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Pour aller plus loin
L’intégration européenne et la construction des sociétés européennes
Quel est l’effet de l’intégration sur les sociétés européennes ? De nombreuses politiques européennes présupposent une capacité à construire une société européenne et ce présupposé « constructiviste » a pu sous-tendre nombre d’études annonçant l’avènement d’une société européenne. La réponse à cette question ne va pourtant pas de soi. Alors que la science politique a parfois tendance à poser l’impact des politiques de l’UE comme a priori (et du même coup à se concentrer bien davantage sur les processus de construction des politiques que sur leurs effets sociaux), la sociologie a souvent tendance à reléguer ces mêmes effets, en se concentrant sur des transformations plus larges. Il semble aussi que se soit noué un dialogue de sourd entre approches dites top down et approches bottom up, voire bottom-bottom, soit les processus réputés descendants ou ascendants de politiques publiques. La sociologie politique propose un autre chemin que celui qui consiste à séparer ces approches. Elle invite en effet à s’interroger sur la façon dont les sous-produits juridiques et politiques du champ bureaucratique européen rencontrent les jeux et la structure d’autres champs sociaux et politiques. Les études les plus innovantes dans le cas du droit de l’UE et la CEDH et de certaines politiques publiques ont montré dans le détail toute l’importance de l’articulation entre les champs [Vauchez 2011 ; Mudge et Vauchez 2012 ; Itcaina, Roger et Smith 2016]. A partir d’un point de vue plus global, on s’attachera ici à montrer en quoi la conceptualisation de l’UE en tant que champ bureaucratique permet d’éclairer sous une forme nouvelle la contribution de l’UE à la (co)production des sociétés européennes, et ce notamment en termes d’effet sur la transformation du pouvoir au sein des champs les plus intégrés. Ces deux aspects tendent en effet à nuancer l’idée que les institutions européennes sont en capacité de construire d’elles-mêmes une société européenne sous une forme unifiée sans pour autant négliger les transformations en cours dans la distribution du pouvoir sur les sociétés.
Avant de traiter de la rencontre entre les champs, il est tout d’abord utile de rompre avec les approches qui assimilent plus ou moins consciemment l’UE à un État-nation, avant tout, de critiquer son manque d’intégration et de démocratie. La conceptualisation de l’intégration européenne sous la forme de la genèse d’un espace bureaucratique sans centralisation politique présente ici un avantage, elle ne présuppose pas nécessairement que le processus doive mécaniquement engendrer une monopolisation des ressources comparable à celle de l’État (sur la conceptualisation convergente de l’UE comme Administrative State, cf aussi les travaux importants de Lindseth [2010]). Par comparaison à la formation de l’État, l’émergence de l’ensemble des institutions européennes a conduit davantage à une démonopolisation qu’à une monopolisation [Schmidt-Wellenburg 2017]. En matière de sécurité et de défense, les relations de coopération et de concurrence entre les grands États européens au sein de l’UE et de l’OTAN, organisation européenne dans laquelle les États-Unis dominent, n’ont pour l’instant pas grand-chose à voir avec une monopolisation des moyens de violence sur un plan supranational strictement européen. Le contrôle budgétaire et la coordination [transnationale] des politiques économiques de l’État ont pris une nouvelle importance récemment, mais le marché européen reste un marché sans État [Kapteyn 1995], puisque se combinent ici l’autorité des États et de l’UE ainsi que de leurs agences de régulation plus ou moins indépendante respectives, mais aussi l’OCDE et la BCE, le FMI. La notion même de « marché unique » peut être considérée comme une fiction juridique, tant la production et le commerce créent des régions différentes en Europe et simultanément transcendent les frontières de l’Europe. Au cœur de l’État, la politique budgétaire a subi des contrôles croissants de l’UE depuis la crise, mais elle ne relève pour autant pas d’un monopole supra-étatique européen. Le droit de l’UE est devenu une force majeure, mais son « pouvoir créateur » reste profondément lié à d’autres systèmes juridiques et demeure fonction des liens complexes noués avec le droit privé à différentes échelles [Kelemen 2011 ; Vauchez et de Witte 2013].
Dans une vision plus durkheimienne, le développement de ce champ bureaucratique est toutefois allé de pair avec la production d’un capital informationnel spécifique au sens de Bourdieu. Ce que produisent les politiques et toutes les activités qui les entourent, ce n’est pas seulement des biens matériels, mais aussi des catégories, des indicateurs et des statistiques dont la maîtrise et la circulation entre les espaces de politiques changent l’équilibre des pouvoirs en même temps qu’ils sont des instruments puissants pour construire une réalité européenne [Rowell 2010 ; Bernhard 2015]. Ce capital informationnel européen s’est particulièrement développé dans les affaires sociales et montre bien comment les politiques européennes dépassent leurs limites officielles [ibid]. Dans le champ économique et monétaire, la « politique des nombres » produite par des institutions comme la Commission, l’OCDE ou aujourd’hui la BCE (qui depuis la crise a investi dans de nouvelles formes d’expertises) a également un impact élevé en fonction de ces diverses utilisations collectives sur le plan européen, national et local. La politique des classements [Erkkilä et Kauppi 2013] est devenue un instrument puissant, comme la science de l’économie comparée souvent utilisée par les appareils d’État pour construire des questions et des solutions politiques. Sans être le seul apanage de l’UE, elle comporte des effets de self fulling prophecy, mais elle a aussi construit, institutionnalisé et simultanément bouleversé des hiérarchies entre les États membres, les institutions ou les agents au sein d’un espace européen, de façon de plus en plus objectivée selon les contours de l’UE (des pays de la zone euro, dans certains cas).
