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Une histoire brisée : les voies françaises de l’anthropologie historique

François Hartog, directeur d’études à l’EHESS, a été dans ces dernières décennies tout à la fois un acteur et un observateur de premier plan de la vie scientifique française. Il a en particulier été l’un des principaux artisans de cette « anthropologie historique » nommée par Jacques Le Goff qui reste aujourd’hui la marque d’un ancrage profond de l’École dans une pluralité disciplinaire et dans l’exercice d’une interdisciplinarité. La part de l’historiographie dans ses recherches a aiguisé sa sensibilité aux lames de fond et aux ruptures de vagues qui ont rythmé l’histoire des sciences humaines et sociales dans la France, l’Europe et le monde du second XXe siècle et d’un XXIe qui, à bien des égards, se cherche encore. Il nous livre ici une réflexion récente sur « les voies françaises de l’anthropologie historique » qui, comme d’autres contributions de cet Atelier, doit remonter bien en amont de la création de l’École pour en comprendre l’histoire.

Un tel titre laisse entendre qu’il y a une discipline clairement identifiée ou, à tout le moins, une manière de faire, une approche ainsi nommée « Anthropologie historique » et que plusieurs voies, explorées par plusieurs générations de savants, y ont mené. Mais il ne veut nullement suggérer qu’elles devaient y conduire. Au contraire, ce qui frappe d’emblée, c’est le caractère brisé de cette histoire.

« Anthropologie historique » est une appellation récente, apparue au milieu des années 1970 et d’abord mobilisée en un lieu précis, l’École des hautes études en sciences sociales. Si elle a connu une diffusion, somme toute modeste, elle a aussi permis que, sous ce pavillon, des recherches passablement diverses s’engagent et des livres s’écrivent. Elle a représenté un de ces fronts pionniers, dans le vocabulaire alors volontiers martial des historiens, pour valoriser l’état de leur discipline. De fait, il est incontestable qu’elle a donné un élan, permis des regroupements, à partir d’un questionnaire renouvelé : elle a fait travailler et fait écrire. Qui se livrerait à un recensement des publications durant ces quelques décennies en aurait une claire confirmation. Aujourd’hui, ceux qui s’en réclament encore n’éprouvent guère le besoin de commencer par s’interroger sur ce qu’ont pu être ses cheminements ou sa généalogie. Ajoutons, détail qui n’est pas indifférent, que, dès le début, les anthropologues (de métier) l’ont regardée avec une curiosité mêlée de méfiance : l’ethno-histoire, oui, ils comprenaient et elle leur revenait, mais quel étrange animal qu’une anthropologie historique, à moins qu’on ne veuille simplement dire que la nature humaine a une histoire !

S’il est peu douteux que l’anthropologie historique ne sort pas de nulle part ce jour de 1974 où Jacques Le Goff décide de modifier l’intitulé de sa chaire et de son enseignement, en passant de « Histoire et sociologie de l’Occident médiéval », à « Anthropologie de l’Occident médiéval », pourquoi ce changement à ce moment-là, et pourquoi choisir cette dénomination ? Qui prend, puisque, dès l’année suivante, existe une nouvelle rubrique dans le Programme des enseignements de l’EHESS, « Anthropologie historique ». Elle rallie aussitôt plusieurs enseignants-chercheurs et permet ou conforte la création de séminaires à plusieurs voix. Elle va devenir en l’espace de quelques années la façon la plus conquérante de pratiquer l’interdisciplinarité revendiquée comme la charte intellectuelle de l’École. Avec l’anthropologie historique, on pouvait franchir les frontières des disciplines, des aires culturelles et des périodes.

Si nous prenons ce repère, modeste certes mais commode, comme terminus ad quem, qu’en est-il d’un terminus a quo ? D’où faudrait-il partir ou jusqu’où remonter dans l’histoire des disciplines et dans les générations de chercheurs, en commençant par l’histoire elle-même ? De quelle acception de l’histoire faudrait-il la faire découler, directement ou indirectement ? Serait-ce du programme des Annales dans les années 1930, avec « l’outillage mental » promu par Lucien Febvre ? Ou, un peu plus tôt, quand la psychologie, qui occupe alors le haut du pavé, rompt des lances avec la jeune sociologie de Durkheim et qu’on commence à parler de « psychologie collective » ? Nettement plus tôt encore, avec Taine, Fustel de Coulanges, voire avec Guizot, eux pour qui il était entendu que toute une part de l’histoire était « psychologie », au sens d’une histoire de l’âme humaine ? Et que dire de Renan, pour qui il était impératif d’engager une histoire scientifique des « produits de l’esprit humain » ? Ou faut-il aller plus en amont encore, jusqu’au XVIIIe siècle, avec, par exemple, l’Histoire de la vie privée des Français, publiée en 1782 par Legrand d’Aussy ? « Contemporain quasi obscur des Lumières », prend soin de préciser André Burguière, qui se plaît pourtant à l’exhumer à l’occasion de l’article-manifeste « L’anthropologie historique » qu’il donne, en 1978, pour le Dictionnaire de la nouvelle histoire1. Ce qui lui permet d’ajouter aussitôt que, « de ce champ, abandonné par l’histoire événementielle », l’histoire des Annales a « repris possession ». Aussi vaudrait-il mieux parler, continue-t-il, non d’une « naissance » mais d’une « renaissance d’une histoire anthropologique ». La phrase, notons en passant, semblerait suggérer qu’anthropologie historique et histoire anthropologique sont deux formulations équivalentes. J’arrête là cette remontée dans le temps, même si on pourrait aller (et Burguière s’y risque) jusqu’à Hérodote. Inventoriant, en effet, les nomoi des divers peuples, il pourrait figurer comme l’ancêtre d’une histoire des mœurs, sinon donc d’une forme d’anthropologie historique.

