Du temps de l’émergence au temps du récit

Conversation avec Richard Rechtman

Psychiatre, psychanalyste et anthropologue, Richard Rechtman est directeur d’études à l’EHESS et directeur du LabEx TEPSIS (Transformation de l’État, Politisation des Sociétés, Institution du Social). Il a créé et dirige depuis 1990 le dispositif de consultations psychiatriques spécialisées pour réfugiés cambodgiens au sein du Centre Philippe Paumelle de Paris. À la confluence des sciences sociales et de la psychanalyse, de la pratique et de la théorie, ses recherches permettent d’interroger la construction, les usages et la pertinence de la notion de traumatisme.

L’émergence du traumatisme psychique

Dans L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Didier Fassin et Richard Rechtman s’attachent à montrer comment, au cours des dernières décennies, le traumatisme a acquis droit de cité en dehors des cercles fermés de la psychiatrie et de la psychologie. Si, jusqu’aux années 1970, le doute pesait sur le traumatisme, en quelques années, le cours de l’histoire s’est inversé : désormais, la victime est reconnue et le concept de traumatisme, revendiqué des contextes culturels multiples, est devenu une « vérité partagée ». Dans le sillage de Foucault, ils visent à

« comprendre comment l’on est passé d’un régime de véridiction, dans lequel les symptômes du soldat blessé ou de l’ouvrier accidenté étaient systématiquement mis en doute, à un régime de véridiction où leur souffrance, devenue incontestée, vient attester une expérience qui suscite la sympathie et appelle une indemnisation. Il s’agit d’appréhender ce mouvement par lequel ce qui provoquait la suspicion vaut aujourd’hui pour preuve – autrement dit, par lequel le faux est devenu le vrai ».

Ce renversement se joue sur plusieurs scènes : les cercles spécialisés de la psychiatrie et de la psychologie s’avèrent largement tributaires de l’influence de mouvements sociaux revendiquant des droits (ceux des vétérans de la guerre du Vietnam et des femmes victimes de violence notamment)1.

—  À première vue, on pourrait attribuer en partie « l’empire » actuel du traumatisme psychique à l’impact de la psychanalyse ; pourtant, dans un article publié en 2005, tu proposais d’y voir au contraire la conséquence de la perte d’influence de la psychanalyse dans la psychiatrie et, de manière plus générale, dans les pratiques sociales2. Pourrais-tu revenir sur cette question du « destin de la psychanalyse » en lien avec la notion de traumatisme ?

—  En fait, on doit incontestablement à la psychanalyse d’avoir popularisé la notion de traumatisme, même si Janet, avant Freud, en avait introduit une version sans doute plus proche de ce que l’on connaît aujourd’hui. Pour autant, le succès actuel du terme et de ses multiples extensions sociales correspond effectivement moins au triomphe des conceptions psychanalytiques, qu’à leur progressive perte d’influence. Pour le dire vite, au moment de la guerre de 1914-18, la psychanalyse freudienne a largement contribué à donner une dimension théorique au traumatisme de guerre. Jusqu’alors, même si les traumatismes causés par la guerre étaient cliniquement reconnus, on manquait d’une psychopathologie pour rendre compte de l’effet psychique du traumatisme. En dehors de la faiblesse d’esprit, du manque de courage (c’est-à-dire de l’absence du sens du sacrifice pour la patrie), ou pire de la simulation pour éviter les combats, les mécanismes susceptibles de produire les symptômes de la névrose de guerre étaient inconnus et incompréhensibles. La psychanalyse allait apporter une lecture psychopathologique permettant de comprendre l’effet du traumatisme sur le psychisme, sans pour autant faire disparaître le soupçon de faiblesse ou de simulation.

   Cette lecture faisait de la rencontre entre un « sujet particulier » (le terme est un peu anachronique puisque la notion de sujet n’existe pas en tant que telle chez Freud) et l’événement, le cœur de l’explication psychopathologique. Autrement dit, l’explication de l’effet traumatique était à rechercher du côté de celui qui en faisait l’expérience, plutôt que du côté de la nature de l’événement. L’événement était certes susceptible de provoquer un effroi tel que les défenses habituelles que le sujet met en place pour répondre aux stimuli de la réalité s’effondrent, mais le traumatisme tient d’abord et avant tout à une rencontre, au fait que ce sujet précis n’avait pas pu résister à cet événement précis. Cette conception, faisant du traumatisme la séquelle du sujet et non la signature de l’événement, va s’imposer jusqu’aux années 1960. Le traumatisme y est pris dans un processus psychique dans lequel l’événement et le sujet se partagent la responsabilité. Rien de surprenant à cela puisque la révolution psychanalytique consiste justement à faire du sujet (sa part inconsciente pour aller vite) le « responsable » de ses symptômes, au sens où le symptôme traduit les mécanismes mis en œuvre pour résister à certaines difficultés rencontrées par le psychisme dans ses interactions avec le monde, qu’elles soient réelles, imaginaires ou fantasmatiques. C’est un peu cela l’idée de « causalité psychique ».

   Cette conception qui place l’événement en position seconde n’a pas su, ou voulu, ou simplement pu s’accommoder des exigences sociales qui réclamaient à la psychiatrie et à la psychanalyse d’énoncer sur la place publique que certains événements, tout particulièrement les abus sexuels de l’enfance, entraînaient de graves séquelles psychologiques dont la seule présence, à travers la signature traumatique, attestait la réalité des abus. C’est précisément au moment où les mouvements féministes des années 1960-1970 aux États-Unis recentrent leurs actions sur la dénonciation de la domination masculine à travers la révélation des abus sexuels de l’enfance, que les psychanalystes, jusqu’alors compagnons de route des féministes, leur font défaut.

