Les procès filmés dans l’histoire : approche transnationale
Professeure

(Université Paris1 Panthéon-Sorbonne - Centre de recherches en histoire et esthétique du cinéma (CERHEC))

Nuremberg ne fut pas le premier procès filmé. Bien avant 1945, en France comme aux États-Unis, des opérateurs d’actualités tournaient dans les prétoires pour alimenter les rubriques judiciaires. En 1937 cependant, après les débordements médiatiques du procès d’Hauptmann – le meurtrier de l’enfant Lindbergh – les prétoires américains furent interdits aux cameramen1.

L’URSS, de son côté, filmait depuis les années 1920 ses grands procès politiques. La présence des caméras permettait d’élargir l’audience de ces jugements publics auxquels Lénine avait dévolu une mission « éducative ». Cette pratique donna lieu à la constitution d’un genre à part entière qui se codifia et se perfectionna au fil des années.

En dépit de ces précédents, le procès international de Nuremberg ouvrit une ère nouvelle en matière de filmage. Outre le rôle sans précédent qu’il confia aux « films-preuves », il se distingua en effet par un enregistrement cinématographique très ambitieux destiné à la fois à la presse filmée, à la réalisation de documentaires tirant les leçons du jugement et à l’archivage pour l’édification des générations futures2.

Nuremberg, procès équitable ou procès public

L’originalité majeure du filmage de Nuremberg tient à la coprésence, dans le prétoire, de trois équipes de tournage venues d’horizons différents.  Les cameramen russes, dirigés par le cinéaste Roman Karmen, s’inscrivirent dans la grande tradition des films de procès soviétiques ; les opérateurs des firmes d’actualités occidentales s’intéressèrent aux moments les plus spectaculaires et dramatiques des audiences ; les opérateurs militaires du Signal Corps américain s’employèrent à constituer des archives du procès. S’y ajouta encore une dernière tradition, celle des fictions hollywoodiennes qui hantaient l’équipe américaine. En effet, le premier projet de tournage avait été mis au point par la Field Photographic Branch, section cinématographique de l’agence de renseignement des États-Unis, l’OSS. Ce groupe de professionnels talentueux, dirigé par le réalisateur John Ford, s’était largement inspiré des court-dramas américains et tout particulièrement de la célèbre fiction fordienne Young Mister Lincoln. Ainsi, dans le camp des États-Unis, l’écart s’avéra-t-il abyssal entre le projet hollywoodien de la Field Photographic Branch, abandonné en septembre 1945, et le filmage effectué par le Signal Corps.

En outre, si le flamboyant patron de l’OSS, William Donovan, rêvait de transformer Nuremberg en un gigantesque show médiatique, le procureur général des États-Unis, Robert Jackson, était soucieux de trouver un juste équilibre entre les principes d’équité et de publicité de la justice.

Pour préserver la dignité des audiences, Jackson interdit donc le placement libre des opérateurs dans le prétoire et leur fit construire des cabines de verre insonorisées dans lesquelles ils furent cantonnés tout au long des dix mois de procès.  Privés de mobilité, les cameramen souffrirent également de redoutables problèmes de lumière. Les projecteurs de cinéma installés dans la salle pour pallier l’insuffisance des néons gênaient la cour et les accusés. Aussi le président du tribunal, Geoffrey Lawrence, exigea-t-il que les opérateurs lui demandent l’autorisation d’allumer ces lampes additionnelles. Sa décision donna au juge britannique un pouvoir redoutable sur le travail des opérateurs qu’il privait ainsi de leur liberté de choix.

Les rushes des trois équipes en présence révèlent des pratiques différentes et des résultats inégaux. Les opérateurs d’actualités tournèrent peu à Nuremberg. Contrariés par les contraintes techniques, les représentants de la presse filmée furent également déçus par la nature des audiences qu’ils jugèrent fastidieuses et dépourvues d’émotion. De fait, la première phase du procès, consacrée à la présentation du dossier d’accusation américain, ne répondit pas aux attentes des journalistes, Jackson ayant privilégié la lecture des preuves écrites contre l’avis de Donovan qui prônait une dramaturgie centrée sur les dépositions des témoins.