Après ce rapide balisage du problème, il n’est pas question ici d’embrasser sur plus de deux siècles ce vaste champ aux contours incertains, même si n’existe pas, ce me semble, une étude d’ensemble qui suivrait comment l’histoire, qui, pour le dire avec Michelet en 1869, était à la fois « trop peu matérielle » et « trop peu spirituelle » (trop peu attentive aux idées et aux mœurs), a navigué, selon les moments, entre ces deux exigences d’être plus l’un ou l’autre ou l’un et l’autre. On trouve, en revanche, des travaux locaux (sur la période de l’entre-deux-guerres, ou prenant pour acquis, soit le cadre disciplinaire – la sociologie ou la psychologie – soit un auteur – Lucien Lévy-Bruhl, par exemple – soit un objet – les mentalités –. Grâce à de telles enquêtes, on gagne assurément des éclairages précis, mais limités. Avec, dans le pire des cas, la confection de généalogies approximatives, pour ne pas dire ad hoc, et l’élaboration de problématiques tronquées. Pour reprendre l’exemple des années 1920-1940, il y a certes des psychologues, des sociologues, des philosophes, des ethnologues (peu), des historiens, mais ils forment un petit milieu, se connaissent, se lisent et se rencontrent dans des lieux où partager accords et désaccords2. Il est donc évident qu’une histoire d’emblée disciplinaire (un sociologue, par exemple, faisant l’histoire de la sociologie) a toutes chances de manquer la circulation des références, les interférences, les réponses indirectes ou différées. Et quand il s’agit d’un objet, qu’on peut qualifier d’objet de compromis, comme la « psychologie collective », c’est d’autant plus fâcheux.

Alors que proposer ? Ceci seulement : repérer des discontinuités, des moments où une voie, à peine esquissée ou plus affirmée, s’interrompt, avant que, dans un laps de temps variable, une autre s’ouvre qui peut très bien ne rien vouloir savoir de ce qui avait été proposé peu auparavant (souvent par la génération précédente). Le recommencement est alors, en fait, un changement de voie. S’observent aussi des décalages chronologiques et se forment des quiproquos. Soit deux exemples de discontinuité : celle qu’on observe entre la psychologie historique, telle que la voulait Renan autour de 1890, et la psychologie collective conçue par Charles Blondel dans les années 1920. Le second exemple concerne la discontinuité que l’on relève, en à peine quinze ans, entre le programme de Lucien Febvre concernant les mentalités (autour de 1940) et l’histoire des mentalités de Georges Duby (au milieu des années 1950). Entre les deux la rupture de la guerre et un Lucien Febvre qui, dans ses dernières années, se souciait surtout d’histoire mondiale. Et un exemple de décalage : le plus patent concerne la voie singulière ouverte par Ignace Meyerson, celle d’une psychologie historique qui doit attendre 1948 pour faire son entrée dans l’espace des disciplines et 1965, avec la publication par Jean-Pierre Vernant de Mythe et pensée chez les Grecs, pour gagner un début de reconnaissance dans le domaine grec et, un peu au-delà, dans le champ des sciences de l’homme. C’est cette dernière voie, tout à la fois décalée et retardée, à laquelle Riccardo Di Donato, en s’en faisant l’historiographe savant et méticuleux, a donné une visibilité plus grande3. Un exemple de quiproquos enfin : celui qui se noue, dans les années 1970-1980, autour de l’anthropologie historique, un temps devenue un véritable caravansérail des sciences humaines et sociales. Nous y reviendrons.

L’histoire est « psychologie »

De François Guizot à Numa Denis Fustel de Coulanges, en passant par Hippolyte Taine, est soutenue l’idée que l’histoire est (pour une part au moins) « psychologie », c’est-à-dire histoire de l’âme humaine4. Quelques citations suffiront pour baliser cette conception. Pour Guizot, il y a une « anatomie de l’histoire », qui est la « description » des faits, ces derniers étant le « corps » de l’histoire. Vient ensuite une « physiologie » qui « préside » à l’organisation des sociétés. À quoi il faut encore ajouter une histoire de l’homme intérieur qui est proprement l’histoire de la civilisation : « L’historien pourrait se placer au sein de l’âme humaine pendant un temps donné, une série de siècles, ou chez un peuple déterminé ; il pourrait étudier, décrire, raconter tous les événements, toutes les transformations, toutes les révolutions qui se seraient accomplis dans l’intérieur de l’homme ; et quand il serait arrivé au bout, il aurait une histoire de la civilisation chez le peuple et dans le temps qu’il aurait choisi5 ». Le concept unificateur est celui de civilisation. Taine, de son côté, plus scientifique ou scientiste, écrit en 1863 : « De même qu’au fond l’astronomie est un problème de mécanique et la physiologie un problème de chimie, de même l’histoire est au fond un problème de psychologie6 ». Pour Fustel également, ainsi qu’il le dit dans ses cours et l’écrit dans La Cité antique : « L’histoire n’étudie pas seulement les faits matériels et les institutions ; son véritable objet d’étude est l’âme humaine ; elle doit aspirer à connaître ce que cette âme a cru, pensé, a senti aux différents âges de la vie du genre humain7». La cité antique, comme nous le savons, est l’histoire d’une croyance : comment elle se forme, s’institue et se défait. À ces quelques noms on pourrait aisément ajouter celui de Michelet, que je viens d’évoquer.