   Il faudrait bien sûr détailler davantage mais le point essentiel, c’est que les féministes attendaient des psychanalystes qu’ils témoignent – au nom de leur connaissance du traumatisme et de ses séquelles indélébiles – de la réalité des abus sexuels subis par des fillettes et perpétrés par des hommes de leur famille. La trace psychique pouvait devenir, selon elles, la preuve matérielle de la domination sexuelle. Mais la théorie psychanalytique du traumatisme ne s’y prêtait pas. La psychanalyse défendait l’idée que le trauma était d’abord la résultante entre une histoire psychique singulière et un événement réel ou fantasmatique. Du point de vue des psychanalystes, cette insistance à mettre sur le même plan la réalité et le fantasme était une des conditions essentielles de la révolution psychanalytique. C’était ce que Freud avait introduit autour de la notion de réalité psychique, quelque chose d’aussi fort que la réalité extérieure et se présentant au sujet avec la même « extériorité » que la réalité historique. Dès lors, départager le vrai du faux, l’événement traumatique du fantasme traumatisant, n’avait pas de sens du point de vue psychanalytique. Ce qui ne veut pas dire, loin s’en faut, que les psychanalystes doutaient de la réalité des abus, mais simplement que leur savoir n’avait pas vocation à trancher entre ces deux réalités. Pour les féministes, ce refus était inadmissible et allait largement contribuer à « ringardiser » la psychanalyse auprès des forces vives de l’affirmative action, puis de la plupart des mouvements progressistes nord-américains.

   Or, précisément au moment où la psychanalyse s’enferme dans ce faux débat, réalité historique versus réalité psychique, les refondateurs de la psychiatrie américaine apportent la réponse attendue. Par une simple définition, sans rien changer à la symptomatologie, ils disent que la névrose traumatique, devenue « État de Stress Post-Traumatique », est la réponse normale à une situation anormale. Avec cette définition, l’événement devient seul responsable du trauma. Le traumatisme peut dès lors prouver la réalité des événements et leur caractère intolérable. La perspective freudienne demeure dans cette conception renouvelée du trauma, mais elle a perdu toute la dimension processuelle qui en faisait l’histoire d’une rencontre entre un sujet et un événement. Le trauma devient un fait (du) social au moment même où la psychanalyse perd le monopole de l’explication psychologique.

—  Quelle sorte de mémoire est portée par l’expérience du trauma ?

—  Le lien entre mémoire collective et traumatisme est apparu avec les premiers écrits sur la Shoah et sur l’horreur de l’expérience concentrationnaire. Là où, pour certains, les mots faisaient défaut pour dire le point ultime où la « barbarie nazie » avait plongé l’humanité, la notion de mémoire traumatique venait à point nommé pour signifier cette horreur sans avoir à retranscrire l’expérience elle-même. Le plus surprenant dans cet usage, c’est qu’il apparaît vers le début des années 1950, alors que la notion psychiatrique de traumatisme psychique est encore associée à l’idée d’une mémoire pathologique. La névrose traumatique était encore considérée comme une maladie de la mémoire, c’est-à-dire que cette mémoire n’était pas le lieu de la vérité historique, mais au mieux celui d’une vérité clinique de la pathologie. Comme pour tous les symptômes psychiatriques – qu’il s’agisse des délires, des hallucinations, des phobies, etc. – leurs manifestations traduisent toujours dans la pensée psychiatrique et psychanalytique autre chose que l’hypothétique réalité évènementielle dont le symptôme se prévaut. Ainsi, la thématique délirante du psychotique est pensée comme étant bien moins en lien avec la réalité dont elle parle qu’avec la « réalité » de la condition psychique de la psychose. Ce même raisonnement vaut pour la phobie, puisque la peur phobique de tel objet ou telle situation est finalement dans un rapport très lointain, et parfois inexistant, avec l’objet « réel » phobogène.

   L’extension de la notion de traumatisme psychique, alors maladie de la mémoire, vers l’idée de mémoire traumatique pour dire quelque chose du cataclysme de la Seconde Guerre mondiale nécessitait donc la dépathologisation préalable de cette mémoire, pour la créditer secondairement d’une vérité historique et non plus simplement clinique. Les premiers écrits psychanalytiques sur la mémoire de l’Holocauste ont opéré ce déplacement de la clinique vers le langage mémoriel et ont introduit l’idée que la mémoire traumatique était la vérité ultime de ce qui reste après la catastrophe. En ce sens, la mémoire traumatique de la Shoah inaugure, me semble-t-il, une nouvelle conception qui ne doit plus grand chose à la notion clinique de maladie de la mémoire. Elle favorise une très large extension de ses acceptions, désormais susceptibles de couvrir à peu près toutes les situations où le souvenir des meurtrissures, des plaies, des pertes et surtout des défaites refuse de se résorber dans le langage classique des vainqueurs. La mémoire traumatique introduit la possibilité de parler des vaincus autrement qu’à travers leur défaite, par l’intermédiaire d’une forme d’héroïsation de leurs souffrances. Le traumatisme psychique individuel et son corollaire collectif, la mémoire traumatique, vont devenir les expressions les plus vigoureuses pour construire une mémoire des vaincus distincte de la seule narration des vainqueurs. Cette autre histoire qui se construit sur les dimensions mémorielles des défaites militaires, des déportations, de l’esclavage, etc., emprunte au traumatisme la double idée de la souffrance extrême, de l’abominable, et celle de l’inoubliable, d’une mémoire gravée à jamais, pour ne pas dire imprescriptible.

—  Dans tes écrits, tu as montré que le succès du concept de traumatisme implique souvent une vision « factuelle », c’est-à-dire que, loin d’être pensé en tant que processus psychique, le trauma est conçu comme fait, événement. Pourrais-tu préciser les différences existant entre l’idée proposée par les techniques de « debriefing » ou « defusing » et le travail psychanalytique ?

—  La perspective psychanalytique cherchait à réinscrire l’événement dans l’histoire singulière du sujet et ambitionnait donc de remonter le fil du processus traumatique, de l’événement jusqu’à son antériorité psychique et à la place qu’il est venu occuper dans l’histoire du sujet. À l’inverse, les techniques de defusing immédiat, c’est-à-dire la prise en charge immédiate au décours d’un événement catastrophique, ne sont pas (ou peu) centrées sur le trauma, mais cherchent à mettre la victime potentielle (l’impliqué) en sécurité psychique, grâce à la réassurance, la mise au calme, etc. Le debriefing post-immédiat, pour sa part, est recentré sur l’événement et en principe réservé à ceux, parmi les victimes, qui en font explicitement la demande. Dans ce cas, il s’agit de contrer les effets à moyen terme de l’effroi traumatique causé par l’événement. Ces deux techniques ont fait la preuve de leur efficacité en situation d’urgence et de post-urgence. Mais toutes deux, à la différence de l’approche psychanalytique, externalisent encore plus l’événement, pour le penser et le traiter comme quelque chose de radicalement exogène qui n’appartient pas et n’appartiendra jamais, autrement que comme un fait d’une totale extériorité, à l’histoire du sujet.

