rites de 1895 comme « Église romano-latine » ou comme « confession romano-latine » ; il n’y a aucune mention du « papisme », du « latinisme », comme en atteste la rédaction du Livre des rites dans sa partie consacrée au catholicisme, laquelle correspond plutôt au langage de la « théologie comparée » enseignée dans les Académies à la fin du XIXe siècle. Le rite d’« Introduction dans l’Église orthodoxe » est souvent accompagné d’une homélie, prononcée à cette occasion par le prêtre de paroisse devant des fidèles orthodoxes. Par exemple, dans le sermon Discours prononcé après avoir donné la chrismation à un catholique converti à l’orthodoxie, le prêtre explique au converti et aux fidèles de son église, de manière brève et en utilisant un langage accessible à tous, les différences entre les deux Églises. Le prêtre n’entre pas dans des détails tels que la procession du Saint-Esprit (le Filioque), mais il parle des changements du Symbole de Nicée-Constantinople ; il ne réfute pas la doctrine de la primauté/suprématie/infaillibilité pontificale, mais il réfute « le pouvoir visible » de l’évêque de Rome. L’Immaculée Conception ainsi que les autres questions requérant des connaissances théologiques ne sont guère mentionnées. L’accent est ainsi mis, dans cette homélie, sur la dimension sacramentelle, rituelle, de la vie quotidienne du fidèle orthodoxe, dimension accessible à la compréhension de tous, plutôt que sur des détails théologiques abstraits. Ces exemples montrent que la prédication prononcée après le rite de conversion reprend la partie discursive du rite, en le complétant ou au contraire, en le simplifiant sur certains points, afin que le converti puisse « revivre » et mieux comprendre ce moment de sa vie. Faire mémoriser à tous les fidèles – par la double présentation de l’information, à travers le rite et dans le sermon – les différences entre l’orthodoxie et « l’hétérodoxie », et renforcer les sentiments d’appartenance à « l’Église universelle apostolique » – Église orthodoxe – , telles sont les autres fonctions de ce type d’homélie après le rite de conversion.

La comparaison des sermons consacrés à la conversion à l’orthodoxie de catholiques, de juifs, de musulmans, de luthériens et des vieux-croyants, publiés dans la seconde moitié du XIXe - début du XXe siècle montre que leur tonalité est empreinte d’une certaine bienveillance envers les nouveaux membres de l’Église orthodoxe. Ils ne comportent généralement pas de préjugés ou d’images négatives sur les représentants des religions non-orthodoxes, sauf probablement sur les musulmans ; en effet, dans le sermon Discours prononcé après la conversion d’une mahométane, rédigé en 1869, l’auteur, prêtre paroissial au diocèse de Penza, déclare : « Je te salue par ton nom chrétien, maintenant tu n’es plus une fille de Satan, tu n’es plus une héritière de l’enfer, mais la fiancée du Christ… »19.

Si les rites et les sermons, célébrés et prononcés par les prêtres paroissiaux représentent le canal principal de la diffusion de l’orthodoxie sur les « hétérodoxies » parmi tous les fidèles orthodoxes, et ce, quelle que soit leur appartenance sociale, à partir de l’époque des grandes réformes, on observe l’apparition d’un nouveau moyen de diffusion de la connaissance théologique orthodoxe, cette fois plutôt parmi le public instruit des deux capitales et de la province de l’Empire russe. En effet, à partir des années 1870, la théologie orthodoxe franchit le seuil des Académies de théologie et se diffuse à travers la presse ecclésiastique académique ou centrale, comme Le Messager ecclésiastique, La Lecture Chrétienne, L’interlocuteur orthodoxe, et la presse religieuse provinciale, comme Les Nouvelles du diocèse, ou plus précisément, à travers les publications éditoriales des théologiens-enseignants de la « théologie comparée »20 consacrées à l’analyse des processus politico-religieux à l’extérieur de l’Empire russe, et notamment en Europe ; elle se diffuse également à travers les articles de la première Encyclopédie orthodoxe, qui commence à être éditée, à partir de 1893, par l’ancien enseignant de « théologie comparée » et par un des membres du clergé paroissial de l’église orthodoxe à New York, Aleksandr Lopoukine, ou encore à travers des textes de vulgarisation, comme ceux de Aleksandr Believ de l’Académie de Moscou, sur l’union ou l’unité entre les Églises.