Le cas d’Ernest Renan est différent, doublement. On trouve au chapitre X de L’Avenir de la science un programme explicite de psychologie historique. Publié en 1890 (mais rédigé dès 1849), le livre est reconnu (avec regret) par Charles Péguy comme le bréviaire du monde moderne8. Et pourtant, par la suite, jamais le nom de Renan ne sera mentionné dans les généalogies de la psychologie collective ou historique. Ni chez Blondel, ni chez Meyerson, ni chez Febvre ou Marc Bloch, ni a fortiori chez leurs successeurs. Et, pourtant, tous ces hommes de la génération d’après, qui ont fait leurs études entre 1880 et 1920, n’ont pas pu ne pas rencontrer Renan et lire du Renan. Il était un passage obligé. Mais le silence est complet. Pourquoi ? Sur ce point du moins, car, par ailleurs, Bloch décida de faire sienne l’épitaphe que s’était choisie Renan, Dilexi veritatem. Ce qui n’est pas tout à fait rien. Quant à Febvre, il rédigea, en 1949, une note de lecture élogieuse dans les Annales saluant la parution du premier volume de ses Œuvres complètes.

Que proposait donc Renan ? Contre Auguste Comte, il voulait affirmer la légitimité de ces sciences, conjecturales, certes, mais sciences malgré tout, qu’il nomme « sciences de l’humanité » et qu’il faut concevoir comme des sciences historiques. Car le concept recteur est le « devenir ». Le modèle est celui de la philologie comparée, qu’illustre le nom de Franz Bopp. Jusqu’alors, dit-il, la psychologie a été conçue de manière étroite, se bornant à étudier l’esprit humain « dans son complet développement et de nos jours ». Alors qu’il conviendrait de faire l’histoire de sa formation, en s’aidant, pour s’approcher de l’homme primitif, du sauvage et de l’enfant. Pour progresser en direction de ces temps reculés, le moyen le plus direct, ce sont « les produits même de l’esprit humain à ses différents âges, les monuments où il s’est exprimé lui-même et qu’il a laissés derrière lui comme pour marquer la trace de ses pas 9». Et le premier de ces monuments est, bien sûr, le langage. La vraie psychologie historique (à construire), soit l’histoire de l’esprit humain retracée à partir de ses produits, oserais-je dire de ses « œuvres », est à la psychologie antérieure dans un rapport analogue à celui de la philologie comparée à l’égard de la grammaire comparée. Pour celle-ci, la langue est une « chose pétrifiée », alors que pour celle-là, on la prend dans son devenir, comme un organisme vivant. Substituer le devenir à l’être est, pour Renan, le « grand progrès de la réflexion moderne10 ». Si bien que la psychologie n’est plus la science de l’âme mais « des âmes » aux différents âges. Pour se constituer, elle doit mobiliser « la plus vaste érudition » et procéder à « l’étude des monuments que chaque époque a laissés ». Tout l’édifice des sciences est à reconstruire, dès lors que devenir, progrès, développement sont les concepts cardinaux, étant entendu que « l’histoire est la forme nécessaire de la science de tout ce qui est dans le devenir 11».

De la psychologie à la psychologie rétrospective ou historique

Mais cette voie, esquissée avec Fustel de Coulanges, dessinée avec Renan, s’interrompt : Fustel meurt en 1889 et Renan en 1892. Il y a donc comme une solution de continuité entre au moins deux générations historiennes. Mais ce n’est, bien sûr, pas la seule raison. Il est, en effet, patent que la psychologie qui va rapidement s’imposer dans les premières décennies du XXe siècle, principalement entre 1920 et 1940, le fait sur d’autres bases et avec d’autres attendus. De cette période, fort riche, où les échanges entre psychologues, sociologues, philosophes sont denses et parfois vifs, je ne retiendrai que trois traits utiles pour mon propos. L’impératif scientifique, puissant alors, a deux conséquences pour la psychologie : elle devient l’affaire des médecins (Dumas, Janet, Blondel, Meyerson) et s’appuie sur une base expérimentale. Le premier numéro du Journal de psychologie normale et pathologique paraît en 1904 et la Société de psychologie est fondée en 1901 par Pierre Janet. Le Journal et la Société vont occuper tout un temps une position de carrefour des sciences humaines12. Succédant à Antoine Meillet, Marcel Mauss en occupa même la présidence en 1924. On est donc bien loin de la philologie comparée et des généralités sur l’évolution de l’esprit humain. En second lieu, cette jeune discipline doit se confronter avec ce qu’on peut nommer la révolution durkheimienne, autre jeune discipline qui n’en a pas moins fixé, dans une large mesure, les cadres du débat. Quelles sont les parts respectives de l’individu et du collectif, telle va être la question récurrente tout au long de la période. Comment passe-t-on de l’un à l’autre ? Lequel est premier ? L’individu n’est-il pas d’emblée et toujours pris dans du collectif ? En l’occurrence, c’est la filiation intellectuelle revendiquée qui l’emporte sur les effets de génération.

Sans surprise, les sociologues durkheimiens défendent l’antériorité du collectif, alors que les psychologues tendent à partir de l’individu. En publiant, en 1928, son Introduction à la psychologie collective, Charles Blondel propose un compromis. Il reconnaît la « solidarité » des deux disciplines. « La psychologie collective se préoccupe des conditions sociales de la vie mentale et les réalités sociales ont nécessairement des causes et, surtout, des effets psychiques13 ». Aussi trouve-t-il une « éclatante confirmation » de cette solidarité dans les recherches de Lucien Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive, « qui, toutes sociologiques d’inspiration et de méthode, offrent en leur résultats un caractère et une portée non moins manifestement psychologiques ». Pour Blondel, « l’idéal » auquel doit tendre cette psychologie historique, largement à construire, est « la constitution d’une histoire objective de l’esprit humain, faute de laquelle nous ne saurions obtenir, à chaque moment, en chaque lieu, l’intelligence des comportements individuels14 ».

