David Fritz-Goeppinger était présent au Bataclan le 13 novembre 2015. Avec une dizaine d’autres personnes, il a, pendant plusieurs heures, été pris en otage par deux des trois terroristes qui ont assassiné 130 personnes et en ont blessé 400 autres. Il était alors barman, de nationalité chilienne, vivant depuis de longues années avec sa famille dans la banlieue parisienne. Devenu citoyen français, souvent interviewé par la presse, il suit aujourd’hui le procès des attentats du 13 novembre. Il y est partie civile mais aussi auteur d’un journal de bord édité par France Info. Ce n’est pas un vécu de l’attentat, souvent raconté ailleurs, mais une trajectoire sociale singulière – depuis les files d’attente devant le service des étrangers de la préfecture de l’Essonne jusqu’à la cérémonie de naturalisation au Panthéon – ainsi que cette expérience de « chimère » (selon son mot), à la frontière entre les victimes et les journalistes et dans un palais de justice fréquenté aussi par des magistrats, des avocats et des chercheurs, qui nous ont intéressés ici.
L’entretien a été réalisé par Aurore Juvenelle et Sandrine Lefranc, membres de l’équipe ProMeTe. Le tutoiement s’est imposé, puisque nous cohabitons, et échangeons depuis plusieurs semaines dans les diverses salles et sur les escaliers de la zone sécurisée du Palais de justice.
Sandrine Lefranc – Tu assistes au procès des attentats du 13 novembre 215 depuis le 8 septembre. Tu es là presque tous les jours, et au-delà de ton expérience de déposition en tant que partie civile, tu es maintenant souvent du côté de la salle des journalistes. Est-ce que tu nous raconterais cette expérience d’observation et ce passage du statut de partie civile au statut d’observateur ?
David Fritz-Goeppinger – L’idée d’un journal de bord avec France Info est née il y a à peu près un an. C’est Gaële Joly1 qui m’a proposé de travailler dessus. Avant le procès, j’avais envie de prendre le taureau par les cornes, entre guillemets, et de travailler. Le but, c’était de travailler. Sous quelle forme ? À ce moment-là, c’était vraiment l’idée d’écrire et de donner à voir mon sentiment au jour le jour, et mon évolution à travers l’audience. Je pense que c’est important de dire aussi que je ne connaissais rien à la justice. Je ne savais pas ce qu’était une Cour d’Assises, je n’avais jamais vraiment mis les pieds dans un procès. Donc là, c’est encore plus particulier parce que je suis, entre guillemets, moi-même du procès, parce que je suis partie civile. J’ai une voix, qui est portée par mon avocate, Me Aurélie Coviaux. Et j’avais envie d’être actif au milieu de tout ça. Le 8 septembre, je commence à travailler sur le journal de bord, je commence à essayer de trouver des marques, de trouver des mécanismes professionnels pour réussir à donner un point de vue un peu plus technique, et en même temps en expliquant ce qu’est mon point de vue de partie civile.
Dès fin septembre j’ai eu envie de me détacher un petit peu du groupe des parties civiles pour mieux voir. Ça s’est fait à travers une évolution dans la salle d’audience principale2 : au début je me mettais plutôt devant et au fur et à mesure je m’écartais de plus en plus et je m’effaçais finalement du groupe des parties civiles, jusqu’à arriver au fond de la salle. Et arrivé au fond de la salle, je me dis : « Mais je veux m’écarter encore plus ! » Je suis allé voir le magistrat organisateur de tout ça : « Ok, mais vous voulez quoi ? » Je lui dis que j’aimerais bien travailler sur mon ordinateur tout en regardant l’audience. Au départ, il me donne l’autorisation d’avoir mon ordinateur dans une des salles de retransmission. Et puis moi, abusant toujours un peu, je lui demande l’autorisation d’aller chez les journalistes. Il me demande pourquoi, donc je lui explique, et il me donne un cordon orange3. Donc en fait aujourd’hui, je suis la seule partie civile ayant le cordon rouge des parties civiles et le cordon orange de la presse.
Sandrine Lefranc – Et tu continues à garder les deux cordons…
David Fritz-Goeppinger – Oui, j’ai toujours les deux. Ça intrigue beaucoup, y compris les parties civiles et la presse par exemple, mais c’est purement fonctionnel. J’avoue qu’il n’y a rien derrière. C’est juste pour éviter que les gendarmes ne posent trop de questions et que je perde du temps. Voilà, je préfère garder ces deux casquettes-là, même si c’est un peu particulier.
Sandrine Lefranc – Et tu dis que ça intrigue beaucoup ?
David Fritz-Goeppinger – Oui, j’ai eu quelques retours de parties civiles qui se demandent : « Ah bon, mais pourquoi tu as le truc orange ? » Alors que je crie sur tous les toits que je ne suis pas journaliste, je tiens à le dire. Je suis plus auteur que journaliste, plutôt photographe que journaliste, ou photographe-auteur, pourquoi pas, parce que je n’ai pas la prétention de dire que ce que je produis pour France Info est un compte-rendu exhaustif de ce qui se passe dans la salle d’audience. Je n’ai pas cette technicité-là, donc je ne m’estime pas journaliste. Peut-être que mon travail dans le fond sera un travail journalistique, mais pour l’instant ça ne l’est pas.
Sandrine Lefranc – Et les parties civiles, vu que tu es sorti progressivement du groupe, quelles ont été leurs questions ?
David Fritz-Goeppinger – Il n’y a pas vraiment eu de questions, mais j’ai senti que c’était un peu… que d’un coup, en fait, je passais de l’autre côté du voile. Et ça s’est fait surtout après ma déposition le 19 octobre. Moi, dès que j’ai terminé ma déposition, et avant les questions de la Cour, je me suis dit : « Ok, ça y est, je viens de me débarrasser d’un truc ! » Et j’ai réalisé sur le moment m’être débarrassé de quelque chose mais sans vraiment comprendre quoi. Et les semaines qui ont suivi, je me suis dit… Enfin, je me rappelle très bien la semaine d’après m’être réveillé un matin et de m’être dit : « Mais est-ce que je suis encore victime ? » Et c’est une vraie question ça, parce que quand on dépose un truc aussi gros que ce que j’ai déposé ou que ce que les victimes ont déposé pendant les cinq semaines, est-ce qu’on poursuit ? Est-ce que le statut juridique de victime existe encore ? Et dans ma tête s’est créé cette espèce de paradoxe : « Oui, je suis encore victime, je suis encore actif dans tout ça, donc quelque part j’ai un rôle à tenir ». Et ce rôle, pour moi, c’était de tenir le journal de bord. Donc voilà, je me suis effacé au fur et à mesure. Et ce ne sont pas vraiment des remarques, ou des questions, mais les gens s’interrogent, je pense. Enfin, c’est bizarre, ce grand mec habillé en noir qui porte deux cordons, voilà ! [Rires]
Aurore Juvenelle – Ça fait cinq mois que tu es là, quatre jours par semaine, qu’est-ce que tu en penses au fond de ce procès, de son déroulement, de ce qui s’y passe ? Qu’est-ce qui t’intéresse ?