   C’est conforme à l’idée contemporaine de l’événement, mais l’on comprend aussi comment ces techniques participent de la construction d’une « identité » au moins partielle, ou d’une subjectivation victimaire – l’intériorisation du trauma se faisant sur le mode d’un avant et d’un après disjoint par l’événement. Il va de soi que les individus réagissent diversement et qu’aucune de ces techniques, psychanalyse y compris, n’est susceptible de produire ce qu’elle escompte atteindre. Mais ce qui m’intéresse, c’est de montrer en quoi leurs oppositions majeures construisent des « subjectivations » différentes. Ainsi, la psychanalyse ne peut pas construire une identité victimaire, elle s’y oppose même et disqualifie régulièrement la position de victime comme un trait éminemment pathologique qui se trouverait renforcé par les psychothérapies non psychanalytiques. Tandis que les techniques de defusing et de debriefing contribuent, à travers l’extériorisation de l’événement, à légitimer la position victimaire.

   L’idée n’est évidemment pas de dire que la psychanalyse s’oppose à la reconnaissance des victimes et que le debriefing construit la catégorie de victime qui n’existerait pas sans ces approches thérapeutiques. Il me semble en revanche important de souligner comment chacune légitime ou délégitime des catégories du champ social contribuant ainsi, ou s’opposant, à leur subjectivation sociale. Avec le seul paradigme psychanalytique, les mouvements de victimes n’auraient jamais trouvé une telle reconnaissance de la légitimité politique de leurs souffrances et donc de leur combat. Il ne faut toutefois pas trop accentuer les divergences, car les positions des uns et des autres s’enchevêtrent bien plus aujourd’hui. La catégorie de victime et sa subjectivation à travers le traumatisme sont aujourd’hui bien plus fixées dans l’espace social, et l’on trouve désormais (ceci entraînant cela) de nombreux psychanalystes adeptes du soin « aux victimes de traumatismes psychologiques ».

—  Sans doute y a-t-il des événements à forte « potentialité » traumatique. Au vu de la diffusion et de la banalisation du concept de traumatisme, il peut être important de préciser ce qui fait la spécificité du trauma historique, par rapport à la catastrophe naturelle par exemple. Qu’en penses-tu ?

—  Jusqu’à présent, la notion de traumatisme historique a été réservée à des situations cataclysmiques créées par l’homme : des guerres, des purges, des massacres, des exterminations, des génocides. Les catastrophes naturelles, elles, malgré le nombre de victimes, ne seraient pas responsable d’une atteinte simultanée à ce que l’on pourrait appeler la dignité de l’homme, qui se trouve bafouée dans le traumatisme historique. C’est précisément parce qu’ils sont l’œuvre de l’homme, et par là-même atteignent l’essence de l’humain, que ces événements majeurs prennent la dimension de traumatisme historique. Non seulement ces événements et ces situations ont eu des conséquences terrifiantes sur les hommes et les femmes qui les ont vécus, mais en outre, parce que créés par l’homme, ils viennent dramatiquement interroger l’humain. À ce titre, ils bouleversent nos catégories et touchent l’ensemble de l’humanité. La notion de traumatisme historique contient, me semble-t-il, ces deux aspects : l’histoire des victimes et l’histoire de l’humanité jusque dans ses principes. C’est d’ailleurs pour cette raison que d’autres événements réputés « naturels » ont été assimilés à des traumatismes historiques : la Grande Famine sous Staline – l’Holodomor ukrainien – assimilée à une extermination par la faim, le génocide cambodgien, lui aussi à travers la famine organisée et planifiée par les Khmers rouges. Autrement dit, lorsque des catastrophes naturelles peuvent être ramenées à une origine humaine, ou plus exactement à une intentionnalité humaine, elles sont assimilables à des traumas historiques.

   Aujourd’hui, on assiste à une volonté d’élargir la catégorie de catastrophe humaine en englobant des cataclysmes naturels (voire écologiques) dont la responsabilité humaine, par négligence ou désintérêt, semble manifeste. Ainsi par exemple de l’ouragan Katrina qui a dévasté la ville de La Nouvelle-Orléans aux États-Unis et de sa gestion déplorable par l’État fédéral, tant au niveau de l’absence de prévention que du sauvetage sélectif des populations, abandonnant les plus démunis dans la ville sinistrée par les eaux. Le tremblement de terre en Haïti en est un autre exemple. Au fond, à chaque fois qu’une catastrophe naturelle donne naissance à des mobilisations politiques majeures, le terme de trauma historique est désormais susceptible de s’appliquer ou d’être revendiqué.

—  Dans ce même article publié en 2005, tu soulignes que les moments les plus difficiles sont désormais vécus sur le mode de la blessure au détriment d’autres sentiments sociaux : « on ne parle plus de la colère des ouvriers licenciés, mais on évoque leur traumatisme psychologique ». À partir de ton expérience de recherche et de clinique, penses-tu que nous vivions toujours un processus de délégitimation des sentiments d’indignation ou de révolte ? En fait, dans les dernières années, des événements politiques, qui représentent également des bouleversements symboliques, tels que les « printemps arabes », le mouvement Occupy Wall Street, les Indignés espagnols semblent avoir ravivé ces sentiments3. S’agit-il d’une véritable renaissance ou bien d’une manifestation mémorielle, d’une sorte de nostalgie pour un passé capable de produire des projets alternatifs et des mouvements de révolte ?

—  Effectivement, la religitimation de l’indignation est manifeste et traduit une nouvelle façon d’occuper le paysage politique. Il me semble néanmoins que ces mouvements traduisent la juxtaposition de ces deux tendances plutôt que leur succession ou leur concurrence. Certes, ils réoccupent l’espace politique avec un langage qui n’est ni celui du traumatisme ni celui de la victime. L’indignation correspond à un nouveau mode d’action politique qui déborde l’encadrement habituel des syndicats ou des partis politiques. En cela, il s’agit bien de mouvements politiques qui font de l’action collective le moteur d’un changement social bien plus profond que la réparation de préjudices antérieurs, comme le sont les mouvements mémoriels et les actions de collectifs de victimes.