Le troisième trait, trait d’époque, qui va au-delà de ces confrontations disciplinaires, est celui d’une mise en question du credo (de Renan et de bien d’autres) du progrès et de l’évolutionnisme. Car le progrès de la raison, auquel croyait Durkheim, n’est pas sorti indemne de la Grande Guerre. « Ne pas croire qu’une sorte de finalité interne dirige le développement mental dans les sociétés humaines », note Lévy-Bruhl dans ses Carnets. Febvre ira jusqu’à évoquer en 1937 « le cadavre du Dieu Progrès15 ». Les historiens parlent désormais moins d’évolution et plus de « changements ». Le plus explicite en la matière, même s’il ne publie ses réflexions qu’après 1945, est, non un historien, mais Ignace Meyerson. Pour lui, en effet, il n’y a pas « d’évolution créatrice de l’esprit » (contre Bergson), et il n’y a pas non plus « de progrès inscrit dans son devenir » (contre Renan)16. Aux historiens, il rappelle (justement dans les Mélanges offerts à Febvre en 1953) que « le dogme d’un progrès lent et continu, issu de l’évolutionnisme agit encore très fort sur la vision commune du cours des sciences notamment. La recherche des précurseurs, légitime en elle-même, a eu pour effet, par son assez large extension, de renforcer encore l’illusion de la continuité, d’effacer ou de dissimuler les points de rupture, et dans certains cas de dissimuler le changement même17 ». Voilà qui vaut également pour la psychologie. Meyerson se veut, en effet, particulièrement attentif aux discontinuités.

Mais, dans les années 1930, c’est à Febvre qu’il va revenir de dresser, en prenant appui sur les travaux des psychologues, le programme de ce que pourrait être une « psychologie historique », qu’il appelle aussi « psychologie rétrospective ». Faite par les historiens, mais, à coup sûr, pas par eux seuls, il la voit comme résultant d’un travail d’équipe entre psychologues et historiens. En la matière, son inspirateur principal est Blondel : les deux hommes étaient proches. « Si nous nous interdisons, écrit Febvre, de projeter le présent, notre présent, dans le passé ; si nous nous refusons à l’anachronisme psychologique, le pire de tous, le plus insidieux et le plus grave ; si nous prétendons éclairer toutes les démarches des sociétés, et d’abord leurs démarches mentales, par l’examen de leurs conditions générales d’existence » […], il faut « inventorier dans son détail, puis recomposer pour l’époque étudiée, le matériel mental dont disposaient les hommes de cette époque » 18. Matériel mental ou outillage mental sont, on le sait, les notions mobilisées par Febvre dans son propre travail : que l’on songe, notamment, à son Luther ou à son Rabelais19.

« Historien au sens plein du mot, le sociologue et le psychologue rejoignent en lui l’érudit », ainsi se présente Marc Bloch, en 1939, dans le Prière d’insérer de La société féodale20. Bloch a non seulement suivi de près ces débats entre sociologie et psychologie, mais il y a également participé. Qu’il suffise de rappeler son compte rendu des Cadres sociaux de la mémoire de Maurice Halbwachs, en 1925, dans lequel il accepte la notion de mémoire collective, tout en montrant comment un historien peut la retravailler, en mettant l’accent sur la question de la transmission21. Faut-il alors voir en lui, avec Les Rois thaumaturges, le père de l’histoire des mentalités, voire de l’anthropologie historique, comme l’écriront Jacques Le Goff et André Burguière dans les années 1980 ?

Pour l’immédiat, je retiendrai ceci, un détail si l’on veut, mais qui touche à mon propos, car Bloch renoue, brièvement au moins, avec Fustel, quand il rappelle que « nul mieux que lui n’a su que l’histoire, avant tout, est psychologie ». Qu’il s’agisse, continue-t-il, de l’autorité impériale en Gaule, de la royauté franque, du lien vassalique et féodal, ce sont autant de « créations d’une certaine mentalité, de certains désirs, de certaines passions ». Si bien qu’on peut reconnaître en Fustel un des « grands initiateurs » d’une histoire qui, étant avant tout une psychologie de masse, se veut une « histoire des sociétés humaines », soit encore une histoire qui annonce cette « conception surtout sociale de l’histoire »22, que défendent les toutes jeunes Annales. Quelle est l’exacte portée de ce rappel qui intervient en une occasion précise : la célébration du centenaire de la naissance de Fustel, en 1930 et un an à peine après le lancement des Annales d’histoire économique et sociale ? Circonstanciel, à coup sûr, pour une part au moins. Mais pas complètement, car Bloch est un vrai lecteur des Institutions politiques de l’ancienne France de Fustel et rappelons-nous que les sociologues durkheimiens, Halbwachs en tête, faisaient grand cas de La Cité antique et, en particulier, de son souci de la différence des temps.

Ainsi, à la fin des années 1930 et du côté des historiens, on reconnaît la légitimité d’une psychologie collective, dont une des branches devrait être une psychologie « rétrospective » ou « historique ». Cette dernière mène vers la notion de mentalité, que celle d’outillage mental aide à préciser. Mais il s’agit, pour l’heure, d’un nouveau domaine à explorer et d’un questionnaire à formuler. De plus, ni Febvre ni Bloch n’ont alors employé l’expression d’« histoire des mentalités ».

Histoire des mentalités/Psychologie historique

L’histoire des mentalités n’apparaît qu’une quinzaine d’années plus tard. Si l’anthropologie historique date de 1974, quand Le Goff change l’intitulé de son séminaire, l’histoire des mentalités obtient un début de reconnaissance à partir du moment où Robert Mandrou, élu à l’École pratique en 195723, intitule sa direction d’études « Histoire sociale des mentalités modernes ». En cette même année, Georges Duby, professeur à l’université d’Aix-Marseille, crée de son côté un « Séminaire d’histoire de la mentalité médiévale ». Un de ses collègues a jugé bon de lui faire remarquer que le mot n’était pas français24 ! Quelques dates encore : dans L’Histoire et ses méthodes, volume de l’Encyclopédie de la Pléiade, publié sous la direction de Charles Samaran, Georges Duby donne, en 1961, ce qui peut être tenu pour le manifeste de « l’histoire des mentalités », où figurent en première place dans la bibliographie les articles programmatiques de Febvre; tandis que Mandrou, de son côté, publie, la même année, son Introduction à la France moderne. Sous-titré Essai de psychologie historique, l’ouvrage se place très explicitement dans le sillage de Febvre. En outre, Duby et Mandrou ont publié, en 1958, cette fois ensemble, une Histoire de la civilisation française, qui devait servir de « banc d’essai »25à l’histoire des mentalités et qui répondait à ce que Febvre et Morazé voulaient désigner, quand ils avaient changé en 1946 le titre des Annales en Annales. Économies, Sociétés, Civilisations26.