David Fritz-Goeppinger – Ce n’est peut-être pas le bon jour, mais il y a une certaine lassitude quand même. Je pense que c’est la durée. Comme tu le dis, cinq mois ont passé… En fait, la routine. Au début, il y a une découverte qui est incroyable. On est au milieu d’un truc gigantesque, et il y a des gens, je pense, à l’étranger, qui observent ça de manière assez intéressée. Et nous on est au milieu de tout ça, enfin vous aussi. J’ai l’impression qu’on est un peu au cœur du cyclone. Et en même temps, c’est un cyclone qui est vachement lent, quoi. Donc on est empêtrés tous dans un grand appareil dont on ne comprend pas vraiment toutes les ficelles et dont on attend beaucoup de réponses. Même si on n’est pas partie civile, je pense. La presse aussi, y compris les accusés d’ailleurs attendent des réponses. Et donc on… Et je dis « on » parce que je pense que c’est partagé par tout le monde… Il y a une forme de lenteur qui se met en place. Et aujourd’hui, ce que je pense du procès des auteurs, enfin des attentats, du 13 novembre, c’est qu’en fait je ne pense pas grand-chose. Je ne pense pas grand-chose parce que cette lenteur-là me pousse moi personnellement à une réflexion beaucoup plus profonde. Je m’interroge davantage sur la façon dont j’y penserai dans un an. Parce qu’il y a un an je pensais déjà complètement autre chose. Je crois que la Cour m’avait posé la question le 19 octobre « Mais pour vous, ça vous fait quoi d’être là ? » Et moi, j’ai dit : « Pour l’instant, rien, quoi ». Parce que je suis tellement en train de vivre ce que je fais, et le journal de bord participe à ça, qu’en fait je ne sais pas trop quoi penser. Mais à un moment donné, peut-être que dans un an ou dans deux ans, j’aurai rétrospectivement une analyse, ou une façon de voir les choses. Après il m’arrive aujourd’hui d’avoir des analyses dans le feu de l’action ou dans le vif de ce qui se passe pendant l’audience. Je ne sais pas, des questions des avocats des parties civiles, du parquet, de la défense. Mais je pense que c’est un peu plus trivial. C’est un peu moins dans l’analyse, plus dans le truc. Mais j’évite. J’essaie de rester neutre. Oui, je préfère rester neutre.
Salle des pas perdus. Bureau d’enregistrement pour les PC et les avocats des PC afin d’être enregistrés comme présent. Le 13 octobre 2021, Palais de Justice de l’île de la Cité.
Sandrine Lefranc – Quand tu dis que tu es moins dans l’analyse, que tu es dans le vif, c’est quoi ? De la colère ? De la surprise ?
David Fritz-Goeppinger – Oui, voilà, ça c’est vraiment la partie civile quoi. Je suis un peu schizo peut-être. Mais la partie civile a tendance parfois à être un peu bouche bée face aux réponses de certains témoins, de certains accusés. Il y a certaines questions des avocats des parties civiles qui sont surprenantes, aussi… Hier, je me demandai si le manichéisme qu’on peut imaginer dans une salle d’audience n’est pas entretenu par les questions des parties civiles, enfin des avocats des parties civiles. On se dit : « Mais pourquoi est-ce qu’il y a ces jugements de valeur ? Qu’est-ce que ça veut dire dans le procès des attentats du 13 novembre ? Est-ce que moi, partie civile, je me sens représenté par des avocats qui posent des questions de ce genre ? » C’est pour ça que je ne me permets pas d’analyser en direct. Parce que tous les jours, je découvre de nouvelles choses. Et en même temps, il y a cette forme de lenteur. Donc c’est plein de paradoxes, et je pense que c’est ça le plus difficile à vivre.
Sandrine Lefranc – Tu apprends des choses ?
David Fritz-Goeppinger – Oui, j’apprends des choses, oui. J’apprends des choses sur tout ce qui est juridique, j’apprends plein de choses [Rires]. Il y a une amie l’autre jour qui m’a expliqué que le prétoire, ce n’était pas le nom de la salle d’audience mais le parquet qui est devant avec tous les avocats, etc. Ce sont des choses bêtes, mais en fait c’est de la culture générale de la justice. Et je pense qu’on gagne à le comprendre, parce que quand on subit, qu’on est dans le préjudice victimaire de ce qu’on a vécu, c’est important de comprendre les mécanismes derrière qui peuvent nous réparer.
Sandrine Lefranc – Je vais repartir de ton éclat de rire à l’instant, de ton amusement quand tu découvres que les mots juridiques sont compliqués. Tu es depuis le 8 septembre – et tu vas l’être sans doute pour neuf, dix mois peut-être – cerné par des magistrats, des avocats, des journalistes, des chercheurs, des surdiplômés qui parlent tous un langage abscons, pas très drôle. Et en lisant ton livre4, on se demande ce que ça te fait d’être cerné par des gens comme ça.
David Fritz-Goeppinger – C’est une bonne question. L’autre jour, je parlais avec Arthur Dénouveaux, le président de Life for Paris5, et c’est vrai qu’on est tous les deux arrivés à une sorte d’analyse un peu pessimiste et un peu triste finalement : tous ces gens-là, y compris la presse d’ailleurs, nous identifient en tant que victimes. Donc de toute façon, notre profession, c’est d’être victime ici, clairement. Bien que je tienne un journal de bord, que je sois photographe, qu’à l’extérieur j’aie fait des projets photos qui sont incroyables. On peut en parler aussi, mais ici je suis victime. Et ça, ça crée une forme de classification de la personne. Et en fait notre existence ici n’est vouée qu’à ça. Donc Arthur a beau à l’extérieur être cadre sup’ dans je ne sais pas quelle entreprise, ici, à partir du moment où il met son badge de partie civile, tout le reste est oublié. Donc moi, quand j’arrive ici, j’ai 29 ans, je ne connais rien à la justice et encore moins à la Cour d’Assises, je vois un mec habillé en rouge avec une espèce d’écharpe blanche autour du cou, je me dis « Mais c’est quoi ce truc ? ». Et puis derrière, je l’entends parler et puis j’apprends, et puis je me dis : « Ah oui, d’accord, en fait, c’est ça la justice ». Encore une fois, on est toujours dans le paradoxe. Et après j’estime que c’est à moi ou à nous, en tant que parties civiles, d’essayer de comprendre. Et c’est pour ça que jusqu’ici, sur les six dernières années, tu as dû le voir dans le bouquin, je dois apprendre et comprendre qui je suis pour savoir et pour aller mieux, en fait. C’est bizarre mais pour moi c’est une opportunité d’aller mieux.