Le filmage du Signal Corps fut lui aussi décevant. Les militaires américains, certes assidus, tournèrent peu chaque jour et laissèrent échapper des moments clefs du procès. Aux problèmes d’éclairage et à la rigueur du dispositif s’ajouta leur manque de dynamisme, de cohérence et de coordination. Le Signal Corps décida par ailleurs de placer sa caméra principale dans le fond de salle, ce qui eut pour inconvénient majeur de filmer les procureurs de dos.

 Procureur Jackson filmé par le Signal Corps.

Le discours d’ouverture du procureur Jackson filmé par le Signal Corps.

L’équipe de Roman Karmen, plus habile dans ses placements et mieux coordonnée dans ses actions, surmonta talentueusement les contraintes du tournage. Les Soviétiques installèrent leur caméra principale face au pupitre des procureurs et en profitèrent pour livrer des plans savamment composés sur la presse et le public.

Procureur soviétique Rudenko

Le discours d’ouverture du procureur soviétique Rudenko filmé par l’équipe de Karmen.

Les opérateurs soviétiques travaillèrent également dans les marges entre le réel et la fiction, filmant pendant les pauses leurs journalistes et leurs dessinateurs au travail. Karmen n’hésita pas enfin à recomposer entièrement certaines scènes en faisant rejouer les procureurs de l’URSS dans le prétoire vide.

Il monta ces images dans Le Tribunal du Peuple, long-métrage brillant sur la forme et très contestable sur le fond qui sortit à Moscou peu après l’énoncé du jugement. Alors que Nuremberg avait tourné au fiasco pour l’URSS, Karmen réécrivait son histoire au seul bénéfice de l’accusation soviétique, recréant à l’écran le procès tel que le Kremlin l’avait rêvé.

Rudenko

Rudenko rejouant sa partition dans le prétoire vide.

Jérusalem : rupture et accomplissement

Quinze ans plus tard, le procès Eichmann offrit aux Américains l’occasion d’un rattrapage et d’un accomplissement. À la différence de Nuremberg, les audiences de Jérusalem furent enregistrées intégralement et en vidéo, à l’initiative de Milton Fruchtman, producteur délégué de la compagnie de télévision new-yorkaise CCBC3. L’État d’Israël n’avait en effet rien prévu en matière de filmage : outre que le pays ne possédait pas de réseau de télévision, Ben Gourion était hostile à la présence de caméras et d’éclairages violents qui eussent transformé le prétoire en plateau de cinéma. Fruchtman proposa donc d’enregistrer les audiences en tirant partie des dernières avancées de la technologie : les caméras vidéo Marconi qui permettaient de tourner sans lumière excessive et le premier magnétoscope mis au point en 1956 par la société américaine Ampex. Ce dispositif évitait les inconvénients d’un filmage classique tout en rendant possible une couverture télévisée intensive du procès auprès d’une audience internationale.

 

 

Le filmage fut confié au cinéaste Leo Hurwitz. Ce fils d’immigrés juifs d’Europe de l’Est avait été, dans les années 1930, l’un des animateurs des trois groupements successifs de documentaristes de la gauche radicale américaine :  The Workers’Film and Photo League, Nykino et Frontier Film.  Hurwitz était surtout doté d’une solide expérience de la télévision : réalisateur et responsable des news sur CBS entre 1944 et 1947, il avait perdu son poste dès le début de la « chasse aux sorcières » maccarthyste. Sa maîtrise du média télévisé lui permit de former rapidement les opérateurs de cinéma recrutés en Israël et de constituer une équipe très performante.

Pour placer ses caméras dans la salle de la Maison du Peuple (Beit Ha’am) transformée en prétoire, Hurwitz avait reçu pour unique consigne de les dissimuler soigneusement afin qu’elles ne perturbent pas les débats. Le cinéaste respecta cet impératif édicté par la cour tout en ménageant à ses opérateurs une réelle amplitude de mouvement. Il installa deux caméras en vis-à-vis sur la scène qu’il dissimula derrière des parois. L’une d’elles fut montée sur des roues qui permettaient de la déplacer sur une longueur de plus de deux mètres. Les deux autres appareils furent installés face à la scène : l’une au balcon, l’autre dans la cabine de projection de la salle de spectacle.