Ces effets de connaissance doivent toutefois être mis en relation avec la politique des champs académiques aux niveaux national et international. Ici, il est important de souligner les nouvelles études prenant pour objet les études européennes, qui se trouvent à un tournant réflexif (sur des aspects différents [Rosamond 2000 ; Adler-Nissen et Kropp 2016 ; Larat, Mangenot et Schirman 2018]). Les différentes entreprises institutionnelles ont généré des combats particulièrement intenses pour définir ce qu’est l’Europe, et les différentes institutions européennes ont, dès le départ, mobilisé les universitaires pour leur cause. Ces derniers ont contribué, dans l’ensemble, c’est-à-dire sans nécessairement d’ordre, à la mise en place d’une « académie européenne » au sens large d’un réseau informel de chercheurs [Robert et Vauchez 2010] qui ont tiré des récompenses matérielles et symboliques en échange de leur collaboration. Cela vaut autant pour le droit [Rasmussen 2013 ; Vauchez et de Witte 2013 ; Bailleux 2014], que pour la science politique, de la théorie du spill over de Haas aux travaux d’Inglehart à la recherche d’une « société post-matérialiste » [White 2003 ; Aldrin 2010], ou encore pour l’histoire [Le Boulay 2010 ; Kaiser et Varsori 2010 ; Mangenot et Schirman 2012].
Ralf Dahrendorf, Classes et conflits de classes dans la société industrielle, De Gruyter, 2018 (1972).
Des liens étroits entre les institutions européennes et les universitaires ont également été construits dans d’autres domaines. Depuis longtemps, les responsables européens se fondent sur l’expertise scientifique. Les doctorats en droit, l’économie ou les sciences du politique et de l’administration font partie du capital bureaucratique légitime qu’ils construisent [Georgakakis et de Lassalle 2013]. Le recrutement à haut niveau académique explique également pourquoi certains des chercheurs travaillant sur l’Europe ont également travaillé pour l’Europe à certains moments de leur carrière (depuis les stagiaires jusqu’aux commissaires, comme Dahrendorf, en passant par les postes de conseillers). Inversement, d’autres sont venus aux études européennes par des carrières politiques ou des parcours d’activistes [Manners 2009]. En ce sens, la réflexivité n’est pas seulement vitale pour échapper aux catégories analytiques construites par et pour les luttes européennes ; elle montre aussi que la contribution académique fait partie du processus d’institutionnalisation de l’Europe et probablement de l’UE comme une forme progressivement dominante parmi d’autres [Calhoun 2003 ; Robert et Vauchez 2010 ; Adler-Nissen et Kropp 2016].
Cette question soulève une fois de plus le rôle clé joué par les intermédiaires et les courtiers et la façon dont ils contribuent à l’objectivation ainsi qu’à la subjectivation de nouvelles catégories politiques de lecture et d’action politique [Dezalay 2013 ; Vauchez 2013]. Dans certains domaines comme la politique de sécurité, on peut même parler de l’émergence de nouvelles « guildes » européennes [Bigo 2013], c’est à dire de réseaux socio-professionnels transnationaux durables qui tendent à monopoliser la fabrique d’un enjeu sectoriel. Sur le même modèle que le champ faible des juristes européens proposé par Vauchez, il existe en effet un large réseau de professionnels divers de l’Europe [Georgakakis 2002 ; Büttner et al. 2015], ayant un pied dans les domaines transnationaux, un autre dans les domaines nationaux ou locaux et qui contribuent à traduire l’offre et la demande entre champs et marchés. Ces professionnels des affaires européennes qui se développent dans un large éventail de secteurs publics et privés sont à la fois le moteur et les « points de contact » de la nouvelle gouvernance, sinon une sorte de « street technocracy » gestionnaire au niveau local [Lebrou 2017]. Le champ bureaucratique européen représente pour eux un point focal, encadrant un périmètre de connaissances et de compétences communes, mais leurs conditions socioprofessionnelles et leurs statuts, ainsi que les principales configurations sociales et politiques qu’ils impliquent, sont surtout intégrés dans les communautés locales [Georgakakis et de Lassalle 2012], qu’ils relient entre eux et avec différentes autorités, en fonction des opportunités du moment. Leur développement contribue à la circulation des connaissances, des idées et des solutions dans les domaines européens, mais ils sont néanmoins dépendants des transformations plus larges des politiques publiques et des stratégies d’entreprise dépassant l’Europe et contribuant à la structuration transnationale de la nouvelle gouvernance mondiale [Münch 2010 ; Kauppi et Madsen 2013]. À cet égard, ce processus montre une fois de plus une coproduction s’opérant dans une infinité de jeux interstitiels plutôt qu’une convergence ou une compliance directe. C’est là le moteur qui explique la nature différenciée de l’intégration, justement diagnostiquée par plusieurs auteurs au cours des dernières années.