Aurore Juvenelle – Tu expliques dans le livre, par rapport à ton parcours scolaire, que tu aimais bien apprendre par toi-même et que, pour des tas de raisons, l’école ce n’était pas ton truc. Et tu te retrouves ici avec des gens surdiplômés. Quel est ton rapport à cette situation ?
David Fritz-Goeppinger – En fait, ça crée… Je pense que je vais être franc : moi je vis une forme de frustration par exemple de ne pas avoir le bac. Mais cela ne m’empêche pas d’être publié au sein d’une grande maison d’édition, de recevoir le soutien de Radio France et France Info pour tenir le journal de bord, etc. Donc je ne sais pas trop ce qui me différencie d’eux, et en même temps quand je vois le langage qu’ils utilisent pour faire régner la justice au cœur de la salle d’audience, je me dis « Ce n’est pas vraiment ma place, quoi ». Et en même temps, je suis ici, parce que ma voix a une importance. On revient toujours à ce paradoxe-là. Ma place ici n’est que victimaire, parce que je suis victime, et en même temps on assiste un peu bouche bée à une espèce de grande machine où il y a des acteurs qui parlent un langage… Bon parfois, même s’ils utilisent des mots de la vie de tous les jours, on ne comprend pas vraiment pourquoi ils le disent. Et voilà, moi, je me dis « Est-ce que je pêche par inculture parce que j’ai 29 ans et que je ne comprends pas ce qu’ils disent ? Est-ce que si j’avais plus écouté à l’école, je ne comprendrais pas mieux ce qui se passe aujourd’hui ? » Parfois, j’en ai l’impression oui. Quand je vois certaines analyses de parties civiles, qui sont médecins, je crois qu’il y en a qui sont juristes, d’autres qui ont fait d’autres études, ils ont l’air d’avoir une espèce de hauteur sur le sujet que je n’ai pas forcément, et je me sens un peu con. Mais je pense que ça viendra aussi. C’est bizarre, parce que quand j’assiste à l’audience, j’ai envie d’apprendre. Mais j’ai envie d’apprendre d’une manière complètement, je ne sais pas, exotique, dans le sens où je me dis : « OK, là, il faut que tu fasses quelque chose de tout ça, et si tu ne fais pas quelque chose de tout ça tu vas être encore plus con que quand tu es arrivé, en fait ». C’est un peu ça.
Salle d’audience du procès V13. Barre de témoin, vue depuis le côté des avocats de la défense. Le 6 juillet 2021, Palais de Justice de l’île de la Cité
Sandrine Lefranc – Qu’est-ce que tu envisages comme possibilités ?
David Fritz-Goeppinger – L’idée du journal de bord, c’était quand même de le publier en fait, tout simplement. Cette analyse-là, on l’a eue aussi avec mon épouse, qui est d’ailleurs constituée partie civile depuis quelques jours, et on s’est dit : « OK, qu’est-ce qu’on peut faire de tout ça ? » « Tout ça », ce sera le journal de bord. Donc même pas le procès, parce que je pense que c’est trop énorme, mais le journal de bord. Est-ce que ce journal aurait sa place de manière pérenne au sein de la société, ou au sein d’une maison d’édition, enfin d’une publication ? Et on s’est dit « pourquoi pas ? » Même si on n’y croit pas forcément. On ne se crée pas d’injonctions, en même temps on sait que ça pourrait être nécessaire pour certaines personnes. Moi j’ai connu des gens à Narbonne qui m’ont dit que les attentats du 13 novembre c’étaient les restaurants, par exemple. Et donc je pense qu’il y a un vrai enjeu de mémoire collective en fait, sur la place de la victime dans un procès comme celui-ci, la place des accusés dans un procès comme celui-ci, la place des accusés libres dans un procès comme celui-ci, la place des gendarmes, la place de l’organisation, des associations de victimes. Je reviens au rôle que je me donne, entre guillemets, à la mission que je me donne, sur le journal de bord. C’est ça : c’est de donner à voir, montrer. Donc voilà, bon, je suis encore en train de chercher une maison d’édition. Ce serait une manière positive, une bonne transformation de tout ça.
Aurore Juvenelle – Tu parles souvent de paradoxes. Il y en a un qui nous intéresse particulièrement parce que ça revient dans tous tes écrits, et souvent quand tu parles. C’est le fait que tes parents sont chiliens, qu’ils sont issus d’une famille de commerçants allemands venus au Chili à la fin du XIXe siècle. Cela résonne avec ce que tu as raconté de ton expérience vécue au Bataclan, quand tu dis à Mostefaï6 : « Mais moi, je ne suis pas français ».
David Fritz-Goeppinger – Oui, la crise identitaire.
Aurore Juvenelle – La « crise identitaire ». Puis arrive la cérémonie de naturalisation. Dans ton bouquin, il y a une photo où tu es devant le Panthéon. Et tu parles d’un repas avec François Hollande. Tu en es où par rapport à ça ?
David Fritz-Goeppinger – Aujourd’hui, j’ai l’impression de… Comment dire ? En fait, si on regarde le livre – et de toute façon le livre n’est qu’un reflet de ce qui s’est passé dans ma vie, c’est une succession de dates importantes, comme la plupart des livres de témoignage... Voilà : ma naissance au Chili, mon arrivée brutale en France, donc mon déracinement, ma scolarité difficile, la décision que je prends d’aller au Bataclan, la discussion que j’ai malheureusement avec Ismaël Mostefaï qui me demande d’où je viens. À ce moment-là, il y a un vrai nœud identitaire qui se crée, parce que je me dis : « Mais est-ce que je ne suis pas en train de trahir mes propres origines ? » Enfin, j’ai fait l’école de la République, quoi. Pourquoi est-ce que là, d’un coup, je dis que je ne suis pas français, alors que peut-être qu’à l’extérieur, je me sentais français ? Donc ça, ça a créé un vrai paradoxe, de savoir qui je suis en fait. Et en sortant du Bataclan, je me dis « OK, je veux devenir français ».