Passer du théologique au politique

Le processus de la démocratisation, ou plutôt, de la vulgarisation de la connaissance théologique orthodoxe s’inscrit dans le contexte de la construction de l’identité religieuse et nationale russe, et de l’affirmation de la politique de domination sur les peuples non-russes et non-orthodoxes de l’Empire. Il s’accompagne de l’action des intermédiaires entre le théologique et le politique, comme le « général-théologien » Aleksandr Kireev qui s’empare du discours purement théologique et le transforme en discours religieux et national, inspirant ainsi le pouvoir étatique ; plus encore, Aleksandr Kireev propose d’utiliser ce discours dans le but politique pour résoudre « la question polonaise ». En effet, cet aide de camp du Grand-Duc Constantin (frère d’Empereur et gouverneur général du Royaume de Pologne au moment de la seconde révolte polonaise de 1863-1864) commence après son « expérience polonaise » à s’intéresser au mouvement des vieux-catholiques, formé après Vatican I par Ignaz von Döllinger et d’autres théologiens de langue allemande, réfutant le nouveau dogme d’infaillibilité pontificale. Sans formation théologique professionnelle, Kireev mena une vaste correspondance avec les théologiens de ce mouvement, publia plusieurs ouvrages et articles sur les problèmes théologiques et politiques21 et surtout soutint les théologiens orthodoxes prêts à dialoguer avec les vieux-catholiques, car ses propres ambitions sortaient du cadre scientifico-ecclésiastique. En effet, grâce à ses contacts avec « cette partie des théologiens latins », comme il les nomme, Kireev veut « propager l’Orthodoxie en Occident », mais aussi « introduire le vieux-catholicisme en Pologne et en Russie », et de ce fait, créer une opposition au pape à Rome, mais aussi en Pologne catholique et sur tous les territoires de l’Empire russe. En utilisant une des branches du vieux-catholicisme (les mariavites de Pologne), il projette de réunir des Églises dans le but suprême de concilier le peuple russe et le peuple polonais. Mais le « général-théologien », bien que soutenu par le pouvoir impérial d’Alexandre II à Nicolas II, échoue dans ce projet d’unification, mourant en 1910, avant même que le début de la Première Guerre mondiale n’interrompe le dialogue entre les théologiens russes et les vieux-catholiques. 

Classer les « hétérodoxies » en fonction de leur proximité à l’orthodoxie

Les liens entre le théologique et le politique trouvent également leur reflet dans la taxinomie impériale des religions non-orthodoxes, fixée dans les Statuts des confessions étrangères de 1857 et restée en vigueur jusqu’à la fin de l’Empire russe. Si les sources des contacts directs entre les théologiens et les représentants du pouvoir impérial travaillant sur les Statuts en question manquent encore, on ne peut que remarquer le fait que cette taxinomie hiérarchise les religions en fonction de leur degré de proximité à l’Église orthodoxe, définie par la loi comme « première et dominante ». Ces Statuts déterminent en effet la place de chaque religion non-orthodoxe présente sur les territoires de l’Empire russe et les classe dans deux groupes : celui des confessions non-orthodoxes, définies par la loi comme « les confessions tolérées », et celui des « confessions poursuivies ». Parmi les premières, on trouve tout d’abord des confessions chrétiennes (dans l’ordre) : la confession catholique romaine et la confession catholique-arménienne, la confession protestante, la confession arméno-grégorienne ; puis les confessions non-chrétiennes : les karaïtes, les juifs, les mahométans, les lamaïstes [bouddhistes] et les païens. Parmi les « confessions poursuivies » se trouvent certaines « sectes » du raskol, schisme survenu à l’intérieur de l’Église orthodoxe au XVIIe siècle ; selon la législation impériale ces « sectes » sont poursuivies parce qu'elles sont  « détachées de l’orthodoxie » mais aussi  parce que « leur  doctrine demande des cruautés féroces » ou encore « d’accomplir des actes contre la loi »22.

Le Code des Lois de l’Empire russe de 1857, qui a publié les Statuts des « confessions étrangères »

Le Code des Lois de l’Empire russe de 1857, contenant les Statuts des « confessions étrangères ».