L’essor de ces intermédiaires est également un bon indicateur des transformations engendrées par l’Europe. La diversification accélérée et le mouvement relatif constant des interfaces bureaucratiques transnationales modifient la hiérarchie d’un ensemble de ressources. La gestion des relations avec la « bulle de Bruxelles », par exemple, mais aussi la circulation entre les différentes organisations intermédiaires qui lui sont liées à différents niveaux, requiert beaucoup de ressources, qu’il s’agisse de former ou de payer des mandataires ou de naviguer soi-même : dans ce dernier cas, des compétences linguistiques, la connaissance du champ, un capital social transnational, parmi d’autres atouts, apparaissent décisifs. Tout cela contribue à la dégradation et à la disqualification, à la fois matériellement et symboliquement, de ceux qui ne possèdent pas ces ressources ou ne sont pas en mesure de les acquérir, et partant démultiplie le problème que représentait déjà l’accès au champ du pouvoir dans le contexte national. En d’autres termes, l’intégration européenne a, même au-delà des effets d’allocation de ses politiques, un effet intrinsèque sur la répartition du pouvoir social en ce qu’elle pèse sur les conditions de l’accès au pouvoir qui se modifient sous l’effet de la transnationalisation.
Visible à ce niveau micro, ce processus conduit à un changement dans la distribution du pouvoir à d’autres niveaux. C’est le cas, politiquement, entre les États (souvent les grands) dont les mandataires peuvent suivre tous les processus de la négociation européenne dans les différentes arènes, et les autres, dont les délégués européens n’ont d’autres choix que de sélectionner les questions sur laquelle ils pourront en effet s’investir. Ces nouvelles inégalités jouent à d’autres niveaux de gouvernement, pour les groupes de pression et la représentation des intérêts, etc. Ceci s’applique aussi aux agents des champs nationaux du pouvoir. Tous les politiciens, bureaucrates, acteurs économiques et sociaux n’ont pas la même possibilité de peser et même de participer aux processus en jeu, quand bien même cette capacité comporte des effets symboliques ambivalents, positifs en termes de prestige aussi que bien négatifs quand ils sont dénoncés pour avoir trahi leur pays, leur communauté locale, leurs syndicats, etc. [voir Wagner 2004]. C’est enfin le cas en ce qui concerne la structure sociale plus large. Étant donné l’absence de monopolisation, l’intégration européenne ne contribue pas à la construction d’une nouvelle classe sociale en tant que telle. Les sociologues les plus avancés sur l’hypothèse de la construction d’une société européenne tels que Diez Medrano [2010] ont montré que, bien qu’il y ait des mouvements dans les sociétés européennes, ils ne culminent pas dans la construction d’une classe européenne. Les tendances objectives ainsi que les facteurs subjectifs de construction d’une classe restent dans un espace partagé entre les niveaux national, international et européen [Lebaron et Blavier 2017]. Les études sur la mobilité européenne montrent également l’effet limité de cette dernière sur l’identité européenne de ceux qui la pratiquent, comme dans le cas des « eurostars » étudiés par Favell [2008]. Il ne fait, a contrario, aucun doute que le processus contribue à opposer ceux qui tirent des bénéfices économiques, culturels ou symboliques du processus et les autres, produisant un contrecoup (backclash) dans les identifications [Checkel et Katzenstein 2009], sinon un possible « euroclash » selon le titre de l’ouvrage de Fligstein [2008].
Sur ces différents aspects, la valeur ajoutée de la sociologie politique est probablement de permettre de distinguer ces effets selon les différents champs, à différentes échelles, et de se demander dans quelle mesure les changements sociaux en jeu peuvent engendrer des mobilisations, et cela, avant même des prises de conscience. Une analyse réflexive sur le champ académique serait ici encore probablement pertinente. Le fait que l’UE ait songé, à la fin des années 2000 lors de la préparation d’Horizon 2020, à faire disparaître le budget dédié aux projets de coopération en sciences sociales et humaines en les diluant dans des sciences beaucoup plus puissantes, a temporairement ouvert à des acteurs en position dominante dans les champ nationaux ou locaux de la politique de recherche la possibilité de jouer une partition semblable (c’est à dire défavorables à la connaissance et au sciences humaines et sociales) avec de nouveaux arguments. Heureusement, une telle dévalorisation a été largement battue en brèche depuis. Grâce à l’action de fonctionnaires militants de la cause des SHS et des associations représentatives, le budget des SHS à triplé dans le nouvelle Horizon Europe (2021-28). Dans le contexte plus déprécié des années 2010, la focalisation massive sur l’innovation a néanmoins eu tout une série d’effets sur la pente de la légitimité relative des disciplines, en particulier l’écart entre la recherche qui débouche rapidement sur de l’innovation technologique et du profit à court terme et les autres (sciences humaines, recherche fondamentale, etc). Pour les sciences humaines et sociales, ce mauvais signal que constituait alors ce possible retrait de l’Europe était d’autant plus dommageable qu’il s’accompagnait d’un encouragement à trouver des financements d’origine privée en réalité inaccessibles à la plus grande partie des acteurs de ce champ académique. La hiérarchie symbolique et les moyens différentiels alloués aux disciplines ayant des effets sur la valeur des titres académiques de ceux qui les étudient et sont (inégalement) consacrés par ces disciplines, on comprend que ce qui n’était, vu de Bruxelles, qu’une péripétie budgétaire bénigne, pouvait, gonflé par la force de tous les effets de suivisme, entraîner des transformations sociales potentiellement massives sur le moyen terme.
