Marta Verginella, La Guerra di Bruno. L’identità di confine di un antieroe triestino e sloveno, Rome, Donzelli, 2015.
Au cours des vingt-cinq dernières années, la recherche a prêté une attention croissante aux frontières. Les ferments nationalistes et les troubles identitaires qui ont marqué le tournant du deuxième millénaire ont ravivé l’intérêt pour ces lieux de démarcation, territoriale et symbolique, des États-nations : l’étude des dynamiques de leur construction et de leur perception a été l’occasion d’une confrontation interdisciplinaire qui a concerné l’anthropologie, la politologie, l’histoire, les sciences juridiques et la géographie, pour ne s’en tenir qu’aux approches les plus engagées dans l’interprétation des espaces frontaliers. Bien implantées dans l’univers des sciences sociales, où elles ne cessent de gagner en visibilité, les border studies représentent également un champ de réflexion épistémologique. C’est le cas du dernier livre de Marta Verginella : La Guerre de Bruno. L’identité de frontière d’un anti-héros triestin et slovène associe à l’analyse d’une région particulièrement conflictuelle, la Vénétie Julienne (Venezia Giulia), les jeux d’échelle typiques de la micro-histoire, en se proposant d’examiner la mobilité et les oscillations identitaires de ce territoire stratifié par les vicissitudes d’un individu.
Le territoire julien a une histoire complexe. Contrée de la monarchie austro-hongroise, dès 1918 il fait partie du Royaume d’Italie, dont il constitue la très controversée « frontière orientale »1. Son importance géopolitique n’échappe pas aux membres du mouvement et du régime fascistes, qui en font l’objet d’une constante, et extrêmement violente, politique d’italianisation, visant spécialement la communauté slovène, sa langue, ses noms et ses toponymes, son histoire, sa culture et ses traditions, ainsi que sa présence dans la fonction publique et sur la scène politique. Durant la seconde guerre mondiale, la région est bouleversée par une longue série de mutations politiques et institutionnelles. Á la suite de l’offensive nazie en Yougoslavie, qui se termine le 17 avril 1941 par la capitulation inconditionnelle du royaume et par la partition de ses territoires entre les alliés du Reich, l’Italie constitue les provinces de Ljubljana, de Split et de Kotor et agrandit celles de Rijeka et de Zara. Perfectionnée par le traité de Rome du 18 mai 1941, les annexions de la Slovénie méridionale, du Monténégro, du Kosovo et de la côte dalmatienne sont accompagnées par une politique de dénationalisation qui s’aggrave au fil du temps, exacerbant les relations avec la population locale et les sentiments anti-italiens de cette dernière. Après la défaite de l’État fasciste et la signature de l’Armistice entre le gouvernement provisoire Badoglio2 et les anglo-américains (8 septembre 1943), la Vénétie Julienne est intégrée au Troisième Reich ; occupée, en mai 1945, par l’armée du colonel Tito, elle demeure yougoslave pendant quatre-vingt-dix jours, pour être ensuite partagée et prise en charge par l’administration alliée (Zone A) et par la Yougoslavie (Zone B) dans l’attente des accords de paix et de la stabilisation de la frontière, établie en 1975 par le Traité de Osimo, après une longue période de transition durant laquelle les destins de la capitale, Trieste, polarisent l’attention internationale, ainsi que la plupart des conflits et des tensions politiques. Á tout cela, il faut ajouter la mémoire des massacres des foibe, les cavités d’origine karstique où sont assassinés (en deux vagues distinctes, qui atteignent leur maximum entre septembre et octobre 1943, et entre mai et juin 1945) plusieurs milliers de personnes, pour la plupart italophones : les usages politiques de cette page tragique de l’histoire julienne – où se mêlent les réactions aux pratiques du fascisme, la politique d’épuration et de slavisation de l’armée du colonel Tito, des conflits de classe anciens et la violence totale du deuxième conflit mondial – continuent d’empoisonner le débat public, ainsi que le travail d’élaboration du passé nécessaire à toute cohabitation dans le présent, entre Italiens, Slovènes et Croates, pour ne s’en tenir qu’aux présences les plus nombreuses dans une région constitutivement multiethnique et multilinguistique ; une région caractérisée par « des implantations de populations mixtes du point de vue national », où se superposent les problèmes hérités de la dissolution des empires multinationaux et ceux engendrés par « l’affirmation du principe national dans l’Europe centre-orientale à la fin de la première guerre mondiale »3.