Sans entrer plus avant dans le contenu de cette nouvelle proposition soutenue par Duby et Mandrou, je retiendrai ceci seulement. Le lien avec Febvre est assumé et même revendiqué, mais autre est le contexte. Il s’agit, en effet, moins de relancer ce travail d’équipe avec les psychologues, que Febvre appelait de ses vœux, que d’échapper à la domination d’une histoire économique et sociale, dont les maîtres sont Ernest Labrousse et Fernand Braudel. Le Goff ira jusqu’à écrire que l’attrait pour l’histoire des mentalités vient surtout « du dépaysement pour intoxiqués de l’histoire économique et sociale et de marxisme vulgaire » qu’elle apporte27. De plus, la psychologie de laquelle il y a le plus à apprendre est, pour Duby, la jeune psychologie sociale venue des États-Unis. Si la continuité avec Febvre est proclamée, le changement de génération marque aussi une discontinuité dans la conception même de l’objet.

Sans surprise, on ne trouve pas un seul mot sur la psychologie historique de Meyerson qui, pourtant, existe désormais dans l’espace public ou, au moins, académique. Soutenue, en effet, comme thèse d’État en 1947, Les Fonctions psychologiques et les œuvres ont paru en 1948 (La Méditerranée de Braudel est publiée en 1949, tout comme Les Structures élémentaires de la parenté de Claude Lévi-Strauss). Du point de vue de mon interrogation sur les différentes voies de l’anthropologie historique, la voie meyersonienne est non seulement singulière, mais elle reste aussi largement ignorée des historiens28. On doit convenir que l’amitié toujours maintenue entre Charles Seignobos, le repoussoir de Febvre, et Meyerson n’a pas aidé.

Imaginons un instant que Les Fonctions psychologiques et les œuvres aient paru en 1930, peut-être le livre aurait-il occupé une place analogue à la Psychologie collective de Blondel. Après tout, la façon qu’avait Meyerson de prendre l’activité mentale « à l’autre bout », comme disait Vernant, (non plus dans son conditionnement neuro-physiologique mais dans ses produits) aurait pu attirer l’attention des historiens. Il fallait partir des « œuvres » (qui sont autant de témoignages, et c’est pour cela que je risquais le mot plus haut) et tenir que les fonctions psychologiques, loin de renvoyer à un esprit unique, ne cessaient de s’élaborer dans le cours complexe de leur histoire. Mais il n’en a rien été. Ce double mouvement qui conduisait à maintenir la psychologie, tout en l’historicisant radicalement, est resté incompris. Ouverte par Meyerson, cette voie a trouvé son débouché et son accomplissement avec Vernant, qui, nourri de Louis Gernet, a fait de la psychologie historique le premier moteur de son questionnaire grec, ainsi que l’expliquait, le revendiquait et l’illustrait Mythe et pensée chez les Grecs, publié chez Maspero en 1965 et dédié à Ignace Meyerson.

Singulière dans son projet, cette voie a sûrement pâti de son décalage chronologique. Par suite des retards de carrière, pour les raisons que l’on sait : de Meyerson d’abord (né en 1888), de Gernet ensuite (né en 1882), et aussi, à la génération d’après, de Vernant (né en 1914). Meyerson, chassé de l’Université par les lois raciales de Vichy, ne rejoint l’Ecole pratique des hautes études qu’à 63 ans, et crée le Centre de psychologie comparative en 195329 ; professeur de grec à la Faculté d’Alger, Gernet, trop durkheimien pour les hellénistes, ne revient à Paris qu’en 1948, et l’Anthropologie de la Grèce antique paraît vingt ans plus tard, en 1968 : après sa mort et grâce à Vernant. Quant à Vernant, ayant passé sept ans d’abord sous les drapeaux et ensuite dans la Résistance, il est élu à l’Ecole pratique, en 1958, dans le contingent des psychologues et sociologues ; il a 51 ans quand il publie Mythe et pensée chez les Grecs. « Depuis une dizaine d’années, écrit-il, nous nous efforçons d’appliquer au domaine grec ces recherches de psychologie historique dont Meyerson est en France le promoteur. [Nous considérons les documents] en tant qu’œuvres créées par des hommes, comme expression d’une activité mentale organisée. [À travers ces œuvres, nous recherchons] l’homme grec, inséparable du cadre social et culturel, à la fois le créateur et le produit, homme intérieur30 »[2]. Il indique ainsi clairement qu’il ne se compte pas au nombre des hellénistes.

L’anthropologie historique : quelques quiproquos

En nous approchant de l’entrée en scène de « l’anthropologie historique », celle qui s’est nommée ainsi au milieu des années 1970, nous rencontrons aussi les quiproquos qui l’ont accompagnée. En les relevant, le but n’est en rien de distribuer de bons ou de mauvais points, mais plutôt d’y reconnaître un de ces working misunderstandings, ces malentendus productifs, chers à l’anthropologue Marshall Sahlins, qui font (pour une part) l’ordinaire de l’histoire intellectuelle. Pourquoi la psychologie historique, restée programmatique et reformulée comme histoire des mentalités, cède-elle devant l’anthropologie historique, cette dernière venue, soucieuse tout aussitôt de se trouver des antécédents et de se doter d’une généalogie, même bricolée ? Parce que, et la réponse semble évidente, l’anthropologie (sociale) a conquis, entre 1960 et 1980, une position éminente, que suffit à résumer le nom de Claude Lévi-Strauss. En somme, l’anthropologie vient occuper une place analogue à celle qu’avait tenue la psychologie dans les années 1920-1930. Et l’histoire, qui, toujours avide d’outils théoriques à emprunter, s’était alors tournée vers les psychologues, lorgne maintenant vers l’anthropologie, tout en voulant garder son quant à soi. Voilà pour le mouvement général, mais qu’en est-il plus précisément ?