Pour prendre un autre exemple, la course à la coopération et aux trophées internationaux, avec toutes les batailles qu’elle encourage au sein des disciplines et entre elles, transforme les carrières et plus généralement le capital académique, reléguant le large éventail de ceux qui n’entrent pas dans les cases des nouvelles catégories réputées européennes ou internationales de « l’excellence académique », et transforme aussi le format des méthodologies, des protocoles d’exposition et des revues et avec elles évidemment les thèses et les auteurs de référence. Ces reconfigurations ne tendent pas nécessairement vers le renforcement ou vers une plus grande intégration de l’Europe, et n’ouvre pas toujours vers le dépassement des frontières intellectuelles. Ils renforcent par contre beaucoup plus probablement la domination internationale des dominants : un examen rapide de la composition des conseils d’administration des principaux journaux ou instituts européens montrerait probablement qu’il est peu probable de parvenir à détenir le capital scientifique le plus valorisé sans doctorat, poste, bourses ou trophées en provenance des États-Unis. Cette confusion qui peut exister entre « européanisation » et américanisation est, là encore, un bon indicateur de ce que les transformations en cours sont plus sous-tendues par la contribution de l’intégration européenne à une démonopolisation qu’à une monopolisation sur le plan européen, qui jouerait ici probablement dans le sens de nouvelles clôtures (sur ces questions cf. http://interco-ssh.eu/en/).
Le problème de la politique européenne et de la crise politique : le temps de la désintégration ?
Qu’en est-il maintenant des effets proprement politiques de l’intégration européenne ? Ce processus d’émergence d’un champ bureaucratique dépourvu de concentration politique invite à concevoir l’UE sous une forme différente de celle qu’on a spontanément en tête en tant que politologue et citoyen, c’est-à-dire comme un champ politique ou une polity. Au cœur de ce champ, la politique existe formellement et apparaît parfois dans des procédures formelles ressemblant à la politique nationale. Cependant, en termes de pouvoir et de représentation politique, elle existe surtout en marge de la diplomatie, de l’expertise et des jeux bureaucratiques. Cela comporte aussi des conséquences pour l’émergence éventuelle d’un modèle de légitimation. Même dans la partie centrale du champ, l’idée d’unité politique européenne est une catégorie mentale contestée : soutenue par des fédéralistes, elle est déniée ou refoulée par les décideurs politiques (ou technocrates) et dénoncée comme un danger par les autres [Hooghe 2012]. Cela, l’expression « f ... word » le montre clairement (on évite de prononcer le mot fédéralisme de même qu’on évite de dire fuck), c’est même son concept qui est refoulé. Plus généralement, la réalité matérielle de l’espace politique censé se construire ne cadre pas bien avec les principales cultures et traditions politiques qui ont tendance à la reléguer [Münch 2010]. La littérature en contient beaucoup d’exemples, y compris dans l’analyse des élections européennes comme des élections « de second ordre ». On peut bien sûr arguer que cette marginalité du politique et sa marginalisation dans les sociétés n’est pas spécifique à l’Europe et qu’elle touche à bien d’autres aspects des démocraties libérales européennes. Sans négliger les effets de convergence, ce serait toutefois négliger certains effets propres du processus qu’on souhaite mettre en exergue dans cet article.
« La nouvelle Commission von der Leyen »
Entretien avec Didier Georgakakis réalisé par le Groupe de recherche sur l’Union européenne (GrUE), le 29 novembre 2019.
L’une des conséquences de l’émergence de l’UE en tant que champ bureaucratique – à la fois au carrefour de la diplomatie et de l’expertise, situé au centre de Bruxelles et se déployant dans un large éventail de réseaux latéraux d’agences au sein des sociétés européennes –, est que ce champ est en partie privé des instruments politiques qui pourraient autrement conduire à la formation d’un champ politique centralisé. Bien que la construction de marchés européens ait été au cœur de l’activité de l’UE, la construction d’un marché politique n’a pas vu le jour. La création de partis politiques européens est une création essentiellement juridique [Roa Bastos 2012], socialement peu investie au-delà d’outils de coordination, et les partis européens ne peuvent être comparés aux « entreprises politiques » weberiennes ou schumpeteriennes. S’agissant de Schumpeter, on peut dire que ni la production de l’UE, ni aucune autre institution européenne ne sont vraiment orientées vers la production de biens politiques adressés aux citoyens en échange de leur soutien. Dans un article particulièrement éclairant portant sur la construction du marché politique français et la mobilisation des citoyens à la fin du XIXe siècle, Michel Offerlé [1989] a montré que le fait de devenir électeur n’est jamais allé de soi, loin de là. Pour que les agents sociaux se convertissent en électeurs, il a fallu mobiliser les citoyens par la distribution d’un ensemble de biens politiques, matériels et symboliques, collectifs ou indivisibles.