Après avoir consacré plusieurs études à la Vénétie Julienne – à sa société et à ses institutions, au croisement de mémoires et aux usages politiques du passé dont ce territoire a été constamment l’objet – Marta Verginella choisit d’en aborder l’histoire par le biais d’une vie. Une vie ordinaire, du point de vue socio-politique, et extraordinaire sur le plan documentaire : Bruno Trampuž (Trieste, 23 juillet 1909 – 23 février 1968), dont l’existence s’étale sur la première moitié du XXe siècle et dans les nombreux pays, marqués par des événements politiques et où le service militaire s'impose (l’empire d’Autriche-Hongrie, l’Italie du Nord et celle du Sud, la Lybie, la Tunisie, l’Algérie et l’Égypte ; la Palestine ; la Yougoslavie) rédige des mémoires4 qui sont l’occasion d'entrer en relation avec sa vie quotidienne, dimension intime et privée, ainsi que d'en suivre les temporalités différentes et les stratégies complexes de négociation identitaire. Histoire biographique, histoire transnationale et histoire des émotions : ce sont les trois approches qui parcourent l’ouvrage et qui en enrichissent la narration. Même si un compte-rendu ne doit pas remplacer la lecture du livre qui en fait l’objet, je voudrais proposer quelques réflexions autour de l'interaction de ces trois approches et de leur aptitude à saisir la plasticité des appartenances.
La visibilité de l’acteur
Nous le savons : plusieurs façons de restituer l’histoire d’une vie sont possibles. Attentive aux enseignements de la micro-histoire et du débat récent autour de la « question biographique »5, Marta Verginella aborde celle de Bruno Trampuž par une multiplicité de sources qui lui permettent d’éviter non seulement la construction d’une image figée ou artificiellement cohérente du sujet, mais encore toute approche individualisante et tout risque d’oublier le réseau des rapports qui l’entourent.
En fait, les vicissitudes analysées sont moins le point de départ d’une narration systématique qu’une manière de considérer différemment les relations entre individu et contexte. Premièrement, le livre s’intéresse à la coexistence et à l’interaction des identités nombreuses qui compliquent l’existence durant le Vingtième siècle, notamment celle des minorités frontalières. Bruno est un triestin slovène, marqué par le bilinguisme et par une appartenance double tout à fait usuelle dans les milieux populaires de la Vénétie Julienne, qui oscille entre les deux pôles selon les circonstances et les vécus émotionnels. Son parcours et les fluctuations qui en marquent l’évolution participent d’une construction identitaire qui, à l’instar de plusieurs mouvements nationaux de l’Europe centrale et orientale, « considère le peuple comme entité supérieure à, et distinguée de, l’État6 » : dans l’expérience du jeune homme et dans celle de l’adulte, la mémoire des appartenances étatiques passées semble coïncider avec le souvenir des vexations subies, engendrant des choix et des comportements politiques plus audacieux que l’idéologie libérale qui représente le noyau de sa pensée et de ses convictions réelles.
Durant les années Trente, Bruno fait partie de la jeunesse antifasciste triestine ; malgré sa modération et sa place marginale il sera à maintes reprises arrêté et assigné à résidence surveillée en avril 1941 dans un petit village de l’Italie méridionale, Oppido Lucano. Il est également militaire dans l’armée italienne et envoyé en Lybie en 1937, puis, durant le conflit mondial, sur le front nord-africain, où il sera capturé par les Anglais, transféré dans les camps de prisonniers alliés et acteur d'une conversion qui l’amènera à rejoindre la Narodno osvobodilna vojska Jugoslavije, l’armée de libération nationale yougoslave, en passant par l’adhésion au Kraljevi grdni batalo, le bataillon des soldats fidèles au roi en exil. Il est encore, au fil du temps, un enfant qui commence son instruction dans une école de l’Empire d'Autriche-Hongrie et qui l’achève dans une institution du Royaume d’Italie, un jeune homme qui aime s’amuser, un mari et un père, longtemps éloigné de sa famille à cause de la guerre et du rapatriement difficile. En exploitant la dimension construite, a posteriori, du genre biographique, Marta Verginella ne s’empêche pas d’examiner les aspects les plus controversés du chemin de Bruno et d’en souligner les contradictions, les apories et les stratégies d’adaptations, pas toujours rectilignes ou sans aspérités. Ainsi les séjours militaires en Afrique donnent à l’auteur l’opportunité de repérer l’indifférence substantielle du jeune triestin pour la condition et les problèmes des colonies ; dans les pages du journal consacrées aux périodes africaines n’apparaissent même pas de symptômes de cet exotisme qui représente, dans la première moitié du XXe siècle, la réaction du prolétariat et de la petite bourgeoisie à l’altérité coloniale. Ou bien les réflexions fréquentes sur les questions matérielles (nourriture, vêtements, logements) inspirent à l’historienne des considérations sur l’instinct de conservation de Bruno – sa capacité à profiter des « interstices normatifs », précise Verginella en citant Giovanni Levi –, qui semble capable de se débrouiller dans les situations les plus pénibles, même au détriment des rapports avec ses compagnons.