Donc ensuite je deviens français, mais pas n’importe comment : je suis naturalisé au Panthéon. Après, donc, il y a un dîner avec François Hollande. Et c’est vrai que le dénominateur commun de toutes ces dates-là, c’est les racines. Et c’est un truc qui m’a tenu à cœur, parce qu’aujourd’hui lorsqu’on parle de radicalisation… Enfin, l’étymologie de « radicalisation » c’est quand même « radis » qui veut dire « la racine », en fait. Et c’est con, mais je me suis dit « Mais qu’est-ce qui me différencie des mecs qui ont essayé de me buter ? » Et je me suis dit « Ben rien, finalement ». Parce que je suis issu de l’immigration, parce que juste j’ai décidé d’aller boire, j’étais de l’autre côté du voile d’une certaine façon, mais… Voilà, donc j’ai voulu présenter ça un peu en creux dans le bouquin. À la base, c’était un peu plus brutal mais avec le travail qu’on a fait avec la maison d’édition, ça s’est un peu adouci. Je ne sais pas si c’était ça ta question, mais je pense qu’aujourd’hui je me sens binational et je vois ça vraiment comme une richesse. Et j’ai déjà raconté ça l’autre jour à un pote, je sais que j’ai deux maisons en fait : j’ai la France et le Chili, ou le Chili et la France. Et je sais très bien que si un jour avec ma femme on en a marre, on ira vivre au Chili, voilà [Rires].
Sandrine Lefranc – Je peux juste ouvrir cette question, et te montrer cette photo ?
Une longue file d’attente devant la préfecture d’Évry.
David Fritz-Goeppinger – Oh ! Génial ! Enfin, « génial », je ne sais pas ! [Rires] Mais ça me rappelle des souvenirs, oui. Limite, j’ai envie de me chercher dans la foule pour me trouver. Tu as la date de ça ?
Sandrine Lefranc – Oui, ça date du moment où justement ils ont mis en place à la préfecture un système qui permettait d’éviter ces files géantes. Mais raconte-nous !
David Fritz-Goeppinger – Moi, ça, ça m’évoque tous les ans… D’abord à la sous-préfecture de Massy, parce que moi j’habitais à Athis-Mons et on était affiliés à la sous-préfecture de Massy. Alors, il me semble que quand Manuel Valls est devenu préfet de l’Essonne, ou maire d’Évry, je ne me rappelle plus7, il y a des nouvelles règles sur l’acquisition des titres de séjour qui ont été mises en place et tout a été centralisé à Évry. Et je me rappelle d’avoir vécu ça comme une trahison ! A tel point que je vais à Massy avec mon père. Il doit faire -5°C, on arrive à 3h du mat’. Donc moi je suis avec mon père, qui est un grand bonhomme. Autour de nous, il y a plein de gens, et au final on devient potes avec tous les gens qui sont autour de nous. On est dans une forme de misère. C’est une forme de misère intellectuelle, intime. On est dehors, tout nus, limite. Même si on a des vêtements on est tout nus en fait, parce que c’est notre présence en France qui est remise en cause. On est dehors, on attend pour qu’on nous donne l’autorisation de rester. Et donc moi, j’attends. Le guichet ouvre, je présente mon dossier et on me dit : « Mais Monsieur, ce n’est pas ici, c’est à Évry ». Et je dis « Mais comment ça ? Ça fait cinq ans que je viens ici ! » « Ah non, non, c’est à Évry, vous devez aller à Évry ». Et je dis : « Mais je vais devoir refaire la queue ? » Et la personne me dit « oui ». Donc moi, je m’énerve. Ça ne sert à rien, forcément, c’est l’administration française, il faut le dire. Et donc le lendemain soir, je vais à Évry, mais avec ma mère cette fois-ci. Enfin, le lendemain soir... le surlendemain matin, à 5h du mat’. En se disant « Bon, à Évry, ça risque d’être la même salade qu’à Massy et Palaiseau, vers 5h du mat’ ça va aller ». Sauf qu’on arrive à 5h du mat’, il y a un mec qui s’approche de nous et qui nous dit « Tenez, c’est votre place dans la file d’attente ». Et c’est un truc complètement... C’est citoyen quoi, les gens qui s’organisent entre eux. Et on était cent-soixante-quatorzièmes. Et donc là, à ce moment-là, je ne suis plus avec mon père qui est un grand gaillard, je suis avec ma mère, qui elle est plus petite que moi, qui est fragile en fait. Il est 5h30 du mat’ et on se dit « Bon, ben on va rester. Avec un peu de chance, ça passe ». Donc on reste jusqu’à 9h30. Et arrivés à 9h30, en fait on n’a pas la place. Et le mec au guichet nous dit : « Non, mais revenez demain soir ». Donc là, on est au deuxième soir. On se dit : « Bon, il va falloir qu’on revienne ». Parce qu’à ce moment-là, moi, une semaine après je n’avais plus de titre de séjour. Et on rencontre dans la file d’attente un couple franco... je crois qu’elle était vénézuélienne. Et le mec a une bagnole. Moi, je n’avais pas de voiture, je n’avais pas le permis à ce moment-là. Ma mère non plus. Et à ce moment-là, on n’est pas dans l’affliction en fait. On n’est pas en train de pleurer, parce qu’on se dit que de toute façon... On ne fait pas d’esclandre, parce que l’administration nous fait comprendre que de toute façon, quoi qu’il arrive, ce sera le chemin à prendre. Donc nous, on aura beau crier, on aura beau dire : « Ce n’est pas normal ! », et tout, ça ne changera rien. Et donc, on se fait amis avec ces gens-là, et le mec nous dit : « Je passe vous chercher à Athis-Mons à 23h30 ». Le jour-même, 23h30 pour le surlendemain matin à 9h30. Et on y va, et quand on arrive on est dix-huitième déjà dans la file d’attente. Moi, je suis assis avec ma mère à l’extérieur, et il fait froid toujours, parce qu’on est en hiver. Et je me rappelle très bien... J’ai mon œil un peu photographique qui se met en place. On est assis. Là, sur la photo qu’on voit, je reconnais très bien ces lampadaires. On est assis par terre, et le seul dossier qu’on a avec ma mère, c’est un grillage, un grand grillage de jardin, quoi. Et je vois ma mère qui me parle, elle me raconte des trucs. Et ma mère est très positive : elle me fait des blagues, elle sourit, elle me raconte des choses, on rigole... Voilà, c’est un enfant avec sa mère, quoi. J’ai beaucoup d’émotion en en parlant, parce que c’est un truc qui m’a beaucoup fait de mal. Et puis, d’un coup, ma mère ne me parle pas. Et en fait, je me suis rendu compte qu’elle s’était endormie. Et je suis dans la rue, avec ma mère, il est 2h30 du mat’, il nous reste presque six heures à attendre. Ma mère s’endort, et moi je me retrouve tout seul. Et à ce moment-là, je devais avoir dix-neuf ans, je pense. Et je me dis : « Mais c’est ça, la France ? » Et donc derrière, « fast forward » jusqu’au Panthéon, quoi !
Sandrine Lefranc – Justement, c’est vertigineux !