Revenons à l’année 1974, par laquelle j’ai commencé, quand Le Goff change l’intitulé de sa chaire. Or, en 1974 également, paraît sa contribution à Faire de l’histoire, ce manifeste de ce qu’on a appelé en ces années « la nouvelle histoire », sous le titre « Les mentalités : une histoire ambiguë 31»[1] ! Il n’y a pas lieu de surinterpréter la concomitance, mais on peut, malgré tout, percevoir un brin d’ambigüité. En effet, tout se passe comme si Le Goff légitimait la nouveauté de l’histoire des mentalités, tout en prenant aussitôt ses distances avec elle (puisqu’il se demande dès les premières lignes « s’il faut l’aider à être ou à disparaître »), et comme s’il pensait déjà à écrire un article « Anthropologie historique », alors qu’à cette date-là, l’histoire des mentalités pouvait encore être comptée au nombre des « nouveaux objets » que promouvait le volume. En revanche, dès 1978, dans le Dictionnaire de la nouvelle histoire, dont Le Goff est le principal initiateur, il y a bel et bien un article « L’anthropologie historique », rédigé par Burguière et auquel j’ai fait référence en commençant. Mais, comme on est œcuménique, le lecteur trouve également un article « L’histoire des mentalités », dû à Philippe Ariès, un autre consacré à « L’histoire de l’imaginaire », écrit par la byzantiniste Evelyne Patlagean et, enfin, un article « Histoire et psychanalyse », qui a été demandé à Michel de Certeau32. Il va sans dire que chacun de ces textes a été écrit en toute indépendance, sinon en toute ignorance des autres. À chaque lecteur de faire son marché, comme il veut ! Et ajoutons encore, pour couronner le tout, l’article « L’histoire nouvelle » de Le Goff lui-même, qui ouvre le volume dans lequel il reprend chacun de ces items, puisqu’ils forment les principales avancées de la nouvelle histoire.

Se moquer quarante-sept ans après d’un ouvrage collectif, largement de circonstance et fabriqué un peu à la va-vite, est très facile, mais de peu d’intérêt. Le seul point qui importe est celui-ci : ce qui comptait alors n’était évidemment pas de faire une histoire des disciplines, en suivant pas à pas les reformulations d’une histoire d’abord conçue comme psychologie de l’âme humaine, c’était d’ouvrir sans cesse de nouveaux domaines - vite baptisés à partir de mots en circulation et repris au vol (anthropologie, imaginaire, psychanalyse, anthropologie historique …) -, que l’historien était curieux ou même impatient d’investir pour être dans le coup et participer aux débats du moment. Ce qu’il faisait effectivement, en prenant cette forme d’engagement au sérieux. Et comme il fallait, malgré tout, produire des lettres de créance, on rapatriait quelques références et on invoquait quelques ancêtres. La logique était plutôt celle de l’accumulation, que celle d’une mise en ordre. Comme on sait, tout fait ventre pourvu que ça rentre ! Le quiproquo n’était pas à proprement parler constitué, mais, à partir de l’appellation anthropologie historique, devenant pour un temps la plus englobante, il pouvait aisément prospérer. Quant à la psychologie, si centrale pour Bloch et Febvre, elle n’était plus qu’une référence déjà lointaine ou bien alors elle intervenait au titre de la récente psychologie sociale (et de sa maîtrise des méthodes quantitatives) ; pour le reste, tout commençait avec Freud, ce qui ringardisait d’autant plus la psychologie des années 1920-1930 qui, de surcroît, s’était vivement opposée à Freud, à commencer par Meyerson lui-même (qui avait traduit La Science des rêves).

Revenons, pour finir, à la psychologie historique, celle de Meyerson et de Vernant, la seule, au total, qui se soit constituée en discipline, en se donnant une théorie, une méthode et un domaine d’application ; la seule à être allée au-delà des programmes et des ébauches. Quand Vernant publie chez Maspero, en 1968, l’Anthropologie de la Grèce antique de Gernet, il reprend, en l’élargissant, le titre du premier texte du volume « L’anthropologie dans la religion grecque », où Gernet annonce d’emblée la couleur en écrivant : on « comprend sous ce terme la représentation de l’être humain sur le plan religieux et la place qui lui est assignée dans une économie religieuse du monde33». Voilà qui était clair.

Dans sa préface, brève, dense et habile, Vernant présente Gernet comme un « ethnologue » qui, parti explorer une terre lointaine qu’il n’aurait plus jamais quittée, serait à la fois dehors et dedans, « avec le double regard de l’indigène et de l’étranger ». En ces années, la comparaison ne peut pas ne pas faire penser au « regard éloigné » de Lévi-Strauss. Puis, après avoir rappelé la proximité de Gernet avec Robert Hertz, Mauss, Granet et l’influence durkheimienne sur sa thèse, il note que Gernet a toujours eu le « souci de partir des réalités collectives » […], sans « jamais les séparer des attitudes psychologiques, des mécanismes mentaux sans lesquels ni l’avènement ni la marche, ni le changement des institutions ne sont intelligibles 34». Bref, Gernet est, à tout le moins, présenté comme un très proche compagnon de route de la psychologie historique, même si Meyerson n’est pas directement nommé.