   En même temps, il me semble que ces mouvements empruntent aux collectifs de victimes l’exigence de justice individuelle portée à un niveau collectif, ce que les partis politiques peinent à comprendre et surtout à accompagner (comme les syndicats avaient peiné à accompagner le langage de la souffrance au travail au nom de l’individualisme qui, à leurs yeux, dévoyait les revendications de classe). Or, comme avec la revendication victimaire, ces mouvements instaurent un Je, qui en fait dit Nous. Ici le collectif est incarné dans un Je, à la fois singulier et commun, qui s’expose comme le représentant de tous, à la différence des affirmations des partis politiques exigeant l’effacement (de façade) du Je. Il me semble que les discours qui ont porté l’idée que la trace traumatique individuelle représentait les blessures du collectif se retrouvent dans ces nouvelles formes d’action politique qui mettent l’indignation au cœur de la revendication de la place publique.

Raconter le trauma

À l’automne 2013, Richard Rechtman a publié Les Vivantes aux Éditions Léo Scheer. Le livre raconte l’évacuation de la capitale, la dissolution des familles, l’effacement des traditions politiques, intellectuelles, culturelles, ainsi que la destruction physique des individus exécutés par le régime khmer rouge. Derrière la catastrophe, on perçoit l’écho indirect du passé historique cambodgien, marqué par la colonisation et l’indifférence de l’Occident.

Cette fois-ci, Rechtman a choisi une forme d’écriture fictionnelle. Il renvoie à une géographie et à une histoire réelles. Cependant, afin de restituer l’expérience intérieure du génocide, il forge un être imaginaire, sans doute issu de sa pratique en tant que psychothérapeute : une « jeune fille cambodgienne comme n’importe laquelle, modeste, certes éduquée – mon père était instituteur – mais pas vraiment riche et plutôt favorable aux thèses des Rouges ». Broyée dans la machine de mort des Khmers rouges, elle n’a plus de nom. Ce n’est qu’un corps, un corps martyrisé mais capable de résistance. C’est pour résister qu’elle raconte ses pensées intimes. Raconter est une manière de vivre, et vivre est une manière de faire échouer les Khmers rouges : « vivre, pour démentir leur ambition de nous rayer de la carte ».

Le récit, cru, suit le génocide pas à pas et donne à voir la toute-puissance de l’intention génocidaire des Khmers rouges, sa capacité extrême à réduire l’individu à rien, à rendre dérisoire, ou même criminelle, toute action humaine.

—  Tu as écrit de nombreux textes scientifiques ou académiques sur les implications psychologiques du génocide cambodgien. En fait, cette fois-ci, tu as préféré confier ta réflexion à une forme d’écriture fictionnelle. Il me semble que tu as interprété un besoin qui, en ce moment, traverse, de manière plus générale, l’écriture du passé. Par exemple, François Azouvi a récemment déclaré que le temps de la reconnaissance de la Shoah est achevé et qu’on est entré dans le temps de la fiction, car « le romancier peut nourrir l’ambition d’apporter le surcroît de compréhension que le travail historien est impuissant à offrir4». Penses-tu, dans le cas cambodgien, que l’analyse historique et sociologique a atteint ses limites ou que l’écriture fictionnelle permet de mieux « briser » le silence qui suit le traumatisme ? Pourrais-tu expliquer davantage les raisons qui t’ont conduit à ce choix ? Est-il lié à ton activité thérapeutique, à la volonté d’exprimer la souffrance du corps ?

—  Pour le Cambodge, nous sommes à l’évidence bien loin d’avoir épuisé les ressorts de l’analyse historique et sociologique. À l’inverse même, je crois que nous n’en sommes qu’au tout début. Les travaux manquent, les recherches sont encore trop rares, tandis que les controverses persistent sur le statut de ce régime criminel, faute sans doute d’analyses scientifiques exhaustives. Les Chambres Extraordinaires auprès des Tribunaux Cambodgiens qui jugent en ce moment les quelques hauts responsables khmers rouges que l’État cambodgien actuel a difficilement accepté de laisser comparaître, n’ont pas encore rendu leur verdict que d’aucuns pensent déjà que l’histoire est passée, que l’affaire est close. Je crains que le débat sur le génocide cambodgien souffre d’un même silence, y compris chez les chercheurs et les intellectuels contemporains, que celui qui s’est abattu sur ce petit pays entre avril 1975 et janvier 1979.

   La remarque de François Azouvi me paraît pourtant éclairante, même si je ne crois pas qu’il faille que la recherche soit « à sec » pour que la fiction, ou plus exactement la fictionnarisation, vienne s’introduire dans le débat scientifique. Elle porte haut la nécessité de l’écriture fictionnelle, avec cette exigence qui m’habite également : faire le choix de l’écriture fictionnelle ou romanesque (aucune de ces deux expressions ne me convient tout à fait), c’est faire le choix de mettre l’exigence littéraire au service d’une question scientifique. C’est dire que les deux bords doivent impérativement être tenus afin que l’écriture littéraire soit susceptible d’apporter une connaissance que la recherche académique peine à déployer. Elle constitue un apport supplémentaire de et dans la recherche, et certainement pas un remplacement ou, pire, une sorte de mauvais troc dans lequel on prétendrait qu’à défaut de pouvoir faire de la science on s’essayerait à l'écriture. On est loin, me semble-t-il, du renoncement à la scientificité prôné par le post-modernisme des années 1990. La question de savoir si l’écriture fictionnelle ne trouve sa place qu’une fois la connaissance scientifique suffisamment assurée et instituée me semble bien accessoire au regard de la portée universelle que contient le reste de la proposition de François Azouvi.

