Au cœur de cet atelier se trouve une interview réalisée à Kiev par Anna Colin-Lebedev et Cloé Drieu1, le 24 février 2015, alors que le pays commémorait le premier anniversaire de la révolution de Maidan et qu’il était en plein conflit dans le Donbass contre les forces russes. Sur la place de l’Indépendance résonnait en boucle, et ce pendant plusieurs jours consécutifs, le chant « Gloire à l’Ukraine, Gloire aux héros », devenu l’hymne d’une Ukraine nouvelle. Des hommes et des femmes défilaient et se rappelaient, dans la douleur et la tristesse, la mort de plus d'une centaine de personnes, tuées par les forces de l’ordre et des snipers en février 2014. Les portraits des héros défunts étaient exposés le long de l’Allée « de la Centurie céleste » qui jouxtait cette place démesurée ; les abords étaient jonchés d’œillets rouges et de petits autels aux bougies innombrables et multicolores, et dans les arbres accrochés aux branches, des anges de papier blanc et des rubans bleu et jaune à la couleur de l’Ukraine, se balançaient au gré du vent.
C’est dans ce contexte que Viatcheslav Kuprienko nous a accordé cette interview, pendant plus d’une heure et demie, alors qu’il était très sollicité. Il évoque avec de nombreux détails, et une maitrise narrative certaine, son parcours au sein des forces spéciales (spetsnaz) durant les deux dernières années de la guerre soviéto-afghane, sa transition professionnelle difficile au moment où l’empire soviétique disparaissait et faisait sombrer avec lui des millions de personnes dans une période extrêmement chaotique, pour finalement retracer son engagement progressif et désormais entier pour la nation ukrainienne.
Son interview - traduite in extenso du russe par Camille Calandre et Cloé Drieu avec la collaboration d'Anna Colin-Lebedev -, nous avait particulièrement saisies au moment où nous la recueillions ; c’est la pièce centrale de l'atelier qui a pour objectif de présenter cette expérience combattante en Afghanistan (1979-1989), assez peu connue en France. C'est aussi une vision de l’intérieur de l’institution militaire soviétique déclinante qui donne à voir la trajectoire d’un homme laquelle semble continue à travers le chaos post-soviétique des années 1990.
Afin d’éclairer cette trajectoire combattante singulière, plusieurs contributions ont été demandées à des chercheuses et chercheurs en sciences sociales, dont les thèmes de recherches ne sont pas spécifiquement liés au domaine soviétique ou à celui de la guerre soviéto-afghane.
La consigne était de choisir une expression ou une phrase marquante de l’interview qui faisait écho à des recherches personnelles. Ainsi, Anna Colin-Lebedev avec « Je doute de tout » offre une contextualisation du personnage dans l’histoire de l’Ukraine actuelle en se focalisant sur les moments de rupture fondamentaux de sa trajectoire ; Masha Cerovic avec « Soit ! Que ce garçon monte à la capitale… » permet de penser une « aristocratie » militaire soviétique ; Stéphane Audoin-Rouzeau a choisi « Maman, je suis rentré » pour revenir sur les rapports à la mère que les soldats entretiennent tout au long du XXe siècle ; Emmanuel Saint-Fuscien aborde la question des jeux d’égalité et de subordination dans les rapports hiérarchiques au sein de l’armée en prenant la métaphore du bain « Comme on dit “Au sauna, nous sommes tous égaux”. C’est pareil à la guerre » ; Christophe Lafaye souligne l’importance de la parade et de la mise en scène lors du retrait des troupes « Il fallait avoir l’air propre sur les images » ; enfin, Cloé Drieu fait un point sur les questions de bizutage et d’ordres parallèles que la phrase « Il n’appartient pas au roi de balayer la cour » résume si bien.
Notes
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Plusieurs entretiens ont été conduits en Ukraine, en Lituanie en aout 2015, et au Kirghizstan en mai 2016, grâce à un financement du LabEx Tepsis (fonds de préfiguration) « Témoignages de guerres dans les aires soviétiques et post-soviétiques. Regards croisés : Afghanistan (1979-1989) / Tchétchénie (1994-2009) », coordonné par Cloé Drieu et mené conjointement avec Anna Colin-Lebedev et Elisabeth Sieca-Kozlowski.