La fin de la préface, où Vernant évoque le contexte immédiat, est doublement intéressante. Contre Michel Foucault, d’abord, qui vient de lancer que « de nos jours on ne peut plus penser que dans le vide de l’homme disparu », contre cet « effacement de l’homme comme objet de science », la recherche de Gernet, écrit Vernant, s’inscrit en faux. Pour comprendre la dynamique des mutations, des ruptures, des innovations, il ne s’agit certes pas de s’interroger sur « l’Homme », mais « sur la mentalité particulière des hommes qui les ont mis en œuvre […] sur leurs formes de sensibilité et d’action, leurs catégories psychologiques, au sens que Mauss donnait à ce terme » : Mauss et pas Meyerson. De façon positive, ensuite, Vernant poursuit : « dans cette France de mai 68 où tant de choses brusquement ont changé, le livre de Gernet, si attentif aux « tournants », où « mutations mentales » et « changements sociaux » apparaissent en liaison dialectique, est « par sa démarche et son projet anthropologiques, pleinement actuel35 ».

Pour un lecteur de 1968, il y a cinquante-sept ans, ce livre, refusé par les Éditions des Belles Lettres, publié chez Maspero, sentait donc bon le fagot. Mais le terme qui, pour lui, l’emportait était sans l’ombre d’un doute « Anthropologie ». Et « anthropologie » désignait avant tout l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss. Référence (plus ou moins bien comprise), repoussoir (pour les marxistes), elle était, en tout cas, depuis le milieu des années 1960, de façon explicite ou implicite, à l’horizon. Vernant parle bien d’anthropologie de la Grèce, mais cette recherche de « l’homme intérieur » grec se fait en menant des enquêtes de psychologie historique. Anthropologie vient relayer et supplanter psychologie qui a bien perdu de son attrait et de sa portée. Viendra un peu plus tard « l’anthropologie historique de la Grèce ancienne36 ». Le Goff parle lui aussi d’Anthropologie de l’Occident médiéval. Mais, quand Pierre Vidal-Naquet publiait, en 1974, dans le même volume de Faire de l’histoire que Le Goff, son texte sur « Les jeunes. Le cru, l’enfant grec et le cuit », il défendait la diachronie historique contre la synchronie structuraliste. Même si l’historien adopte provisoirement des catégories universelles comme le cru et le cuit - et il ne doit pas s’en priver -, « c’est toujours, dit-il, pour les mettre en mouvement 37». Si je fais ici rapidement mention de la contribution de Vidal-Naquet, ce n’est pas pour suivre le détail de son argumentation, mais simplement pour montrer qu’il ne dispose pas encore de l’appellation « anthropologie historique », alors même qu’il plaide pour une ethnologie avec histoire et critique l’anthropologie structurale. « Une ethnologie sans histoire », écrit-il en conclusion de son texte, ne serait « qu’une sorte de tourisme supérieur ».

 

Voilà qui conduit vers ma dernière remarque. Dans « anthropologie historique », il y a bien « anthropologie » (qui peut s’entendre en plusieurs sens), mais dès lors que, au milieu des années 1970, on y ajoute « historique », surgit aussitôt en regard l’anthropologie structurale. En substituant « historique » à « structurale », les historiens, car ce sont bien eux qui opèrent, ont le sentiment de pouvoir gagner sur les deux tableaux : ne pas lâcher sur la diachronie (leur raison d’être) sans renoncer à (de) la synchronie, pour reprendre les termes de Vidal-Naquet, qui étaient aussi ceux du moment. Bref, comme la psychologie collective se voulait une formation de compromis entre les psychologues et les sociologues, l’anthropologie historique se donne comme une formation de compromis entre les anthropologues et les historiens, à ceci près qu’elle a été conçue par eux et d’abord pour eux.

L’histoire que, par commodité, on appelle intellectuelle, mais qui ne l’est jamais seulement, trace plusieurs chemins, en ne cessant de reformuler ses questions. Elle élit pour un temps des mots et des notions, reconnaît des pionniers, des pères, voire des fondateurs, et en oublie injustement d’autres qui, pourtant, auraient eu tous les titres à être du nombre. De la proposition de Fustel de Coulanges, si vague soit-elle, sur l’histoire comme science de l’âme dans les années 1860 à l’anthropologie historique des années 1980, il y a bien, sur plus d’un siècle, la désignation d’un domaine à explorer, faute de quoi l’histoire manquerait, en partie au moins, son objet : elle serait « trop peu spirituelle », comme le regrettait Michelet.

Ce constat, banal, commence à devenir plus intéressant quand on regarde les manières dont ce domaine a été appréhendé, inventorié, découpé sur un bon siècle : par qui et comment ? Plus intéressant encore quand on se rend compte que les voies de l’anthropologie historique ont non seulement été plurielles, mais que certaines ont été oubliées, ignorées, se sont interrompues, et que tout du long les quiproquos n’ont pas manqué. Cette histoire, pour reprendre un mot de Meyerson, est une « histoire rompue38 ». Ce sont les blocages, les oublis, les reprises décalées, les variations, bref les discontinuités qui permettent à chaque génération de formuler son propre questionnaire. Et ainsi de travailler en toute infidélité ou, le plus souvent, en toute fidèle infidélité.

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    1

    André Burguière, « L’anthropologie historique », In Jacques Le Goff, Roger Chartier et Jacques Revel (dir.), Dictionnaire de la nouvelle histoire, Paris, Retz, 1978, p. 37-61. 

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    2

    Thomas Hirsch le démontre clairement et finement dans Le Temps des sociétés, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016.

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    3

    Riccardo Di Donato, Per una antropologia storica del mundo antico, Florence, La Nuova Italia, 1990.

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    4

    François Hartog, Le XIXe siècle et l’histoire, le cas Fustel de Coulanges, Paris, Points-Seuil, 2001, p. 126-129

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    5

    François Guizot, Histoire générale de la civilisation en Europe, Paris, Pichon et Didier, 1828, p. 29.