Marta Verginella réfléchit, deuxièmement, sur les retombées politiques des identités de frontière. L’antifascisme de la jeunesse slovène qui a tendance à se transformer, et à se contracter en anti-italianité ; la nature intermittente du sens d’appartenance italienne, qui surgit dans des situations extrêmes (la distance des territoires africains, la violence aveugle des bombardements anglo-américains, la cruauté des occupants nazis) ; la confiance dans la Yougoslavie, qui justifie la décision de se battre aux côtés des partisans titistes et la frustration, mêlée à la désillusion, de l’après guerre : derrière cette séquence d’adaptations, se cache l’idéalisation de l’identité ethnique, la recherche – remarque Marta Verginella dans l’Introduction – « d’une entité collective qui puisse donner consistance et solidité à son Moi, la nécessité de s’identifier à un Nous plus puissant afin de compenser un Moi plus faible et de projeter tout le mal sur l’adversaire, l’ennemi. Il s’agit d’un comportement typique de ceux qui vivent dans une zone culturellement mixte, surtout durant des périodes historiques marquées par une conflictualité communautaire aiguë : alors qu’on commence à intégrer les apports des autres ‘ethnies’ avec lesquelles on est en contact, on a besoin de se distinguer. La proximité requiert une dépense d’énergie perpétuelle, l'édification d’une barrière entre le Moi, le Nous et les Autres »7.
Troisièmement, l’histoire de Bruno représente l’occasion d'interroger les comportements, les aspirations, la sociabilité qu’il croise dans son existence. Non seulement la conduite de son milieu d’origine, celui des classes populaires qui vivent entre la campagne dans les alentours de Trieste et la ville, mais aussi la posture de la petite bourgeoisie urbaine qu’il regarde avec une tension mimétique, la culture contadine archaïque qu’il découvre dans le Sud de l’Italie, les mentalités variées qu’il rencontre dans l’armée italienne mobilisée et parmi les officiers anglais qui dirigent les camps où il est emprisonné, jusqu’aux inclinations collectivistes des partisans yougoslaves qu’il retrouve en 1943, à l’égard desquelles il n’arrivera pas à dépasser ses perplexités et une profonde méfiance. On pourrait multiplier les exemples : le récit de la vie de Bruno, celui des années qui précèdent la guerre comme celui des saisons qui suivent la fin des hostilités, n’est jamais autoréférentiel. Il s’ouvre à et il interpelle l’extérieur, en renouvelant les modalités de l’investigation et de l’écriture historiographique. L’une des principales qualités de l’ouvrage de Marta Verginella réside, à mon avis, dans le fait d’avoir pensé l’acteur et son contexte comme une relation : la manière de s’approcher de l’un change celle de se rapprocher de l’autre.
Histoire transnationale
Durant les quinze dernières années, l’adjectif transnational a connu un grand succès dans les sciences sociales. Vectrices de réflexions sollicitées, tout d’abord, par la crise actuelle des appartenances étatiques et par la globalité de plus en plus accentuée du présent, les approches transnationales ont mis en cause la centralité de l’État-nation dans l’étude du passé et prôné une optique capable de prendre en compte les espaces d’interaction et les interdépendances, qui ne coïncident pas toujours avec les limites nationales.
Héritière des préoccupations méthodologiques du comparatisme le plus averti, l’histoire transnationale joue un rôle capital à l’intérieur des border studies, en stimulant une vision dynamique des identités territoriales et en rappelant que toute frontière représente, en même temps que la nôtre, « la frontière des autres »8. C’est le cas de l’ouvrage de Marta Verginella : triestin et slovène dans une période de modifications profondes de la Vénétie Julienne, Trampuž nous oblige sans cesse à traverser des langues, des cultures, des nationalités, des contrées, des pays différents, et à déplacer notre manière de voir et de considérer l’histoire. D’un côté, Bruno ne se soustrait pas à l’influence exercée par les divers cadres étatiques qui se succèdent dans son parcours biographique ; de l’autre côté, le statut de minorité qui en caractérise à plusieurs reprises le destin, donne une courbure personnelle à son rapport à l’identité et aux « traditions nationales ». Je pense à la politique d’italianisation poursuivie dans les zones de frontière par le fascisme. Les quelques lignes qui lui sont consacrées par les manuels scolaires et universitaires italiens ne donnent pas la moindre idée de la brutalité avec laquelle elle a été appliquée dans les régions orientales : coercition linguistique, maltraitances physiques et psychologiques, dans la conviction que la population slave n’aurait pas été fiable du point de vue national et qu’il aurait fallu rendre « ethniquement pure », à savoir italienne, la terre julienne. On peut aussi considérer l’ambivalence et la transformation des sentiments nationaux éprouvés par Bruno durant la guerre. Dans les premiers mois de mobilisation sur le front nord-africain, les bombardements alliés sont perçus comme des raids ennemis. Le ton change dès le printemps 1943, quand il est capturé par l’armée britannique : l’identité slovène remonte à la surface au détriment de l'identité italienne, ainsi que les souvenirs des injustices et des brimades subies durant les années trente en Italie, parmi lesquelles les semaines de prison et les mois de résidence surveillée en Basilicate.