Force est de reconnaître, par comparaison, que les institutions européennes sont davantage orientées vers la production de règles communes, de réglementations industrielles et commerciales que de politiques distributives ou de production indépendante d’infrastructures. Ces dernières relèvent de plus d’un système complexe de co-financement et de multi-gouvernance des partenaires qui rend plus floues les identifications possibles. Avec un budget de 1% du PNB des pays-membre, l’UE dispose d’une très faible capacité à fournir des biens de distribution au-delà de la politique agricole commune et des politiques régionales, toutes deux régulièrement controversées. Les bénéfices du marché unique pourraient sans doute être un bien indivisible, mais il reste difficile de les évaluer en tant que tels (ou pour tout le monde) et même, pour les entrepreneurs politiques, de les vendre en tant que tels [Smith 2004], notamment dans un contexte de plus de trente ans de croissance économique lente avec un taux de chômage élevé. Au-delà du débat important sur l’intégration négative et positive ainsi que sur la légitimation par les résultats issus de la théorie de Scharpf, la question demeure de savoir sur quelle base matérielle les professionnels de la politique peuvent construire des biens européens lors de campagnes pour des élections européennes. Le diagnostic de Philipp Schmitter [2000] est en ce sens particulièrement instructif lorsqu’il préconise d’attribuer un euro-revenu pour relancer l’Union européenne. La plupart des solutions purement institutionnelles – celle consistant à ce que le président de la Commission soit issue de la liste ayant obtenu le plus grand nombre de voix aux élections européennes ou celle, plus récente, préconisant d’élire le président du Conseil européen au suffrage universel –, sont probablement plus excitantes pour les experts du champ que pour le peuple. En ce qui concerne la première, popularisé sous le nom de spitzencandidaten, elle n’a pour le moment pas survécu au mandat de J.C. Junker à la tête de la Commission. De ces différents points de vue, on ne peut que rallier le diagnostic d’une constitution à faible métabolisme que propose Peter Lindseth et Cristina Fasone [2022] à partir d’une théorie constitutionnelle ouverte aux sciences sociales.
Du côté de la participation, les mouvements sociaux sont également affectés par l’institutionnalisation des champs européens, mais là encore selon des modalités très variables. La prophétie d’un mouvement des mobilisations vers la sphère supranationale [Haas 1958] a été tempérée par une série d’études montrant que non seulement les connexions nationales existent encore et dominent, mais qu’elles sont parfois renforcées par « l’intégration » [Grote et Schmitter 1997, 1999 ; Woll 2008]. Si les euro-mobilisations – soit ce qu’Imig et Tarrow [2001] appelle les « europrotest », dans une catégorie incluant une grande partie de mobilisations domestiques et différents types transnationaux –, ont augmenté depuis les années 1990, malgré les coûts substantiels de la mobilisation, elles ont pris les formes composites de la construction politique (composite polity) que l’Europe représente [Imig et Tarrow 2001]. Selon Carlo Ruzza, ce qui émerge s’éloigne du modèle des mouvements sociaux pour définir un intermédiaire entre ces derniers et des coalitions de cause [Ruzza 2015]. Bien que de nombreux mouvements expriment leur opposition au néolibéralisme et à l’UE, qui en apparaît comme un moteur dans plusieurs politiques, ils ne rejettent pas toute l’intégration européenne mais cherchent plutôt une alternative au développement politique récent de l’UE et défendent une autre Europe [Della Porta 2020]. Il reste que tous ces phénomènes n’ont pas créé un mouvement social européen capable d’influencer le destin de l’Europe.
Bruxelles, 2009
L’UE a joué un rôle dans la création de plateformes et a créée de nouveaux instruments tels que les initiatives citoyennes. De nombreuses organisations représentant des mouvements ont participé à ce processus [Bouza 2015]. Leur impact et leur capacité à structurer une société civile socialement enracinée sur le moyen terme ont toutefois été décevants. Comme nous l’avons vu précédemment, la « société civile européenne » dépend fortement du champ bureaucratique de l’UE. À certaines occasions, comme dans le cas de la bataille « Safe Harbor » en 2015-16, les oppositions au sein du champ de l’eurocratie ouvrent de nouvelles opportunités. C’est aussi le cas lorsque les membres du Parlement européen choisissent de politiser le débat et utilisent la mobilisation eurocritique pour affirmer leur position face aux bureaucrates dominants du champ [Beauvallet 2010]. Mais les nombreux débats qui agitent régulièrement les milieux de l’UE, à propos de la création d’une société civile européenne, d’une identité européenne, d’un espace public européen ou d’une gouvernance multi-niveaux efficace, demeurent des débats de papier et, au mieux, de vœux pieux. Privées de force réelle au sommet, ces catégories ne sont pas, en dehors des espaces interstitiels, soutenues par des structures sociales unifiées dans l’espace européen et/ou des processus de mobilisation transnationale dont le coût est économiquement et socialement trop élevé pour permettre un investissement permanent à cette échelle.