   C’est d’abord pour cette raison que j’ai choisi ce type d’écriture. Mais c'est aussi parce que je n’avais pas vraiment d’autre choix, ou plus exactement parce que je ne connaissais pas d’autres lieux pour déposer ces reliquats de récits, d’émotions, de souffrance, d’incertitude, de violence, de colère, de haine et de passion qu’à force d’entendre depuis près de trente ans je portais en moi, qui parfois m’habitaient, et souvent me pesaient. Je voulais absolument faire entendre ces voix que j’avais recueillies dans l’intimité de la clinique et du travail psychothérapique. L’écho qu’elles produisaient encore justifiait, me semble-t-il, d’être déployé plus loin, au-delà des frontières du monde spécialisé de la recherche, là où justement nous n’avons pas l’habitude de le percevoir. Mon projet était donc de tenter de rendre compte de cette expérience singulière, celle de l’effraction de l’intimité produite par la violence génocidaire, sans pour autant révéler le détail de l’intimité de ceux qui avaient souhaité me parler non pour que je témoigne à leur place, mais pour que je les aide à dépasser leurs souffrances. Il me semble que seule la fiction permet de respecter cette double exigence : atteindre l’intime dans ce qu’il a de plus profond et de plus singulier, sans dévoiler ou dénuder quiconque.

   Une autre raison qui m’a poussé à écrire ce texte, et surtout dans cette forme, tient à la nécessité de prendre une distance par rapport à la notion trop convenue d’« indicible ». Forgée à partir de certains témoignages de survivants de la Shoah, mais surtout sur la base d’une abondante littérature psychologique et psychanalytique, elle est devenue le signe de l’impossibilité pour les survivants de rendre compte narrativement de l’expérience ultime de la violence génocidaire. Ces expériences seraient tellement destructrices que les mots feraient défaut, que les représentations psychiques s’absenteraient au point de laisser une place vide, celle d’une expérience impossible à narrer, notamment dans ses effets intimes.

   Je ne dis pas que cela n’existe pas, et qu’il n’y aurait pas une sorte d’indicible de l’horreur ultime de cette violence, mais il me semble que l’usage parfois envahissant de cette notion a eu tendance à rendre inaudible ce qui, pourtant, se disait. D’ailleurs, ce couple indicible/impossible est parfois posé comme le témoignage ultime, comme chez Agamben, pour lequel le témoignage ultime ne pourrait advenir que chez ceux qui ne sont justement plus là pour l’exprimer. Pour les autres, les survivants, cette chose leur resterait justement indicible. On le voit, cette notion interroge la possibilité d’un témoignage de la réalité ultime, ou dernière, de l’expérience de la violence génocidaire. Mais ce qui m’intéresse, c’est ce qui se dit effectivement et les manières de le faire entendre. Je m’intéresse donc moins à ce qu’apportent les témoignages des survivants à la connaissance générale de la « déshumanisation » de la violence génocidaire, qu’à ce que ces parcelles de narration nous disent de la réalité intime de ceux qui les expriment et qui traduisent ainsi la persistance, ou la permanence, de leur humanité.

   Pour suivre en thérapie des rescapés cambodgiens depuis presque trente ans, il me semble que ce qui se dit est très exactement ce qui a été vécu, pas nécessairement dans la trame historique, mais dans ce qui a été ressenti, perçu, et que trop souvent on n’entend pas ou, pire, on ne veut pas entendre. Ce sont ces dires que j’ai voulu restituer. Non pour les expliquer, encore moins pour en faire une lecture psychopathologique, et certainement pas pour leur donner un autre sens ou témoigner à leur place. C’était, à l’inverse, pour tenter de m’effacer et laisser ces discours se développer tels qu’ils sont exprimés, ou plus exactement vécus, par les protagonistes. Parler de dissociation dans l’expérience traumatique, par exemple, n’a pas de sens si l’on ne parvient pas à faire sentir, voire ressentir, la chose au plus profond de l’intimité de chacun. Comment, par exemple, en se dissociant, le sujet ne se divise pas en deux, contrairement à la représentation classique, mais expulse à l’extérieur de ce qu’il ressent être lui, ce dont il ne veut plus, son corps par exemple, pour justement restaurer une totalité sans ce « truc » désormais étranger.

—  De la même manière, pourrais-tu dire un mot de cette expérience d’écriture ? Les difficultés, les entraves ainsi que les satisfactions que tu as rencontrées ?

—  Je crois n’avoir jamais éprouvé une écriture de manière aussi physique. Tout mon corps s’y est mis pour littéralement exsuder ce que j’avais entendu. Il y a eu deux autres choses tout à fait nouvelles pour moi que je n’avais jamais rencontrées dans l’écriture académique. La première a été la constante présence de ce texte dans mon esprit, même lorsque je n’écrivais pas : j’étais habité par le personnage, par ses émotions, ses ressentis, sa présence envoûtante, parfois dérangeante, mais toujours familière. La seconde fut l’étonnante solitude dont j’avais besoin : aucun interlocuteur, aucun lecteur, pas même un échange informel sur le contenu avec d'autres collègues, à l’exception de ma fille aînée, bien qu’encore jeune mais qui acceptait néanmoins que, de temps à autre, je lui lise des passages. Je ne l’ai fait lire à personne avant d’avoir atteint une première version complète. Et même alors, très peu de gens l’ont lu avant publication. Je pense que je n’avais pas vraiment envie de partager et encore moins de devoir répondre de ce que j’écrivais. C’est une expérience longue et surtout inconnue ; elle m’a tenu éloigné de l’écriture académique pendant quelque temps.

   La difficulté majeure reposait sur la nécessité d’une permanente retenue dans l’écriture. Retenue dans la description pour essayer de ne jamais en rajouter sur le plan émotionnel et encore moins dans la description de l’horreur. Il s’agissait de la faire ressentir plutôt que de la décrire de manière factuelle. Mais retenue aussi de tout vocabulaire technique, qu’il soit psychanalytique ou anthropologique : il fallait faire disparaître l’architecture théorique et conceptuelle qui avait permis de construire ce récit et de développer la portée théorique que j’espérais lui faire atteindre. Pour moi, il s’agit bien plus d’un essai d’anthropologie subjective que d’un roman. Je ne me crois pas plus romancier qu’écrivain, en revanche je revendique clairement le statut ethnographique et anthropologique de ce texte : c’est une ethnographie de l’intime à travers un artifice fictionnel, au sens où cet artifice me semble seul permettre d’atteindre ce niveau de la réalité subjective.

—  Pourquoi, en tant que protagoniste et voix unique de ton récit, as-tu choisi une femme ?