David Fritz-Goeppinger – Et derrière, je me dis... Quand je suis sur l’estrade du Panthéon et que le préfet Delpuech me dit : « Monsieur, vous devriez dire un mot », je me sens acculé. Je me dis : « Ce n’est pas possible ! Je ne vais pas m’exprimer ! » Je trouve ça indigne ! Et je n’ai pas le choix, en fait, parce que devant moi j’ai des officiels, il y a les gens de l’Élysée, j’ai le préfet qui me dit « Mais Monsieur... » Enfin, c’est le préfet, quoi ! Et donc je prends le micro et je baragouine un truc. Et la première chose que je commence à faire, je crois, c’est que je remercie les gens qui m’ont aidé pour avoir la nationalité française. Donc je remercie François Hollande, alors que Macron vient de passer. Et en fait, je ne me sens pas à ma place. Moi, je pense à tous ces gens qui font encore la queue, parce qu’à ce moment-là il y avait encore des gens qui faisaient la queue. Je pense à tous ces gens qui font la queue et je me dis : « Mais en fait, qu’est-ce qui me différencie de tous ces gens-là ? Qu’est-ce qui me différencie du pauvre mec qui en ce moment-même est en train de faire la queue avec sa mère dans la rue, ou avec son père, pour qu’il ait des papiers ou qu’il soit régularisé ? C’est quoi ce bordel, en fait ? » Et on revient dans le paradoxe : « Pourquoi moi ? » Moi, quand j’ai demandé la nationalité, je n’ai pas demandé à être naturalisé au Panthéon. Bien sûr que je suis honoré. C’est complètement incroyable, il faut se le dire. Je suis né à Pucón, dans un tout petit village au fin fond du Chili et je suis au final naturalisé au Panthéon et je vais dîner avec un président, etc. Enfin, c’est complètement dingue, quoi ! C’est complètement dingue ! La richesse de la bi-nationalité, c’est aussi ça. C’est se rappeler des chemins mémoriels des deux identités. Et moi, je me rappellerai toute ma vie de ce moment avec ma mère. Et je me rappellerai toute ma vie que quand on était dans le RER, qu’on était sans papiers, parce qu’on a été sans papiers, mes parents m’engueulaient quand je disais qu’on allait à la préfecture chercher des papiers.
Sandrine Lefranc – Ce n’est pas une réconciliation alors ?
David Fritz-Goeppinger – Ce n’est pas une réconciliation, parce que je pense que la conciliation était déjà présente en fait. C’est juste que cette question du terroriste avec une arme à la main : « Tu es d’où ? », pour moi c’était évident de lui dire que j’étais chilien, parce que je sortais d’une précarité identitaire et d’une France qui m’avait fait souffrir à ce moment-là. Et je me rappelle très bien de lui dire : « Non, je suis chilien. Je ne suis pas français ». Et en disant : « Je ne suis pas français », je me dis aussi « Mais ce n’est pas vrai en fait, tu es en train de lui mentir ». Et j’en suis venu à me dire « Il va voir que tu lui mentes ! » Voilà.
Box des accusés de la salle d’audience du procès V13. Vue depuis les bancs des avocats des parties civiles. Le 2 septembre 2021, Palais de Justice de l'île de la Cité
Sandrine Lefranc – Il y a quelque chose que tu as dit lors de ta déposition au sujet des accusés, de ceux que tu as eus en face de toi et de ceux que tu as aujourd’hui en tant qu’observateur en face de toi : c’est qu’au fond tu aurais pu jouer au foot avec eux. Ce sont des choses auxquelles tu penses parfois quand tu les vois ?
David Fritz-Goeppinger – Oui, oui, d’autant qu’hier on écoutait Hamza Attou, qui est l’un des accusés présents, libres, à l’audience, et en le voyant il me fait penser à un pote que j’avais quand j’étais gosse. Physiquement. Khalid... Voilà, il n’y a rien qui le différencie, quoi. Et ça, c’est quelque chose qui me choquait déjà au moment de l’attentat et qui continuera de me choquer toute ma vie, je pense. C’est la banalité de ces monstres, en quelque sorte. Et lui, ce n’est pas un monstre, Hamza Attou, je pense. Je me réfère vraiment aux trois terroristes du Bataclan et aux terroristes de manière générale qui ont attaqué, le 13 novembre, Paris.
Sandrine Lefranc – Et lui, c’est quoi ?
David Fritz-Goeppinger – Lui, c’est un homme qui est jugé aujourd’hui, et dont on essaye d’extraire la vérité pour comprendre ce qu’il a fait, quoi. C’est ça.
Aurore Juvenelle – Ton rapport aux policiers est très étonnant. On trouve dans ton livre une photo de toi où tu poses avec la BRI8. Dans ce texte, tu parles aussi de la fierté que tu as de les rencontrer, du T-shirt qu’ils t’ont offert… Et on te sent extrêmement fier sur cette photo ! Alors, qu’en est-il de ton rapport aux gendarmes, à la police ? Ça n’a pas dû toujours être simple, non plus…
David Fritz-Goeppinger – Non, justement, d’autant que je suis issu des quartiers donc forcément ce n’est pas non plus... La police n’y est pas considérée on va dire de manière « amicale », c’est vraiment ça. Même si moi je n’ai pas vraiment eu de mauvaises expériences avec eux, en vrai. Je pense que le fait de rencontrer la BRI, c’était d’abord de rencontrer les hommes. C’est ça qui m’intriguait le plus, parce que dans le couloir, au moment de l’assaut, etc., on ne voyait pratiquement rien. Moi, ce que j’ai vu ce sont des yeux et des masques noirs, enfin des cagoules noires. Donc pour moi, il a fallu que j’arrive à enlever la brume autour de ces figures, parce que comme je me rappelais des visages des terroristes, comme je me rappelais des visages des otages, comme je me rappelais de la topographie des lieux, j’avais besoin de me rappeler du visage de ceux qui m’ont sauvé. J’avais besoin d’enlever cette part de mystère. Et bien sûr, de les remercier. C’est venu après, en fait. Mais d’abord, il y avait toute cette couche-là, d’analyse, qui était nécessaire. Et donc oui, forcément, quand je les rencontre, je me rappelle très bien, quand le mec m’ouvre la porte, je me dis « Mais putain, c’est ça, en fait ? » [Rires] Ça me choque ! Ça me choque, parce que... D’ailleurs j’ai écrit une préface sur ça il y a peu. C’est leur banalité humaine, c’est ça qui les rend extraordinaires. Et aujourd’hui, mon rapport avec la police, je pense qu’il est comme tout citoyen, je suis dans le respect. Bien sûr que j’ai... Je ne pense pas que c’est une forme de fascination – ma psy me dirait autre chose – mais c’est une forme d’éternelle gratitude.
Sandrine Lefranc – Tout à l’heure, tu as évoqué cette attente devant la préfecture, et je me suis demandé si le long parcours, notamment devant le Fonds de garantie9 t’avait ramené à ces moments-là.