À cet égard, la relation des citoyens à l’Europe correspond étroitement aux formes prises par l’intégration. Les études qui se concentrent principalement sur l’Eurobaromètre sont depuis longtemps problématiques. Bien que cet instrument travaille à l’existence d’une opinion publique européenne sondagière [Aldrin 2011], des notions comme celles d’espace public européen ou de démos européen restent contestables sauf en tant qu’horizon lointain (même si les Européens ont des opinions et peuvent parfois les partager). Depuis une dizaine d’année, la publication d’une série d’études basées sur diverses méthodologies qualitatives a permis de donner une représentation plus nette de la relation des citoyens à l’Europe. Ces études s’opposent en grande partie à la vision commune d’une opposition entre individus « pour ou contre » l’Europe, semblable aux clivages plus ou moins adoptés par les partis politiques. Dans une série d’enquêtes qualitatives, Gaxie et al. [2011] rompent ainsi avec l’idée que la relation des citoyens à l’Europe varie en fonction directe du profit à tirer de l’Europe ou de la compétence mesurée au seul niveau d’études. Plus diverse et surtout plus nuancée à l’intérieur et à travers les pays, la relation à l’Europe est médiatisée par des lieux sociaux et des relations pratiques avec l’Europe, par exemple, forgés dans les activités professionnelles plutôt que politiquement construits. Elle est de plus coûteuse pour les dominants dont elle déstabilise les compétences politiques habituelles [de Lassalle 2013]. Dans d’autres études basées sur des groupes de discussion, les auteurs questionnent une distinction nette entre le consensus permissif et le dissensus contraignant, montrant plutôt beaucoup plus d’ambivalence [Duchesne 2011]. Mais « la conviction qu’il est impossible d’avoir un impact sur les décisions des dirigeants européens et/ou la conviction que même les dirigeants sont impuissants à résoudre les problèmes des citoyens, en particulier dans un monde globalisé » [Van Ingelgom 2014] conduit plus à l’« intégration de l’indifférence » plutôt qu’à la construction d’une conscience politique européenne, quelle qu’elle soit. À cet égard, le problème n’est peut-être pas que les institutions européennes, et en particulier celle de l’UE, sont trop complexes pour les citoyens, comme on le dit souvent dans les milieux européens (ce qui conduit certains universitaires à critiquer la tenue de référendums européens), il est plus l’effet d’une clôture du champ diplomatico-bureaucratique et de l’expropriation politique qu’il entraîne à de multiples étages. En contribuant à la transformation de l’ancien principe de fides implicita, à la source de la délégation politique, en indifférence explicite, on peut se demander si le processus européen ne va pas, dans ces conditions historiquement et sociologiquement situées, au-delà du rêve technocratique pour réaliser une forme de « démocratie sans le peuple » selon l’expression de Bertolt Brecht.
Cette question (qui demeure une question ouverte) soulève bien sûr la question de la limite du processus. Les conjonctures historiques et économiques ont toujours été cruciales pour l’histoire de l’intégration et la crise financière a défini une conjoncture critique et a mis beaucoup de pression sur le processus. Dans quelle mesure, cependant, vivons-nous une crise politique ? D’une part, les crises financières ont soulevé de fortes tensions dans la diplomatie en fonction des différents chemins économiques et des avantages que les pays européens et leurs élites concurrentes ont pu en tirer. D’autre part, ces tensions n’ont pas interrompu l’activité bruxelloise routinière, ni ce qui a été construit par le réseau des institutions européennes (UE, BIRD, BCE, Départements européens du FMI et de la Banque mondiale). Un nouveau traité budgétaire, donnant plus de pouvoir à des institutions politiquement neutres pour contrôler les budgets des États membres, a même été ajouté. Bien qu’il existe de nouveaux mouvements sociaux contre les mesures d’austérité, ces mouvements ne se sont pas transformés en mobilisation multisectorielle, ni multinationale, pour emprunter les termes de la sociologie des crise politique [Dobry 2009]. Aucune révolution contre l’UE ou les institutions financières n’a véritablement émergé, le processus s’enracinant davantage dans une « crise économique prolongée » [Ruzza 2015]. D’autre part, la coexistence de la crise économique persistante avec la crise des réfugiés, les conséquences du Brexit, l’accroissement des divergences économiques, le blocage des décisions courageuses sur la dette publique et des jeux politiquement dangereux des groupes politiques nationalistes ou avec eux, créent un climat qui fait de l’Europe un point focal commun [De Wilde et Trenz 2012] de nombreux problèmes du moment.
Pour comprendre ce qui est en jeu, il est aussi important de combiner plusieurs points de vue, et notamment d’articuler tendances de moyen terme et possibles mobilisations à court terme. Les crises politiques s’inscrivant dans des interactions continues, il faut tout d’abord souligner certains aspects structurels, à commencer par le succès de la construction institutionnelle du marché unique dont on a probablement sous-estimé certains contrecoups significatifs du point de vue politique. Conjugué à la libéralisation des échanges et des marchés au niveau mondial, tout se passe en effet comme si la politique du marché unique avait recréé les conditions d’un « effet Polanyi ». À mesure qu’un marché échappe à son enracinement social, il crée des réactions qui constituent le terreau sociologique de l’affirmation de courants nationalistes et autoritaires comme l’a bien montré l’auteur de La Grande transformation à propos de la montée du nazisme. Or les tentatives de compenser cette situation par une extension des droits de l’homme et des droit sociaux, comme l’anticipaient Caporaso et Tarrow [2009] dans leur article « Polanyi at Brussels » n’a pas permis de compenser ces effets désintégrateurs, pas plus que la dernière crise financière, quand bien même elle a initialement pu paraître riche d’une promesse d’inversion du paradigme [Ruzza 2015]. Encore une fois, le fait que l’UE se soit focalisée sur la construction d’un marché unique libéralisé n’était qu’un des possibles politiques de ces institutions. Quand bien même les tenants (sous des formes parfois différentes) du libéralisme économique ont joué un rôle important dans la construction européenne [Denord et Schwarz 2009], cette option n’a pas de tout temps et partout triomphé, bien au contraire [Warlouzet 2017]1. A contrario, la politique agricole commune a au départ plutôt représenté une tentative de sortir les produits de la terre des règles du marché libre ; lors de la relance de l’Europe du milieu des années 1980, la construction du marché pouvait prendre en réalité un sens politique assez différent pour ces promoteurs sociaux-démocrates et néolibéraux [Jabko 2009]. Il reste que la radicalisation néolibérale de l’UE dans les années 1990 n’a pas été contrebalancée par les promesses, du reste sans beaucoup de suite, d’une Europe protectrice contre la mondialisation, et moins encore d’une « Europe sociale » pourtant présente dans beaucoup de têtes et de mots d’ordre de campagne au moment du référendum de Maastricht.