—  Il y a, ici encore, plusieurs raisons. Tout d’abord, j’ai suivi bien plus de femmes cambodgiennes que d’hommes. De plus, ces femmes sont venues en consultation pendant de très nombreuses années, alors que les hommes arrêtaient en général le suivi plus tôt, dès la disparition des symptômes les plus envahissants. Et ce sont elles, ces femmes, jeunes et moins jeunes, qui ont été les plus précises dans la description pudique de leur intimité. Leur rapport au corps était incroyablement plus précis et en même temps plus distendu ; elles avaient cette étonnante capacité d’en parler comme si elles pouvaient s’en extraire pour mieux en objectiver les manifestations. La langue khmère est extraordinairement riche pour atteindre le niveau le plus précis de la description. Ce n’est pas une langue qui prête à l’abstraction, elle fait voir, sentir, toucher, expérimenter ; et ces femmes khmères eurent vraiment le désir de me faire pénétrer cet univers. Ce personnage féminin, incarnation de toutes ces femmes que j’ai écoutées, exprime le plus fidèlement possible, du moins je l’espère, la façon dont l’intimité intérieure se présente avant tout comme une intimité physique, charnelle. Autrement dit, une intériorité authentiquement corporéisée et non une abstraction « subjective » dénuée de toute substance. Même lorsque le personnage prétend se séparer de son corps, la partie restante n’est pas un principe mental ou psychique, mais encore et toujours une matérialité corporelle ou corporéisée. Je ne pense pas que cela soit une spécificité cambodgienne, j’aurais tendance à penser que c’est une expérience genrée du corps que l’on retrouve assez souvent dans la clinique, et que les Khmères expriment peut être mieux.

   Enfin, dans cet exercice où il était avant tout question d’écrire à la première personne du singulier un « Je » qui ne serait pas moi, il me semblait plus fécond de choisir une femme. Puisqu’il ne s’agissait pas d’écrire à la place de quelqu’un, encore moins au nom de, mais bien dans la place, c'est-à-dire de lui laisser la place, j’ai tout de suite su qu’avec une voix de femme je risquais moins de me laisser aller à parler de moi sous couvert de l’autre. Je ne raconte pas mon histoire, ni même la façon dont leur histoire m’a traversé ou bouleversé : ce ne sont pas mes émotions, ni mes sentiments, ce sont les siens, ceux de cette femme qui a pris possession de ma plume.

—  La question de la mort traverse tout le livre. Non seulement la mort en tant que décès, mais la mort comme « compagne » de vie dans les camps. Dans un passage, qui me semble particulièrement important, tu soulignes la différence entre le tueur et l’exterminateur dans son rapport à la mort. Pourrais-tu revenir sur cette distinction ?

—  Il me semble que les processus génocidaires se caractérisent précisément par leur façon d’administrer la mort. Toute une administration est mise en place pour gérer le vivant et l’ensemble de la société à travers le meurtre de masse et plus encore à travers la gestion quotidienne des corps, des cadavres. Comme Rithy Panh l’a admirablement montré dans ses films, notamment « S-21 » et « Duch, le maître des forges de l'enfer », le métier d’exterminateur est un travail à plein temps où tuer physiquement est l’un des actes de la journée de travail, mais pas le seul qui soit directement lié à la mort et à son administration. L’exterminateur est en ce sens distinct du tueur dans la mesure où il n’arrête jamais de donner la mort, même lorsque, techniquement parlant, il n’est pas en train de tuer. Le second aspect de cette administration de la mort est peut-être une des particularités du régime génocidaire des Khmers rouges : laisser « vivre » les vivants (ceux du « peuple nouveau », c’est-à-dire ceux destinés à être tués) avec les cadavres, comme des cadavres, dans les rizières, dans les champs, sur le sol. Faire en sorte que la mort, sa manifestation physique, règne en maître absolu sur tous les lieux de captivité de ceux qui n’étaient plus que des « presque cadavres ». Une mort tellement présente que, sans pour autant s’y habituer, les survivants partageaient tout avec elle, au point parfois d’en faire une compagne fantomatique.

   Il y a un autre aspect dont je voulais parler depuis longtemps et que ce texte m’a enfin permis d’aborder : les fantômes, les esprits, les khmaocs, de tous ces hommes et de toutes ces femmes massacrés par les Khmers rouges et qui hantent les lieux où la vie est encore là, ne sont pas que des apparitions malfaisantes. À l’inverse même, le fardeau des morts que les survivants portent en eux pour refuser le dictat des Khmers rouges de tous les faire disparaître, est aussi le dernier refuge de la résistance à la barbarie. Même si l’intention existe, même si les Khmers rouges ont l’ambition de tuer la mort et de ne laisser que des dépouilles, histoire de ne même plus savoir que la vie exista, les vivants résistent toujours à cette volonté criminelle en ne laissant jamais leurs morts s’échapper. Dans ce terrible paradoxe, les vivants s’opposent à travers leur propre corps, mais aussi à travers la présence fantomatique de leurs morts, à ce que la mort physique abolisse le souvenir de la vie.

—  Pol Pot est décédé en 1998. En 2012, Duch, chef du centre S-21, principal centre de torture khmer rouge à Phnom Penh, a été condamné à perpétuité par un tribunal de son pays. En juin 2015, le parlement cambodgien a adopté une loi punissant de deux ans de prison « tout individu qui ne reconnaît pas, qui minimise ou qui nie » les crimes des Khmers rouges. Toutefois, les résistances politiques à la reconnaissance et à la dénonciation du génocide sont nombreuses, au Cambodge comme à l’étranger (en particulier aux États-Unis). Comment vois-tu la situation actuelle ?

—  La situation actuelle est très dure, marquée par les paradoxes terrifiants que l’on rencontre bien trop souvent dans ces pays où règnent encore des régimes totalitaires : en même temps que les Chambres Extraordinaires auprès des Tribunaux Cambodgiens jugent péniblement des responsables khmers rouges sous l’œil suspicieux du gouvernement actuel, ce même gouvernement fait tirer sur les employés du textile qui manifestent pour réclamer un salaire décent, à quelques mètres à peine du palais de justice où se tiennent les débats. Ce procès lui même est perçu comme une caricature par certains. Non seulement parce qu’on attendait que les principaux chefs encore poursuivis, Nuon Chea et Khieu Samphân, parlent enfin – ils ont gardé le silence pendant tous les débats – mais aussi parce qu’alors que, pour la première fois dans un tribunal international, les parties civiles étaient représentées, l’absence totale de financement pour cette partie civile accentuait l’immense décalage vis-à-vis de la défense.