Hurwitz dirigea ses cameramen équipés d’écouteurs depuis une régie aménagée dans un bâtiment situé en face de Beit Ha’am : un câble avait été tiré depuis le prétoire pour relier les caméras aux moniteurs et au matériel d’enregistrement. Placé devant ces quatre écrans qui transmettaient en direct les images du tribunal, le cinéaste choisissait laquelle serait enregistrée sur bande, suivant la technique du « tourné-monté ».

Hurwitz en régie

Hurwitz en régie (assis au centre, lunettes et chemise foncée).

La singularité du filmage d’Hurwitz tient à la totale liberté que lui laissèrent les juges de Jérusalem : la cour, novice en matière d’images, n’édicta en effet aucun cahier des charges. Ayant constaté que les caméras étaient invisibles et silencieuses, les juges avaient donné un accord sans condition, motivant leur décision par cette référence à Bentham : « Là où il n’y a pas de publicité, il n’y a pas de justice ». La médiatisation des audiences par la télévision leur apparaissait comme un simple élargissement de son aire. Les juges considéraient même, non sans naïveté, que l’enregistrement vidéo de la procédure serait plus fidèle que les mots écrits : à la subjectivité des journalistes, ils opposaient l’objectivité de la machine cinématographique. Soixante ans plus tard, alors que les analyses sur les pouvoirs de l’image et ses infidélités au réel se sont multipliées, les réflexions de la cour témoignent d’un âge de l’innocence définitivement révolu.

Toujours est-il qu’Hurwitz sut tirer de sa liberté le profit maximal. Usant de toutes les ressources de la grammaire cinématographique – zooms, mouvements de caméras, jeux d’échelle faisant alterner avec les plans d’ensemble de très gros plans fragmentant l’espace et les corps –, le cinéaste américain fit du téléspectateur un observateur surpuissant. Il lui offrit dans le même temps une galerie de portraits qui accusaient les traits des protagonistes et les transfiguraient en personnages.

Ces effets de stylisation et de dramatisation s’inscrivaient dans la logique d’un spectacle télévisé. Hurwitz fabriquait ses images en pensant aux attentes des téléspectateurs américains qui les recevaient quotidiennement. Aucun archivage des bandes vidéo n’ayant été prévu, la priorité du cinéaste était d’éviter toute lassitude dans sa couverture du procès ; aussi s’appliqua-t-il, audience après audience, à lui donner « la fraîcheur d’un nouveau jour4 ».

L’enregistrement du procès se caractérisa en outre par une intense activité du montage. Hurwitz, fidèle admirateur de l’école soviétique, utilisa pleinement les outils du « tourné-monté ». Pendant les dépositions des victimes, il élabora de savants champs contre-champs pour mettre en scène la confrontation entre l’accusé et les témoins, clef de voûte de la dramaturgie imaginée par le procureur israélien Hausner.

Le choix des plans d’écoute sur l’accusé pendant les témoignages des survivants, dont la plupart n’avaient pas eu de contact direct avec Eichmann, renforça ainsi le récit proposé par Hausner. Le champ-contrechamp contribuait en effet à rendre l’accusé personnellement comptable de toutes les tragédies racontées à l’audience. Le dispositif d’Hurwitz répondait également au vain espoir de lire la vérité sur le visage de l’accusé et d’en faire tomber le masque pour y déchiffrer une énigme. Sur ce plan, les attentes de l’équipe réalisatrice furent déçues : l’accusé, impassible, ignora le plus souvent les témoins qui lui faisaient face et leurs regards ne se rencontrèrent pas.

Eichmann

L’accusé Eichmann.

La seconde figure du montage des dépositions apparaît plus spontanée, fruit d’une observation attentive du procès. Au fil des audiences en effet, Hurwitz découvrit la commotion produite par les témoignages des rescapés sur une assistance largement composée de spectateurs israéliens. Témoin de cette part non programmée de l’événement judiciaire, Hurwitz lui ménagea une place dans sa mise en scène.  Plutôt que de river les caméras sur la seule barre des témoins, il filma en contrepoint les visages attentifs et bouleversés du public absorbé dans l’écoute.

Le public du procès Eichmann
Le public du procès Eichmann

Le public du procès Eichmann.

En dramatisant la perception de la parole des victimes, Hurwitz en élargit le spectre tout en rendant compte de la réception du procès en Israël et des bouleversements non anticipés qu’elle entraînait dans le pays.