David Fritz-Goeppinger – Oui. Le Fonds de garantie, c’est un vrai problème, je pense. En fait, non : le Fonds de garantie, c’est une bonne machine qui fonctionne mal. Les mécanismes du Fonds de garantie sont géniaux ! Je crois qu’on est le seul pays au monde qui ait fait ça. Mais en fait, ça nous pousse à une forme de « mercantilité » qui est malsaine. On en vient à quantifier, à penser à des scénarios, à trouver des mécanismes, à justifier tout... Et ça, ça crée une dimension complètement bizarre sur l’attentat. Je veux dire : nous, on sort du Bataclan, on sort des terrasses, on sort du Stade de France, enfin, voilà, on sort de l’attentat. Nous, ce qu’on veut, c’est juste vivre, en fait. On ne veut pas envoyer 15 mails à son avocate avec des pièces et des pièces et des pièces et des pièces pour justifier que oui, on est en train de souffrir, et que oui, cette nuit je n’ai pas dormi parce que j’ai pensé à un mec qui me braquait ! Le Fonds de garantie, eux, ils sont dans une espèce de mécanique froide : « Nous, notre mission, c’est de réparer ». Je crois que c’est ça leur phrase fétiche, c’est « réparer l’intégralité du préjudice ». Mais c’est impossible ! C’est impossible ! Être victime, c’est perdre quelque chose. On perd quelque chose ! On perd un proche, on perd une partie de son intégrité physique, on perd une partie de son intégrité psychologique. Enfin, à un moment, il faut arrêter de mentir aux gens ! À la limite, la bonne phrase, ce serait « On va essayer de vous réparer. Peut-être. On va essayer. Et pour essayer, vous aller y contribuer. Mais non, on ne fera rien. On va juste vous donner de l’argent ».
Sandrine Lefranc – C’est une fausse promesse et c’est une série d’épreuves ?
David Fritz-Goeppinger – Je pense que oui, c’est une fausse promesse, exactement. Et c’est un parcours du combattant finalement, parce que c’est une lutte qu’on mène. Ce qu’on a fait avec mon avocate, c’est une lutte. Une lutte contre une institution qui n’écoute pas et qui me rappelle la préfecture de police d’Évry, quoi.
Aurore Juvenelle – Le statut de victime, très concrètement, très pratiquement, comment on le vit, matériellement ?
David Fritz-Goeppinger – Financièrement ? Parce que ça, c’est un vrai sujet. Mais je pense que le statut de victime, c’est d’abord une propulsion en dehors de la vie quotidienne. Enfin, il n’y a plus de vie quotidienne, en fait. On est sortis de la vie quotidienne et on essaie à tout prix d’y retourner. Moi, je sais que par exemple je n’y suis toujours pas retourné, et que j’ai une forme de normalité aujourd’hui qui est assez précaire, et qui, je pense, fait justement écho avec ce dont je parlais tout à l’heure, ma normalité, [ma situation] financière, qui est pareille, tout aussi précaire. Aujourd’hui, je ne peux plus travailler dans une entreprise, parce que clairement, un patron qui me donne un ordre, moi j’ai juste envie de le mettre par terre. Mais en même temps, je suis prêt à répondre à des directives. Donc encore une fois, c’est très paradoxal. Mais être victime, c’est ça en fait : on perd la vie qu’on aurait pu avoir. C’est ça, en fait. Et c’est ça qui nous détruit. C’est ça qui nous détruit ! On est la même personne, on s’habille pareil, on pèse le même poids, on a les mêmes cheveux, on a la même voix, tout pareil, mais tout en nous est différent ! C’est ça qui est incroyable ! Et c’est pour ça que tout à l’heure je disais qu’avec Arthur [Dénouveaux] on avait eu cette analyse-là : « Ici, on est des victimes ». Ici, on est des victimes. Aujourd’hui, là, maintenant, je pourrais m’allonger par terre et crier que personne ne me dirait rien parce que je suis une victime. Est-ce que ça me rend normal ? Non, je ne pense pas. Mais ça fait de moi une victime.
Espace réservé aux médias, salle des pas perdus devant l’entrée de la salle d’audience principale du procès V13. Le 9 septembre 2021, Palais de Justice de l’île de la Cité
Sandrine Lefranc – C’est un piège, en fait, ton affaire.
David Fritz-Goeppinger – Non, je pense que plus qu’un piège, c’est un trou dans lequel on peut tomber. Et une fois qu’on est dedans, c’est très, très dur d’en sortir. Moi, j’ai un peu le contre-exemple, c’est que le mec qui m’a offert la place pour le 13 novembre, qui était avec moi, un très cher ami qui s’appelle Guillaume, lui, il a décidé de mettre derrière tout ça. Aujourd’hui il est tenancier de bar et tout va bien. Enfin, « tout va bien », j’ai l’impression que tout va bien, de l’extérieur en tout cas. Il a une vie normale. Il ne vient pas à l’audience, il n’est presque même pas au courant de tout ça, il lit très peu. Donc lui, sa forme de résilience à l’évènement, de réponse plus que de « résilience », parce que je n’aime pas trop ce mot, ça a été de continuer à vivre normalement.
Donc il a placé ses standards, ses réglages, ses paramètres, et il s’est dit : « OK. Pour moi, vivre normalement, c’est continuer d’exercer mon métier, d’avoir la petite amie que j’avais à l’époque, de voir les mêmes gens, et de ne rien changer ». Parce que derrière, il faut comprendre aussi le mécanisme même du traumatisme, qui est en fait la déformation de l’existence. Est-ce qu’on est toujours capable de faire les mêmes choses ? Est-ce qu’on est toujours capable d’être exposé aux mêmes faits ? Ça dépend vraiment de ce qu’on a vécu pendant l’évènement, quoi.
Sandrine Lefranc – Est-ce qu’il y a dans ton environnement des gens qui ignorent tout de ce que tu as vécu ?
David Fritz-Goeppinger – Il y a des gens qui ne connaissent pas tous les détails. Je pense que la personne qui connaît vraiment pratiquement l’entièreté de ce que j’ai vécu là-bas, dans le moindre détail, y compris des choses dont je ne parle même pas dans le livre... Enfin, il y a deux personnes : c’est ma psychologue et mon épouse. Il y a quand même des gens que je rencontre aujourd’hui, et je trouve toujours ça entre dérangeant et drôle, qui me voient et qui me disent « Ah, mais je vous connais, non ? » « Non, non, je ne pense pas ». « Si, si, je vous ai vu. Mais vous êtes une star, non, un truc comme ça ? » « Non, non, non ».