   Néanmoins, et sans minimiser l’importance des difficultés, des ratages, je crois que la portée historique de ces procès est déjà incontestable. Nous sommes bien sûr loin d’Arusha ou de La Haye, l’accusation de génocide ne sera pas retenue, de nombreux exécutants seront épargnés, d’autres jamais poursuivis, et pourtant je maintiens que la mise en cause des anciens dirigeants khmers rouges, leur procès au Cambodge même, où gouvernent encore d’anciens Khmers rouges, est une prouesse qui montre que l’histoire ne peut être simplement arrêtée par quelques volontés politiques, aussi puissantes soient-elles. Les crimes de ce régime sont désormais connus de tous, les lieux de mémoire fleurissent, des commémorations sont organisées, certaines se déroulent dans les killing fields où des acteurs rejouent avec un incroyable réalisme les scènes de crimes. Dans la diaspora aussi, manifestations, commémorations et débats commencent enfin à occuper la scène communautaire.

   Certes, ces expressions ne témoignent pas d’un consensus général. Souvent, elles créent des polémiques : pas assez « khmères » pour certains, trop centrées sur la sacralisation occidentale des processus mémoriels, etc. Il y a plus virulent encore, comme tu le soulignes, puisque dans certains cas les contestations glissent d’un refus du terme de « génocide », au nom d’arguties juridiques, vers un authentique négationnisme nauséabond. Mais chaque fois que le débat s’enflamme, chaque fois que les positions s’affrontent, chaque fois que ceux qui n’ayant jamais été impliqués, ni comme victime, ni comme bourreau, prennent parti, c’est un pan du silence que les Khmers rouges voulurent instaurer sur leurs crimes qui s’effondre. Et cela me semble essentiel. Depuis peu au Cambodge, la mémoire des disparus a enfin réintégré l’espace social collectif ; elle n’est plus le seul fardeau des rares survivants.

Aujourd'hui...

—  À la suite des attentats de Paris, tu as élargi ton champ d’intervention aux victimes du terrorisme djihadiste. Pourrais-tu nous dire quelque chose à cet égard ?

—  En fait, j’ai commencé à travailler sur ces questions après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, en 2015. À l’horreur des actes terroristes, s’associait l’indignation que je ressentais à l’égard des amalgames mortifères à l’encontre des populations musulmanes de France. N’étant ni spécialiste du monde Arabe, ni de l’Islam, ni des populations musulmanes de France, il me semblait néanmoins indispensable de comparer les phénomènes auxquels nous assistions à d’autres situations historiques que je connaissais mieux et qui, de mon point de vue, présentaient des caractéristiques étrangement similaires. C’est donc d’abord par la comparaison des modes opératoires, et non des idéologies, que je souhaitais aborder le phénomène du djihadisme.

   Depuis la publication des Vivantes, j’ai recentré mes recherches sur une tentative de définition anthropologique de la notion de « génocidaire » qui ne parte pas des intentions, ni des politiques, ni même des idéologies, mais exclusivement des pratiques. C’est-à-dire, des modalités pratiques, concrètes et surtout quotidiennes d’organisation de la cité à travers l’administration de la mort, à partir de trois situations précises : la Shoah par balles, les massacres perpétrés par les génocidaires Hutus et bien sûr l’extermination dans les campagnes cambodgiennes sous les Khmers rouges. Dans le cas du terrorisme djihadiste qui surgissait sur la scène française, l’enjeu n’était pas de nier la composante islamique mais, partant du principe que la plupart des recherches cherchaient déjà à couvrir cet aspect « arabo-musulman », il me semblait intéressant d’appliquer le même principe que dans mes recherches en cours et d’envisager ce phénomène sous un angle différent. C’est aussi grâce à mon ami Fethi Benslama qui m’a très tôt sollicité pour travailler en ce sens et à Denis Salas qui m’a invité à participer à un groupe de réflexion sur la radicalisation organisé par des magistrats du tribunal pour enfants de Paris.

   L’arrivée massive de réfugiés syriens et irakiens et les attentats du 13 novembre 2016 ont un peu bousculé cet agenda de recherche dans la mesure où j’ai très vite été amené à intervenir en tant que clinicien auprès des personnes traumatisées. Par la suite, j’ai également ouvert mes consultations « cambodgiennes » au sein du centre Philippe Paumelle du 13e arrondissement de Paris aux réfugiés syriens, afghans et Irakiens.

   Les premiers éléments que je recueille à partir des récits des réfugiés qui ont fui les combats en Syrie, et tout particulièrement de ceux qui ont vécu dans des villes occupées par les forces de l’Organisation État Islamique, sont saisissants. Au-delà de l’horreur, ce sont les similitudes avec les récits recueillis auprès des rescapés du génocide perpétré par les Khmers rouge qui sont frappantes – qu’il s’agisse de l’organisation de la terreur, de la menace, des techniques de mise à mort, des modalités de gestion des cadavres et bien sûr des conséquences psychologiques chez les survivants. Telles sont tout au moins les pistes que je poursuis actuellement. Cette démarche comparative me semble essentielle aujourd’hui. Il s’agit de rendre intelligible ce qui se déroule sous nos yeux et de protéger, de prendre en charge les populations victimes de ces exactions : ressortissants français blessés lors des attentats, réfugiés qui fuient la guerre et les atrocités ou musulmans français qui subissent une stigmatisation sans précédent en France au fallacieux prétexte de la lutte contre ceux (les djihadistes) qui veulent d’abord leur mort.

—  Est-ce que ton travail concerne également les terroristes ? Dans ce cas, et sans vouloir les comparer aux victimes, penses-tu qu’il a une dimension traumatique dans le processus de radicalisation ou de militarisation des jeunes ?