La forte présence du public inscrit par ailleurs son filmage dans la continuité des films de procès soviétiques qui offraient eux aussi une place de choix aux spectateurs des audiences. En URSS cependant, il s’agissait moins de témoigner par l’image que d’utiliser la caméra pour coproduire l’événement judiciaire avec la complicité de spectateurs-acteurs qui manifestaient leur hostilité aux accusés, affichaient leurs émotions et applaudissaient les sentences. Les procès soviétiques constituaient le cinéma en auxiliaire de justice en même temps qu’ils faisaient de l’enceinte du tribunal le lieu d’un spectacle savamment orchestré.

Vers une troisième ère des filmages ou l’illusoire objectivité

C’est une conception du filmage et une philosophie de la justice diamétralement opposées que tentèrent d’imposer la loi Badinter ainsi que les tribunaux pénaux internationaux créés au début des années 1990.  Ces derniers revendiquaient la « neutralité » du filmage, l’équité de traitement entre les parties et « l’objectivité » de leurs dispositifs.

Avec cette troisième ère des procès filmés, on assiste peu à peu à l’éviction des réalisateurs remplacés par des techniciens, à l’application mécanique de règles limitant drastiquement leurs initiatives, à l’installation en surplomb de caméras pilotées depuis la régie, à l’interdiction de filmer les spectateurs et les protagonistes en situation d’écoute.

Pour s’en tenir à un seul exemple, la disparition du public présent à l’audience conduit à effacer le tiers au nom duquel la justice internationale est rendue. L’absence de vues sur les spectateurs est d’ailleurs inscrite dans l’architecture des tribunaux internationaux : dans les enceintes de La Haye, d’Arusha ou de Phnom Penh, le public est séparé physiquement de la cour par une vitre de protection. Pour lui restituer une vision moins altérée et lointaine, les salles des tribunaux internationaux sont équipées d’écrans qui transmettent au public les images enregistrées en régie. Les spectateurs présents à l’audience se trouvent ainsi invités à suivre les débats à travers le filtre de la vidéo qui consacre le primat du visible sur la parole et son écoute. Ce rapport  inégal entre l’image et le son, caractéristique de la transmission audiovisuelle, s’inscrit désormais dans le lieu réel des procès.  Aucune caméra n’étant placée par ailleurs dans l’espace du public, elles n’en révèlent jamais la présence, pas plus qu’elles ne livrent le point de vue des spectateurs assistant au procès.

 TPIR d'Arusha 2
 TPIR d'Arusha

Tribunal pénal international d'Arusha pour le Rwanda.

Ainsi, malgré l’objectivité proclamée, aucun dispositif d’enregistrement ne saurait prétendre à la neutralité et à l’absence de point de vue. Les archives filmées des tribunaux internationaux témoignent avant tout de l’institution qui les commandite. Elles révèlent un dispositif défensif, coupé de la présence du public, inspiré de la vidéosurveillance. Elles apparaissent en ce sens comme le fruit d’une institution judiciaire qui peine à concevoir la place du tiers et comme la métaphore d’une « communauté internationale » invisible5.

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1

Richard Kielbowicz, « The Story behind the Adoption of the Ban on Courtroom Cameras »Judicature, 63, juin-juillet 1979.

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2

Les informations reportées ici sur le procès de Nuremberg proviennent de Sylvie Lindeperg, Nuremberg, la bataille des images, Paris, Payot-Rivages, 2021.

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3

Sur le filmage de ce procès, Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka,  « Les deux scènes du procès Eichmann », Les Annales, Histoire, Sciences Sociales,  novembre-décembre 2008, n°6, p. 1249-1274 et, des mêmes autrices (dir.), Le Moment Eichmann, Paris, Albin Michel, 2016.

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4

Brouillon d’une lettre écrite pendant le procès au critique du New York Times Jack Gould (archives Hurwitz, George Eastman House, Rochester).

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5

Voir Sylvie Lindeperg, « La justice dans l’image ou le corps partagé de l’histoire », in Christophe Gargot, Sylvie Lindeperg et Thierry Cruvellier, D’Arusha à Arusha. Le tribunal pénal international pour le Rwanda ou l’expérience de la diplomatie judiciaire, Paris, Éditions Filigranes, 2011, p. 26-54.Voir également Sylvie Lindeperg, « Du prétoire à l’écran. Éléments de réflexion sur le filmage des procès »,  Études, 2012, n°4164.