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    6

    Hippolyte Taine, Histoire de la littérature anglaise, Paris, Hachette & Cie, 1863, préface p. XLIII.

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    7

    Numa Denis Fustel de Coulanges, La Cité antique, Paris, Flammarion, « Champs classiques », 2009 (1864), p. 141.  

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    8

    François Hartog, La Nation, la religion, l’avenir. Sur les traces d’Ernest Renan, Paris, Gallimard, 2017. 

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    9

    Ernest Renan, L’Avenir de la science. Œuvres complètes, tome III, Paris, Calmann-Lévy, 1949 [1890], p. 860.

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    10

    Ernest Renan, L’Avenir de la science. Œuvres complètes, tome III, Paris, Calmann-Lévy, 1949 [1890], p. 873.

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    11

    Ernest Renan, L’Avenir de la science. Œuvres complètes, tome III, Paris, Calmann-Lévy, 1949 [1890], p. 867.

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    12

    Riccardo Di Donato, « Le Journal de psychologie de Meyerson : au carrefour des sciences de l’homme », Pour une psychologie historique. Écrits en hommage à Ignace Meyerson, textes réunis et publiés par Françoise Parot, Paris, PUF, 1996, p. 119-130.

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    13

    Charles Blondel, Introduction à la psychologie collective, Paris, Armand Colin, 1928, p. 200.

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    14

    Charles Blondel, Introduction à la psychologie collective, Paris, Armand Colin, 1928, p. 202.

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    15

    Thomas Hirsch, Le Temps des sociétés, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016, p. 402.  

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    16

    Ignace Meyerson, « Discontinuités et cheminements autonomes dans l’histoire de l’esprit », Écrits 1920-1983. Pour une psychologie historique, Paris, PUF, 1987, p. 54.

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    17

    Ignace Meyerson, « Problèmes d’histoire psychologique des œuvres : spécificité, variation, expérience », in Hommage à Lucien Febvre. Éventail de l’histoire vivante, Paris, Armand Colin, 1953, t. I, p. 207-218, p. 86.

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    18

    Lucien Febvre, « Histoire et psychologie », Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1992 [1953], p. 218.

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    19

    Lucien Febvre, Un destin : Martin Luther, Paris, PUF, 1928 ; Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, 1942.

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    20

    Marc Bloch, cité par Thomas Hirsch, Le Temps des sociétés, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016, p. 360.

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    21

    Marc Bloch, « Mémoire collective, tradition et coutume. À propos d’un livre récent », Histoire et historiens, Textes réunis par Étienne Bloch, Paris, Armand Colin, 1995, p. 191-199.

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    22

    Marc Bloch, « Fustel de Coulanges historien des origines françaises », Revue internationale de l’Enseignement, n.° 84, 1930. Voir François Hartog, Le XIXe siècle et l’histoire, le cas Fustel de Coulanges, Paris, Points-Seuil, 2001, p. 212-213.  

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    23

    Brigitte Mazon, « Éléments de biographie et de carrière », Cahiers du Centre de recherches historiques, n°18-19, 1997.

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    24

    Sur le rôle de Duby et de Mandrou, l’étude la plus exhaustive est celle de Felipe Brandi dans sa thèse Georges Duby : penser l’histoire, la construction d’un modèle d’histoire sociale (1950-1980), soutenue à l’EHESS en 2017.

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    25

    La formule est de Philippe Joutard dans sa postface à la réédition du livre de Mandrou publiée chez Albin Michel en 1998.

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    26

    Charles Morazé, Un historien engagé. Mémoires, Paris, Fayard, 2007.

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    27

    Jacques Le Goff, « Les mentalités, Une histoire ambigüe », in Jacques Le Goff et Pierre Nora, Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974, t. 3, p. 79.

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    28

    Jacques Revel, « Psychologie historique et histoire des mentalités », in textes réunis et publiés par Françoise Parot, Pour une psychologie historique. Écrits en hommage à Ignace Meyerson, Paris, PUF, 1996, p. 209-227.

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    29

    Émile Poulat, « Le centre de psychologie comparative et ses colloques », in textes réunis et publiés par Françoise Parot, Pour une psychologie historique. Écrits en hommage à Ignace Meyerson, Paris, PUF, 1996, p. 95-118.

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    30

    Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero, 1965, p. 5.

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    31

    Jacques Le Goff, « Les mentalités : une histoire ambiguë », in Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974, t. 3, p.76-94.

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    32

    Jaques Le Goff, Roger Chartier et Jacques Revel (dir.), Dictionnaire de la nouvelle histoire, Paris, Retz, 1978.

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    33

    Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspero, 1968, p. 9.

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    34

    Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspero, 1968, p. 3.

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    35

    Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspero, 1968, p. 5.

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    36

    Jean-Pierre Vernant, « De la psychologie historique à une anthropologie de la Grèce ancienne », Mètis, vol. 4, n° 2, 1989, p. 305-314. Repris dans Jean-Pierre Vernant, Passé et présent. Contributions à une psychologie historique réunies par Riccardo Di Donato, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1995. Ce recueil est l’instrument de travail le plus complet.

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    37

    Pierre Vidal-Naquet, « Le cru, l’enfant grec et le cuit », in Jaques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974, t. 3, p. 145.

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    38

    Ignace Meyerson, « Discontinuités et cheminements autonomes dans l’histoire de l’esprit », Écrits 1920-1983. Pour une psychologie historique, Paris, PUF, 1987, p. 57.

    Pour citer cette publication

    Hartog, François (dir.), « Une histoire brisée : les voies françaises de l’anthropologie historique », Politika, mis en ligne le 05/11/2025, consulté le 06/11/2025 ;

    URL : https://www.politika.io/es/node/1620