Cette classification reflète bien la vision des théologiens orthodoxes des hétérodoxies : malgré l’importance de la « question polonaise » pour l’existence de l’Empire russe et les deux insurrections, organisées par les Polonais catholiques et soutenues par une partie du clergé catholique, c’est le catholicisme qui est mis au premier rang des confessions tolérées, car il reste le plus proche dogmatiquement et rituellement de l’orthodoxie russe ; l’islam occupe la sixième position, juste avant « les païens ». On ne peut que constater, que cet ordre correspond en réalité à celui présenté dans les programmes de la « théologie polémique » dans toutes ses variantes, et enseignée dans les Académies de théologie russes au cours du long XIXe siècle.

Quelques pistes pour la recherche à venir

La reconstruction du parcours historique de chaque Académie, et celle du processus de la formation du savoir théologique orthodoxe russe devrait être poursuivie ; en effet, il faudrait saisir plus en profondeur les liens entre le processus d’homogénéisation des connaissances propres à l’Église orthodoxe russe et les tentatives d’homogénéisation de l’Empire russe23 par le pouvoir monarchique, en particulier dans la seconde moitié du XIXe siècle, dans le but de créer un espace politico-culturel russe commun, à l’époque de la construction des États-Nations dans les pays européens.

Il faudrait aussi examiner plus en détail la reprise et l’utilisation, par les représentants du pouvoir impérial, du savoir orthodoxe d’ordre théologique, historique et archéologique formé dans les Académies de théologie, et ce non seulement à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur des frontières de l’Empire russe, notamment sur les territoires extra-européens, en Orient (Palestine et Syrie) où l’Empire russe s’impose à partir des années 1840 en tant que puissance politique et religieuse face à d’autres puissances européennes et des confessions chrétiennes non-orthodoxes.

Enfin, il serait important d’étudier le processus de déconfessionnalisation du savoir des religions en lien avec les changements d’ordre politique et scientifique, en Russie et à l’étranger, ou autrement dit, le passage au tournant du siècle du savoir théologique orthodoxe vers les prémices des sciences des religions, dont le développement a été interrompu par la révolution d’Octobre.

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1

Les ouvrages de Pavel Zyrjanov représentent un des exemples de cette tendance d’étude des religions et de l’orthodoxie en Union soviétique. Cependant, il faut mentionner les noms de deux historiens de la première moitié du XXe siècle dont les travaux fondamentaux restent des livres de référence jusqu’à aujourd’hui, ceux de Georges Florovsky, Puti russkogo bogoslovija [Les voies de la théologie russe], Paris, 1937 et de Igor Smolytsch, Geschichte der Russischen Kirche, 1700-1917, Leiden-Wiesbaden, 1964-1990, bd.1-2.

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2

Ce paradigme concerne l’étude de l’Empire russe, mais aussi d’autres Empires modernes. Voir : Ann Stoler, Frederick Cooper (dir.), Tensions of Empire. Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997 ; Karen Barkey, Mark von Hagen (dir.), After Empire. Multiethnic Societies and Nation-Building: The Soviet Union and the Russian, Ottoman and Habsburg Empire, Boulder, Perseus, 1997 ; Kathleen Wilson (dir.), A New Imperial History. Culture, Identity, and Modernity in Britain and the Empire, 1660-1840, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 ; Nicolos Dirks, Scandal of Empire. India and the Creation of Imperial Britain, Cambrigde, Harvard University Press, 2006 ; Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires in World History. Power and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 2010.

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3

Notamment : Daniel Brower, Edward Lazzerini (dir.), Russia’s Orient : Imperial Borderlands and Peoples, 1700-1917, Bloomington, Indiana University Press, 1997 ; Robert P. Geraci, Window to the East. National and Imperial Identities in Late Tsarist Russia, Ithaca, Cornell University Press, 2001 ; Robert P. Geraci, Michael Khodarkovsky, Of Religion and Empire. Missions, Conversion, and Tolerance in Tsarist Russia, Ithaca, Cornell University Press, 2001 ; Paul Werth, At the Margins of Orthodoxy. Mission, Governance, and Confessionnal Politics in Russia’s Volga-Kama Region, 1827-1905, Ithaca, Cornell University Press, 2002 ; Paul Werth, The Tsar’s Foreign Faiths. Toleration and the Fate of Religious Freedom in Imperial Russia, Oxford, Oxford University Press, 2014 ; Eileen Kane, Russian Hajj. Empire and the Pilgrimage to Mecca, Ithaca, Cornell University Press, 2015.