Moi, je n’ai pas envie de leur dire « Oui, vous me connaissez parce que je suis dans un documentaire sur Netflix qui a été vu des millions de fois ». Alors je dis : « Oui, peut-être, vous avez dû me voir à la télé peut-être, je ne sais pas ». Donc soit, à ce moment-là, la personne passe à autre chose, soit elle me dit « Ah mais si ! C’est vous le Bataclan ! ». Moi, je suis vachement content d’avoir participé à ce documentaire fait par aujourd’hui un ami, Jules Naudet, parce que je trouve que c’est un truc qui marque la mémoire collective. Il y a beaucoup de gens dans le monde qui ont pris conscience de la gravité des attentats parce que ce documentaire existe. Les autres documentaires existent aussi, mais moi j’ai participé à celui-là. Et donc, à ce moment-là, je suis toujours partagé entre « Ouais, c’est moi » ou « Alors, ce n’est pas que le Bataclan »...10 Donc oui, il y a pas mal de gens dans mon entourage qui disent « Oui mais lui, il a vécu un truc, tu sais » ou « Oui, lui, il était au Bataclan », mais qui mettent à distance. Et moi, j’avoue que ça ne me gêne pas. Des fois, je préfère rester le mec qui fait des photos un peu bizarres et qui écrit des trucs sur Instagram.
Sandrine Lefranc – On a été frappés par le fait que les photos que tu prends du Palais sont très minérales.
David Fritz-Goeppinger – Le Palais, je pense que ça doit être 95% de roche [Rires], de roche taillée. Et forcément, je trouve que la lumière a une manière de se répercuter dessus. Moi, je vois ça un peu comme une grande grotte. Quand je rentre, quand je suis dans la galerie des prisonniers... rien que le nom de ce truc... Quand j’arrive à la galerie des prisonniers, c’est par là qu’on passe tous après le dispositif de sécurité, moi j’ai l’impression de rentrer dans une grande grotte avec des stalactites, des gargouilles. Donc oui, il y a une forme de minéralité, je suis assez d’accord, et en même temps je pense que je le vis plus que je ne l’exprime. C’est pour ça que dans mes photos, on le voit.
Entrée principale ouverte au public. Le 22 novembre 2021, Palais de Justice de l’île de la Cité.
Sandrine Lefranc – C’est froid ?
David Fritz-Goeppinger – Oui, c’est froid, oui. Il y a très peu de photos en couleur d’ailleurs. [Rires]
Aurore Juvenelle – J’ai en tête une photo d’un couloir, avec une personne qui est un peu âgée, de dos, loin. Et ça me questionnait sur cette espèce de minéralité, où les gens ne sont finalement pas très présents, alors que ce lieu est bourré de gens, justement.
David Fritz-Goeppinger – Oui, mais en fait elle est drôle cette photo parce qu’elle a été prise en dehors du sanctuaire, enfin de ce qu’on appelle « le sanctuaire », donc le dispositif de sécurité. Je n’ai pas le nom de la galerie exacte, mais je me rappelle de ce grand mec qui me dépasse. Et ce qui me choque, plus que le grand mec, c’est le bruit de ses chaussures. Pour moi, c’est un classique cette photo, quoi. La figure un peu floue, machin, c’est un peu facile. Je suis peut-être trop humble mais... Mais voilà, pour moi, cette photo, ce qu’elle veut dire, c’est juste... C’est le croisement d’une figure, qui est sombre en fait. C’est ça qui choque dans cette image, c’est la perspective. Vous voyez, cette espèce de grande ombre noire-là, qui se balade dans le Palais.
Homme dans les couloirs du Palais
Sandrine Lefranc – À quels moments on rit, ici ?
David Fritz-Goeppinger – Ça dépend, parce qu’il y a les rires de la salle des criées [réservée aux journalistes et chercheurs] et les rires de la salle d’audience [auxquelles les avocats et parties civiles ont un accès privilégié]. Et les rires de la salle d’audience ne sont pas ceux de la salle des criées. Parfois, ils sont partagés, mais... Moi, je rigole beaucoup avec Gwendal et Bruno [présent au Bataclan le 13 novembre 2015 et partie civile], parce qu’on se fait plein de blagues. Mais pas forcément de l’audience. Un jour... on ne se parlait pas vraiment, Gwendal [frère de Lamia Mondeguer morte le 13 novembre 2015 et partie civile]. Il était devant moi, assis. On était toujours assis au fond, rangée de droite, collés au mur. Il se retourne et il me dit « Tu ne trouves pas que les trucs blancs-là des avocats, comme le bavoir, on dirait les feuilles blanches dans les tartelettes à la fraise ? ». [Rires] Et donc, c’est nul, c’est complètement nul ! Mais j’ai eu un fou rire pendant une demi-heure, et lui pareil. Et d’ailleurs, j’en rigole encore ! Et donc, c’est comme ça qu’on rigole.
Sandrine Lefranc – En transformant les avocats en tartelettes ?
David Fritz-Goeppinger – Par exemple. Et je pense que c’est ça, c’est une forme de démystification du quotidien. C’est pour ça que tout à l’heure je parlais du président avec son manteau rouge et l’hermine et tout ça. On se dit « Mais c’est quoi ce truc ? C’est un roi ? ». Je ne sais pas, c’est bizarre ! Je pense que c’est comme ça qu’on en rit. Et parfois, aussi, on peut en rire parce que les phrases prononcées sont drôles, qu’il y a un avocat qui fait une blague, qui se trompe de mot... Je ne sais pas, j’ai dit l’autre jour que pour moi, la salle d’audience, c’est un écho de ce qui se passe à l’extérieur. Et voilà, je pense qu’il faut rire de tout.
Sandrine Lefranc – Tu l’as dit de multiples manières, mais il y a quelque chose qui nous a marqués dans tout ce que tu as écrit et dans ce qu’on te voit vivre aussi, c’est l’idée de devenir acteur. Ça veut dire quoi pour toi, et ça peut passer par quoi ?
David Fritz-Goeppinger – Aurélia Gilbert [présente au Bataclan le 13 novembre 2015 et partie civile] a dit un truc intéressant à la barre. C’est une partie civile. Elle a dit : « Venir ici, pour moi, c’est redevenir sujet ». Et je trouve que c’est exactement ça. Plutôt qu’« acteur », on devient « sujet ». Sujet de sa propre vie, sujet de son existence, de ce qu’on peut dire, de ce qu’on ne peut pas dire. Il y a une forme d’opposition. Le 13 novembre, on a vécu un évènement collectif, et là on est de nouveau en train de vivre un évènement collectif. Qui inclut d’autres acteurs : des avocats, etc., tout le microcosme d’un Palais de justice, mais il y a une forme de collectivité qui se met en place. Et quelqu’un comme Aurélia Gilbert qui dit ça à la barre, moi ça m’encourage, je me dis « Mais oui, c’est ça ! C’est ça, en fait ! ». Et je repense aux mots de ma psychologue, qui dès le début m’a dit « Mais David, le travail c’est la santé ! Il faut travailler, il faut travailler ! ». Et elle a raison, parce qu’aujourd’hui, la santé que je trouve, la santé mentale, je la trouve dans le travail. Tenir le journal de bord, c’est redevenir acteur, redevenir sujet.