Marta Verginella analyse les oscillations identitaires qui se produisent dans l’âme du soldat Bruno au fur et à mesure que la guerre se déroule et que le moment approche où il faudra décider du sort politique de la Vénétie Julienne. Sans rentrer dans les détails d’un parcours où se mêlent la peur de la dénationalisation, les espoirs d’autonomie, les préoccupations pour la famille demeurée à Trieste, l’antagonisme avec les Serbes, l’attirance et la distance idéologique inspirées par les partisans yougoslaves, je voudrais souligner la grande force de la narration qui fait de Bruno Trampuž l’acteur d’une histoire véritablement multinationale ; une histoire marquée par les conflits, intérieurs et extérieurs, des sujets analysés, et dans laquelle les minorités et les marges trouvent leur place à côté de la majorité et du centre.
Les émotions dans le passé
En guise de conclusion, je voudrais avancer quelques considérations sur la sphère intime, émotionnelle du sujet, que l’écriture autobiographique est supposée véhiculer dans le temps.
Les journaux de Bruno Trampuž sont une source hors du commun. Il ne s’agit pas d’un travail accompli en vue d’une publication, mais d’une écriture née d’une intention testimoniale – décrire son vécu afin de pouvoir, au retour, en faire cadeau à son épouse Marija et à sa communauté – et d’une volonté de survivance à l’éloignement de chez lui et à « l’action déstabilisante de la guerre ». Rédigées dans la langue maternelle et enracinées dans un pacte autobiographique9 reposant sur la fiabilité (auto-garantie) de l’auteur, les mémoires permettent à Marta Verginella de s’arrêter sur les états d’âme de Bruno : les pages du livre nous parlent de ses « inquiétudes, [ses] occupations quotidiennes », même les plus banales, son « besoin de sécurité », ses « peurs », ses « angoisses », ses « rancunes », sa « géographie sentimentale », en plus de son échelle de valeurs et des ses convictions politiques. Il s’agit de notations intéressantes, qui enrichissent notre connaissance de l’acteur et qui nous obligent à réfléchir sur l’articulation des procès identitaires.
Notes
1
Voir Marina Cattaruzza, L’Italia e il confine orientale 1866-2006, Bologne, il Mulino, 2007. Voir aussi les indications bibliographiques ici.
2
Le gouvernement de transition guidé par le maréchal Pietro Badoglio – militaire de carrière et acteur de la guerre coloniale en Éthiopie en 1935-1936 – fut nommé par le roi, Victor Emmanuel III, le 26 juillet 1943, après la réunion du Gran Consiglio del Fascismo (Grand Conseil du Fascisme) qui amena à la démission de Benito Mussolini et à la chute du régime. Installé à Brindisi, Badoglio exerça les fonctions de premier ministre jusqu’en juin 1944, quand il fut remplacé par le cabinet d’unité nationale de Ivanoe Bonomi.
3
Marina Cattaruzza, L’Italia e il confine orientale 1866-2006, Bologne, il Mulino, 2007, p. 8.
4
Rédigées en slovène, les mémoires de Bruno Trampuž se composent de deux journaux : le premier est constitué d’un cahier et a été écrit durant les deux mois de résidence surveillée à Oppido Lucano (mai-juin 1941) ; le deuxième, constitué de cinq cahiers, concerne les années de guerre (novembre 1942 – mai 1945). La Guerra di Bruno est la réécriture (en italien) du livre slovène Suha pašta, pesek in bombe. Vojni dnevnik Bruna Trampuža (Univerza na Primorskem, Znanstveno-raziskovalno središče, Koper 2004).
5
Voir Sabina Loriga, De la biographie à l’histoire, Paris, Le Seuil, 2010.
6
Marina Cattaruzza, L’Italia e il confine orientale 1866-2006, Bologne, il Mulino, 2007, p. 173.
7
Marta Verginella, La Guerra di Bruno. L’identità di confine di un antieroe triestino e sloveno, Rome, Donzelli, 2015, p. XVI.
8
Voir Marta Verginella. Il confine degli altri, La questione giuliana e la memoria slovena, Roma, Donzelli, 2008. Voir aussi Guido Crainz, Il dolore e l’esilio. L’Istria e le memorie divise d’Europa, Roma, Donzelli, 2005.
9
Voir Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Le Seuil, 1996. Voir aussi Luisa Tasca, Le vite e la storia. Autobiografie nell’Italia dell’Ottocento, Bologna, il Mulino, 2010.