À un niveau moins macrosociologique, le succès institutionnel du marché unique a également eu des conséquences sur les attitudes des élites et, plus spécifiquement, sur leur investissement et leur mobilisation à l’égard de l’intégration européenne. Alors que les élites sociales et politiques ont pu apparaître comme les principales forces de soutien à l’origine du processus (quand bien même cela s’est produit, comme on l’a vu, selon des modalités variables et des fractions d’élites), elles semblent à présent démobilisées de différentes façons. Après l’institutionnalisation du marché, les élites économiques qui furent clairement associées à ce processus semblent avoir tourné leur intérêt vers des enjeux plus mondiaux [Green Cowles 1995]. Elles investissent intellectuellement et économiquement dans les pays émergents, où elles espèrent des coûts de main-d’œuvre plus bas et diverses sources de profit, alimentant les récits sur les nouvelles opportunités hors d’Europe. Les principaux investissements de leurs différents courtiers au sein du champ bureaucratique portent sur des questions sectorielles et techniques et visent à tirer profit de ces institutions et à surtout ne pas en souffrir. Publiquement, ces élites ne se mobilisent positivement que lorsqu’une remise en cause du marché unique est possible (en cas de référendum par exemple) mais leur discours plus « global » tend à ravaler l’Europe à un statut de « super local », soit très loin de cet horizon qu’elle représentait au préalable. À l’inverse, ces mêmes élites se mobilisent plutôt négativement contre tout approfondissement qui pourraient menacer les « libertés économiques » acquises, comme lorsque le projet d’ajouter un volet social au marché était en discussion. Difficile, à partir de ces différents points de vue, d’en faire toujours et complètement des moteurs de l’intégration.
Pour leur part, les élites politiques jouent le plus souvent des jeux ambivalents. L’intégration européenne a sans doute créé un fossé entre elles, et notamment entre celles capables de s’exprimer (et de peser) dans les forums internationaux et européens et les autres, ce qui a accentué les divisions entre les pays ainsi qu’entre ces élites. Mais, à l’exception probable d’Angela Merkel (voir encadré ci-dessous), l’investissement des professionnels de la politique dans une vision de l’Europe a été, compte tenu notamment de l’équilibre complexe des forces politiques qu’entraîne l’intégration européenne dans les champs politiques nationaux, extrêmement faible entre le milieu des années 1990 au milieu des années 2015. Ici, les mesures d’attitude, toujours promptes à enregistrer des réponses de façade, ont tendance à masquer ce que des enquêtes plus approfondies ont pu montrer. Quand Vivian Schmidt analyse la persistance des récits des élites politiques, elle montre en réalité autre chose que la persistance d’une préférence : les discours routiniers nous semblent en effet indiquer tout autant une indifférence et un manque d’investissement dans une vision nouvelle, qu’une ligne de conduite forte.
Angela Merkel
Le pouvoir d’Angela Merkel a régulièrement défrayé la chronique. Il s’explique par la position de leadership européen pris par son pays économiquement et sur de nombreux secteurs industriel et commercial. Mais il compte aussi d’autre facteurs qu’on perçoit moins à l’extérieur du champ, en particulier sa forte longévité dans le club des leaders européen et le fait qu’elle s’y comporte en investissant dans la fabrique de compromis large sur le plan de l’Europe, en phase avec son parlement plutôt que misant sur le seul charisme personnel.
Les élites intellectuelles soulèvent d’autres questions. Le soutien global de la communauté universitaire a historiquement représenté un enjeu important dans le relais du discours institutionnel et la consolidation de la définition institutionnelle des réalités européennes dans divers secteurs [Robert et Vauchez 2010]. Néanmoins, elles n’ont pas nécessairement permis de créer des dynamiques au sein des espaces publics européens, mise à part peut-être la contribution d’Habermas, qui tente sans relâche de réaliser ses propres prophéties. Avec la crise et le dogmatisme de l’austérité construite dans le champ de la gouvernance économique européenne [Lebaron et Georgakakis 2021] et incarné répétitivement par l’Eurogroupe, la critique s’est radicalisée, et des positions naguère utilement hétérodoxes se sont transformées en une opposition à l’euro de plus en plus relayée politiquement jusqu’au ralliement de Tsipras au troisième en juillet 2015 puis au référendum britannique de juin 2016 qui a conduit au Brexit en janvier 2020. Avec la crise, des clivages profonds sont apparus dans la définition de la réalité économique et sociale, entre le nord et le sud et entre les économistes critiques et conservateurs2, de même qu’au moment de ce qui a été qualifié de « crise migratoire ». Dans ce contexte, de nombreux intellectuels engagés dans l’espace public ont fait de l’Europe le cœur du problème et prôné un retour à des solutions nationales et locales. Réciproquement ceux qui ont maintenu leur position internationaliste, soit furent plus discrets soit s’en sont tenus à un chemin de crête en tout état de cause bien différent des soutiens escomptés à l’origine par les institutions.