Sandrine Lefranc – Ce mot, travail, tu as commencé cet entretien par ça. Tu parles encore de travail. C’est une échappatoire mais c’est aussi un enfermement, non ?
David Fritz-Goeppinger – Oui, c’est tout le paradoxe, justement. On est seulement victimes. En même temps moi, j’y participe. On parlait de Netflix, de Fluctuat Nec Mergitur. Encore une fois, c’est tout le paradoxe. Là je vous réponds, donc je vais participer à ma propre construction de ma propre image de victime. Et aujourd’hui, les gens ne s’adressent qu’à moi... Par exemple, pour le travail, la plupart du temps, ce n’est que pour écrire un texte sur le 13 novembre. Et moi, ce que j’espère, c’est qu’un jour on comprenne que mes capacités sont en dehors de mon aspect victimaire, que j’existe en dehors de ça. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas ! [Rires] C’est assez rare. J’ai quand même du boulot en dehors de ça, mais c’est très peu le cas. Aujourd’hui, moi, mon rêve... Et c’est important pour moi de dire ça parce que mon rêve à la base c’était d’être barman dans un hôtel de luxe. Aujourd’hui, mon rêve c’est de devenir auteur et d’écrire des choses, de décrire des choses, en dehors du 13 novembre.
Sandrine Lefranc – Ça passe par la plume ou par la photographie ?
David Fritz-Goeppinger – Les deux, en fait. Les deux. En photo, je n’ai jamais été très à l’aise. J’adore la photo, c’est un truc qui me suit depuis que je suis enfant, mais j’ai un rapport très adolescent à ça. Je m’exprime mieux à l’écrit, je trouve. J’arrive à mieux dire les choses à l’écrit. C’est pour ça que dans le journal de bord, l’aspect photo, je le subis un peu, j’avoue. J’ai l’impression que la photo, c’est un dégueulis, quoi ! J’ai l’impression que je me balade et « Ah, une photo ! ». C’est une contrainte, ça me contraint. Et en même temps, je le dis avec toute l’humilité possible, on me dit : « Ah, mais tu es doué ! Tu devrais en faire quelque chose ». En même temps, je suis là, je dis oui, mais je n’ai aucun plaisir à être photographe, quoi ! Vraiment ! Ce n’est pas ça que je voulais faire de ma vie. Et aujourd’hui, ce que je veux faire de ma vie, c’est écrire des trucs et bosser dans l’écriture, la production d’écrits.
« Galerie de la première Présidence ». Accès aux contrôles pour entrer dans l’espace sécurisé du procès V13 et à la première Chambre de la cour d’appel (salle de retransmission réservée aux avocats du procès V13). Le 5 octobre 2021, Palais de Justice de l’île de la Cité.
Aurore Juvenelle – Alors c’est peut-être aussi le contexte qui veut ça, parce que dans ton bouquin et dans un certain nombre de choses que j’ai lues, être photographe tu en parles depuis que tu es gamin.
David Fritz-Goeppinger – Je ne sais pas comment exprimer ça parce que je suis encore en pleine analyse, mais la photographie ne m’a jamais ramené cette sorte de satisfaction qui me ferait dire : « Ah oui, là, il y a un truc ! ». Et ça, pour moi, c’est vachement important, parce que quand on sort d’un attentat, d’un truc qui déforme l’existence, on a besoin de trouver du sens. Et pour moi, la photo, c’est un truc qui n’a de sens que par rapport à l’instant... Peut-être que je l’aurai quand j’aurai soixante-dix ans et que je me dirai « Ah oui, là, j’arrive à saisir quelque chose ! ». Mon beau-père est photographe depuis une quarantaine d’années. C’est un peu mon mentor. Lui il a soixante-neuf ans et il me dit : « Non, mais moi, je suis encore en recherche en fait ». Et quelque part, il me fait comprendre : « Ça m’étonnerait que toi, tu aies trouvé ». Et quand je regarde mes photos d’il y a six ans, je me dis : « Mais c’est de la merde ce que j’ai fait ! ». Alors que l’écrit, il est là. Et ce n’est pas grave si dans dix ans je trouve que c’est pourri. Et là d’ailleurs, mon livre, j’en suis très peu heureux. Mais c’est écrit, il y a eu une analyse, il y a eu une profondeur, il y a eu un travail. Alors que la photo, c’est le manque de profondeur qui me frustre.
Sandrine Lefranc – Devenir auteur, c’est travailler sur autre chose que sur le statut de victime ?
David Fritz-Goeppinger – Moi, le but ce serait ça, oui. Ce serait de devenir auteur. Même, on parlait tout à l’heure de journalistes, mais je ne sais pas, bosser dans une rédaction, écrire des trucs, moi je serais passionné par ça ! J’adorerais ! J’adorerais aller au travail le matin en me disant « Je vais dans une rédaction et aujourd’hui je vais penser à écrire des textes ! ». J’adorerais ça. Mais bon, je n’ai pas le bac, et en plus je me débrouille un petit peu à l’écrit, mais voilà…
Notes
1
Gaële Joly, journaliste, travaille pour le service Police Justice de France Info Radio.
2
Les journalistes et les chercheurs sont le plus souvent dans la Chambre des Criées, une salle de retransmission située juste en face de la salle d’audience.
3
Les journalistes et les chercheurs accrédités portent un cordon orange dans la zone sécurisée réservée au procès V13, tandis que les parties civiles portent un cordon vert ou rouge, selon qu’elles acceptent ou non d’être interrogées par les médias.
4
David Fritz Goeppinger a publié Un jour dans notre vie. Récit, aux éditions Pygmalion en 2020.
5
L’une des principales associations de victimes des attentats.
6
L’un des trois terroristes auteurs du massacre du Bataclan le 13 novembre 2015.
7
Manuel Valls a été maire d’Évry de 2001 à 2012 ; cinq préfets se sont succédé sur la même période. Rappelons que c’est la préfecture qui attribue, ou refuse, les documents d’identité aux étrangers.
8
Brigade de recherche et d’intervention, unité de la police judiciaire de Paris intervenue au Bataclan le 13 novembre 2015.
9
Fonds de Garantie des Victimes des actes de Terrorisme et d’autres Infractions, qui alloue des réparations aux victimes, et a beaucoup été décrié par les parties civiles déposant au procès.
10
Il évoque ici l’existence d’autres sites d’attentats, moins souvent mémorisés et évoqués.