—  Mes recherches sur les génocidaires incluent nécessairement le cas des terroristes djihadistes. Je cherche toutefois moins à étudier les causes sociales et psychologiques qui poussent de jeunes français à prendre le chemin des armes, et à les retourner contre leur pays, qu’à distinguer les trajectoires et à montrer que chaque étape du processus dit de « radicalisation » n’entraîne pas nécessairement la suivante. En fait, je ne me sers pas du vocable de radicalisation, dans la mesure où ce n’est justement pas celui qui est utilisé pour décrire et analyser d’autres situations historiques comparables. Personne à ma connaissance n’a cherché à expliquer les actes des génocidaires de tous ordres exclusivement à partir de leur « radicalisation » et encore moins à partir de leurs origines sociales ou de leurs conflits intrapsychiques adolescents, qu’il s’agisse des membres des Einsatzgruppen fusillant chaque jour des milliers de Juifs, des bourreaux khmers rouges qui assassinaient au gourdin des centaines de Cambodgiens agenouillés devant des fosses communes, ou des génocidaires hutus poursuivant à la machette les hommes, les femmes et les enfants que la radio Mille collines leur enjoignait d’assassiner. Il me semble qu’il y a bien plus de similitudes entre les hommes qui sont venus tuer des civils désarmés à Paris la nuit du 13 novembre 2015, sur les plages tunisiennes, dans le Musée national du Bardo à Tunis, dans les rues de Mossoul, et des génocidaires khmers rouges, hutus ou nazis, qu’avec des « jeunes de nos banlieues » quand bien même certains, parmi ces derniers, afficheraient des signes de « radicalisation ». C’est tout au moins l’angle comparatif que je privilégie. On est donc très loin du traumatisme, à première vue tout au moins, et je ne suis vraiment pas convaincu par l’idée qu’un trauma serait à l’origine de leurs actions.

   En revanche, le traumatisme redevient une clé d’analyse dès que l’on imagine avoir un jour à penser la réinsertion sociale de ces hommes et de ces femmes devenus des combattants, voire des génocidaires. Là encore, c’est la question du comparatisme qui me semble importante. À la question de la « déradicalisation » des combattants djihadistes (qui n’est pas la même que celle des non combattants), je préfère celle de démilitarisation ou de démobilisation. Ce n’est pas la « radicalité » qui pose le problème principal, mais bien plus l’usage des armes, l’entraînement, le combat, l’expérience de la mort et de la mise à mort, en un mot la militarisation de ces hommes et de ces femmes. Réinsérer d’anciens combattants une fois leur peine de prison purgée n’est pas une simple affaire de lavage de cerveau. Il convient de voir comment le problème a été abordé dans d’autres pays et dans d’autres contextes historiques. Or, pour le dire très vite, depuis la fin de la guerre du Vietnam, c’est effectivement le langage du traumatisme psychique, que ce soit celui d’anciens tortionnaires traumatisés par leurs actes, comme pour certains vétérans de la guerre du Vietnam, ou le traumatisme de la réinsertion pour les anciens rebelles des FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie), qui sert de catalyseur à la possible réinsertion de ces hommes et de ces femmes. En Colombie par exemple, les centres de réinsertions des anciens rebelles des FARC développent des programmes psychosociaux centrés sur le traumatisme que représente le retour à la vie civile après des années dans la jungle à vivre de la guerre.

   C’est dans cette direction que je me sers de mes travaux précédents sur le traumatisme et sur le génocide cambodgien pour tenter de penser certains aspects du phénomène djihadiste contemporain. Les défis sont tellement nombreux et importants aujourd’hui qu’il convient, je crois, d’associer de nombreuses perspectives différentes : voilà pourquoi je travaille régulièrement avec des spécialistes du monde arabo-musulman, de l’islam européen, mais aussi des spécialistes des crimes de masses, des génocides et des génocidaires.

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1

Didier Fassin, Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007.

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2

Richard Rechtman, « Remarques sur le destin de la psychanalyse dans les usages sociaux du traumatisme », Revue française de psychosomatique, n° 28, 2005, p. 27-38.

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3

Voir : Jeffrey Alexander, « Robust Utopias and Civil Repairs », International Sociology, vol. 16, 2001, p. 579-591.

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4

François Azouvi, Maurice Kriegel, « La mémoire française du génocide. Un grand silence ? », Le Débat, n° 177, 2013, p. 186-192.

(avec Didier Fassin), L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007.

Les Vivantes, Paris, Éditions Léo Scheer, 2013.

« Altérité suspecte et identité coupable dans la diaspora cambodgienne », in E. Benbassa, J.-C. Attias (dir.), La Haine de soi. Difficiles identités, Bruxelles, Complexe, 2000, p. 173-188.

« Trauma, culture et subjectivité chez les réfugiés cambodgiens », Cahiers Intersignes, n° 14/15, 2001, p. 205-216.

« Être victime : généalogie d’une condition Clinique », L’Évolution Psychiatrique, vol. 67, n° 4, 2002, p. 775-795.

« Remarques sur le destin de la psychanalyse dans les usages sociaux du traumatisme », Revue française de psychosomatique, n° 28, 2005, p. 27-38.

« The Survivor’s Paradox: Psychological Consequences of the Khmer Rouge Rhetoric of Extermination », Anthropology & Medicine, vol. 13, n° 1, 2006, p. 1-11.

« L’empreinte des morts. Remarques sur l'intentionnalité génocidaire », in S. Phay-Vakalis (dir.), Cambodge, l’atelier de la mémoire, Paris-Phnom Penh, Sonleuk Tmey-Centre Bophana-Université Paris 8, 2010.

« Mémoire et anthropologie. Le traumatisme comme invention sociale », in D. Peschanski, D. Maréchal (dir.). Les Chantiers de la mémoire, Bry sur Marne, INA Éditions, 2013, p. 98-114.

« Remarques sur la démobilisation des “retournants” du Djihad », in F. Benslama (dir.), L’Idéal et la cruauté. Subjectivité et politique de la radicalisation, Paris, Lignes, 2015, p. 175-190.

« L’ambition génocidaire de Daech », in N. Troung (dir.), Résister à la terreur, Paris, L’Aube, 2016.

« Faire mourir et ne pas laisser vivre. Remarques sur l'administration génocidaire de la mort », Revue française de psychanalyse, vol. 80, n° 1, 2016, p. 136-148.