Déjà favorisé par la divergence des économies que la politique économique européenne n’a pas su contenir, ce retrait relatif des élites se donne aujourd’hui à voir dans les voix très discordantes à l’égard du projet européen. Face à cela, les « gardiens de l’Europe » comme disent Ellinas et Suleiman [2012], c’est-à-dire les fonctionnaires européens qui avaient été collectivement construits comme un groupe chargé de créer de la convergence et d’intégrer les intérêts, voient leur position en tant que moteur central de la construction de l’Europe déclassée par les vagues néo-managériales, tout particulièrement à la Commission européenne. Leur conversion à la gestion a été conduite au détriment de leur sens de la mission, et les a dépossédés tout à la fois de leur capacité visionnaire et de leur force collective pour proposer un projet européen commun. En lieu et place d’une force motrice, les élites européennes les plus intégrées déplorent le manque de soutien des États membres et s’appuient sur l’inertie institutionnelle pour faire face à la crise, en espérant une hypothétique amélioration des cycles macroéconomiques mondiaux [Ross 2011]. De manière plus générale, la complexité du champ bureaucratique européen rend difficile l’exercice du pouvoir sur le champ et n’offre pas d’autres voies que de suivre les tendances dominantes ou de les modifier à la marge. Les voix pour sortir d’une « union toujours plus étroite » augmentent en conséquence et il est de moins en moins improbable que d’autres pays suivent le chemin du Royaume-Uni.
Sommes-nous cependant au bord d’une implosion ? La question s’est encore posée dans une dramaturgie typique avec la « crise de la Covid » [Georgakakis 2020b, 2020c]. La sociologie politique suggère une conclusion plus optimiste. Tout d’abord, une fois que l’on a compris que l’intégration européenne n’entretient finalement que peu de rapport avec sa propre prophétie d’une intégration politique, la dissonance cognitive née de l’écart entre la prophétie et les problèmes politique du moment tend à se réduire, ce qui réduit d’autant les craintes d’une désintégration politique. Comme nous l’avons vu, l’intégration européenne ne fonctionne pas « pas à pas » dans une direction unique, selon la prophétie des pères fondateurs : les pas en avant sont souvent suivis de pas en arrière et les étapes latérales voire les pas de côté semblent souvent être le principal mouvement. En conséquence, les institutions peuvent être transformées, ainsi que le cercle et le nombre de pays impliqués dans telle ou telle institution européenne, mais les interdépendances complexes créées par le processus liant les champs nationaux et les champs transnationaux sont plus difficiles à déconstruire qu’un traité ou même une monnaie, quelles que soient les conséquences de tels échecs sur le plan symbolique. Bien sûr, le retour au nationalisme soulève de nombreuses questions importantes, dont notamment celle de la montée des politiques conservatrices et sécuritaires, mais le problème va certainement bien au-delà de l’intégration européenne, quand bien même le processus a du mal à incarner cet « instrument de la prospérité » ou surtout « ce bouclier contre la mondialisation » qu’il représentait dans les arguments qui légitimaient construction du marché dans le milieu des années 1980.
Un renversement plus général de la mondialisation, y compris avec un retour au protectionnisme, pourrait advenir, mais il est en même temps difficile de penser que l’infinité de règles qui donnent au marché économique européen sa cohérence sera rompue à court terme, tout comme son enchâssement dans les règles du commerce mondial. On peut même penser que cela pourrait renforcer le marché régional... et les champs juridique et bureaucratique qui vont avec. Même s’ils sont impossibles à prédire, les grands événements externes pourraient, dans cette perspective, tout aussi bien avoir un impact sur la relance du processus. De ce point de vue ce qu’on écrivait quelques années plus tôt est aujourd’hui sur la table, avec les assouplissements budgétaires et le plan de relance Next generation négocié pendant la pandémie mais aussi le « Green Deal » porté par l’UE. Si la question de la démocratie reste pendante, il est difficile de penser que l’intégration européenne est nécessairement le principal problème. Celui-ci tient plutôt à une ingénierie politique mondiale qui multiplie à l’infini les agences bureaucratiques et les niveaux d’autorités semi-politiques et construit socialement une nouvelle gouvernance qui associe la concurrence à la sécurité [Bigo 2007 ; Wacquant 2010] et non plus seulement la concurrence et les droits humains selon la vision foucaldienne. Dans cette perspective, l’intégration européenne est à la fois un moteur et un outil d’analyse idéal des transformations du pouvoir en jeu actuellement. C’est la raison pour laquelle la sociologie politique devrait continuer à l’investir, avec des historiens, des sociologues des inégalités et des transformations sociales, des spécialistes des politiques économiques et sociales... et sans doute plus de philosophes.
Notes
1
Voir le débat entre Laurent Warlouzet (historien) et François Denord (sociologue), « L’Europe, sous influence ordolibérale ? », YouTube, publié par Médiapart, le 2 avril 2019 [en ligne].
2
Pour une sociologie de ses clivages, cf. la fascinante étude de Christian Schmidt-Wellenburg [2018].
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