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4

Philip Gorski, The Disciplinary Revolution. Calvinism and the Rise of the State in Early Modern Europe, Chicago, The University of Chicago Press, 2003.

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5

Par exemple : Heinz Schilling, Religion, Political Culture and the Emergence of Early Modern Society, Leiden, Brill, 1992 ; Wolfgang Reinhard, Heinz Schilling (dir.), Die katholische Konfessionalisierung, Gütersloh : Gütersloher Verlagshaus (Schriften des Vereins für Reformationsgeschichte, 198), 1995.

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6

Robert Crews, « Empire and the Confessional State : Islam and Religious Politics in the Nineteenth-Century Russia », American Historical Review, vol. 1, n° 108, 2003, p. 50-83 ; Robert Crews, For Prophet and Tsar. Islam and Empire in Russia and Central Asia, Cambridge, Harvard University Press, 2006.

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7

Mikhail Dolbilov, Russkij kraj, tchuzhaiai vera [Le pays russe, la foi étrangère], Moscou, NLO, 2010.

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8

Pour une des dernières analyses du concept de la « confessionnalisation » et de sa possible utilisation dans le cadre français moderne (et plus largement), voir Christophe Duhamelle, « Confession, confessionnalisation », Histoire, monde et cultures religieuses, vol. 2, n° 26, 2013, p. 59-74.

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9

Il s’agit de renforcer « l’esprit orthodoxe » parmi les fidèles de l’Église orthodoxe, qui cohabitent avec les catholiques et les gréco-catholiques (uniates) à l’ouest de l’Empire russe.

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10

Il s’agit d’une discipline de la théologie qui étudie les dogmes de l’Église (dans ce cas, orthodoxe).

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11

RGB, Département des manuscrits, Fonds 173, op. 4, d. 117.

Retour vers la note de texte 1933

12

RGB, Département des manuscrits, Fonds MDA, op. 4, d. 117.

Retour vers la note de texte 1934

13

RGB, Département des manuscrits, Fonds MDA, op. 4, d. 117.

Retour vers la note de texte 1935

14

RGB, Département des manuscrits, Fonds MDA, op. 187, d. 10.

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15

Sur l’école missionnaire anti-musulmane de l’Académie de Kazan, voir : Robert P. Geraci, Window to the East. National and Imperial Identities in Late Tsarist Russia, Ithaca, Cornell University Press, 2001.

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16

Nikolaj Ostroumov, Zapiska o znatchenii mukhammedanstva v istorii khristinastva I v istorii tchelovetchestva voobtse [Notes concernant l’importance du mahométanisme dans l’histoire du christianisme et dans l’histoire de l’humanité de manière générale], L’interlocuteur orthodoxe, Kazan, septembre 1872, p. 16.

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17

Nikolaj Ostraumov, Islamovedenie. Vvedenie [Islamologie. Introduction], Tachkent, 1914.

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18

Vera Tolz, Russia’s Own Orient, Oxford, Oxford University Press, 2011 ; Édith Ybert, « La première revue d’islamologie : Mir Islama (1912-1913) », Slavica Occitania, n° 29, 2009, p. 391-420.

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19

Poutchenia i retchi na vsevozmozhnye slutchai iz pastyrskoj praktiki [Prédications et discours pour les différents cas de la pratique pastorale], Saint-Pétersbourg, 1904, t. 2, p. 26.

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20

Comme par exemple, Ivan Ossinine et Ivan Troickij de l’Académie de théologie de Saint-Pétersbourg.

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21

Aleksandr Kireev, Sotchinenija [Œuvres], Saint-Pétersbourg, 1912, t. 1-2.

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22

« Ustavy dukhovnykh del inostrannykh ispovedanij », Svod Zakonov [« Les Statuts des confessions estrangères », Code des Lois], Saint-Pétersbourg, 1896, t. XI.

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23

Il s’agit de l’homogénéisation en même temps au niveau civique (émancipation des serfs, création du zemstvo, introduction du service militaire quasi-universel, mise en place de l’éducation primaire financée par l’État) qu’au niveau culturel et religieux (russification linguistique et orthodoxisation de certaines populations de l’Empire russe).

Karen Barkey, Mark von Hagen (éd.), After Empire : Multiethnic Societies and Nation-Building : The Soviet Union and the Russian, Ottoman and Habsburg Empire, Boulder, Westview Press, 1997.

Daniel Brower, Edward Lazzerini (eds.), Russia’s Orient : Imperial Borderlands and Peoples, 1700-1917, Bloomington, Indiana University Press, 1997.

Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires in World History : Power and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 2010.

Robert Crews, For Prophet and Tsar. Islam and Empire in Russia and Central Asia, Cambridge, Harvard University Press, 2006.

Robert Crews, « Empire and the Confessional State : Islam and Religious Politics in the Nineteenth-Century Russia », American Historical Review, vol. 1, n° 108, 2003, p. 50-83.

Nicolos Dirks, Scandal of Empire. India and the Creation of Imperial Britain, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 2006.

Mikhail Dolbilov, Russkij kraj, tchuzhaiai vera, Moscou, NLO, 2010.

Christophe Duhamelle, « Confession, confessionnalisation », Histoire, monde et cultures religieuses, vol. 2, n° 26, 2013, p. 59-74.

Georges Florovsky, Puti russkogo bogoslovija, Paris, 1937.

Robert P. Geraci, Michael Khodarkovsky, Of Religion and Empire : Missions, Conversion, and Tolerance in Tsarist Russia, Ithaca, Cornell University Press, 2001.

Robert P. Geraci, Window to the East. National and Imperial Identities in Late Tsarist Russia, Ithaca, Cornell University Press, 2001.

Philip Gorski, The Disciplinary Revolution. Calvinism and the Rise of the State in Early Modern Europe, Chicago, The University of Chicago Press, 2003.

Eileen Kane, Russian Hajj. Empire and the pilgrimage to Mecca, Ithaca, Cornell University Press, 2015.

Aleksandr Kireev, Sotchinenija, Saint-Pétersbourg, t. 1-2, 1912.

Nikolaj Ostraumov, Islamovedenie. Vvedenie, Tachkent, 1914.

Nikolaj Ostroumov, « Zapiska o znatchenii mukhammedanstva v istorii khristinastva I v istorii tchelovetchestva voobtse », L’interlocuteur orthodoxe, septembre 1872.

Poutchenia i retchi na vsevozmozhnye slutchai iz pastyrskoj praktiki, Saint-Pétersbourg, t. 2, 1904.

Wolfgang Reinhard, Heinz Schilling (dir.), Die katholische Konfessionalisierung, Gütersloh : Gütersloher Verlagshaus (Schriften des Vereins für Reformationsgeschichte, 198), 1995.

Heinz Schilling, Religion, Political Culture and the Emergence of Early Modern Society, Leiden, Brill, 1992.

Igor Smolytsch, Geschichte der Russischen Kirche, 1700-1917, Leiden-Wiesbaden, O. Harrassowitz, 1964-1991.

Ann Stoler, Frederick Cooper (éd.), Tensions of Empire : Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997.

Vera Tolz, Russia’s Own Orient, Oxford, Oxford University Press, 2011.

« Ustavy dukhovnykh del inostrannykh ispovedanij », Svod Zakonov, Saint-Pétersbourg, t. XI., 1896.

Paul Werth, At the Margins of Orthodoxy. Mission, Governance, and Confessionnal Politics in Russia’s Volga-Kama Region, 1827-1905, Ithaca, Cornell University Press, 2002.

Paul Werth, The Tsar’s Foreign Faiths. Toleration and the Fate of Religious Freedom in Imperial Russia, Oxford, Oxford University Press, 2014.

Kathleen Wilson (éd.), A New Imperial History : Culture, Identity, and Modernity in Britain and the Empire, 1660-1840, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

Édith Ybert, « La première revue d’islamologie : Mir Islama (1912-1913) », Slavica Occitania, 29, 2009, p. 391-420.