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Comment institutionnaliser le principe du contradictoire ? Bernard Manin face au référendum
Maître de conférences

(université catholique de Louvain - Institut supérieur de philosophie)

Dans l’ensemble de ses textes sur la délibération écrits depuis le début des années 2000, Bernard Manin insiste sur l’importance du contradictoire pour la délibération1. Son propos, développé au fil de plusieurs articles avec toute la nuance qui caractérisait son travail, peut être brièvement résumé comme suit. La délibération consiste à peser les arguments pour et contre une décision avant de prendre celle-ci. Or, dans bien des cas, les personnes qui prennent des décisions se contentent d’examiner les arguments dans un sens et s’arrêtent dès qu’elles trouvent un argument conclusif. Cela augmente le risque de décisions de mauvaise qualité, tant d’un point de vue factuel que du point de vue des valeurs. Il faudrait donc faire en sorte de structurer les processus de décision d’une façon telle que les personnes en charge de décisions soient exposées, qu’elles le veuillent ou non, à des arguments contradictoires2.

Ce constat s’appuie sur les développements les plus récents de la recherche empirique sur la délibération, qui l’ont amené à percevoir le caractère profondément ambivalent de celle-ci. En effet, une délibération entre personnes aux idées trop similaires, loin de conduire à un enrichissement mutuel des participants, risque de plutôt mener à un appauvrissement mutuel, par négligence d’informations pertinentes, de contre-arguments solides et enfermement collectif dans l’erreur. D’où l’importance absolument essentielle du contradictoire.

La question à laquelle Bernard Manin n’a pas apporté de réponse est celle de la meilleure manière de réaliser cet objectif. Il évoque ça et là, assez rapidement, les médias3. Des médias de grande audience et de qualité semblent idéalement placés pour mettre en scène la logique du contradictoire. Néanmoins, Manin avait bien conscience que de tels médias appartenaient pour partie au passé, étant donné d’une part un mouvement de segmentation du paysage médiatique traditionnel4 et le développement des médias sociaux en ligne, les deux contribuant à la création de bulles informationnelles hostiles au contradictoire5. Il existe certainement des moyens de réguler le paysage médiatique de façon à le rendre plus à même d’endosser ce rôle qu’il ne l’est actuellement. Manin mentionne notamment la Fairness Doctrine qui était en vigueur aux États-Unis de 1927 à 1987 et qui imposait aux radios et télévisions la présentation de points de vue opposés sur les sujets faisant l’objet de controverses publiques6. Tout en reconnaissant qu’une telle pratique ne peut être simplement ressuscitée, il semble suggérer qu’on peut y trouver matière à inspiration pour réguler le paysage médiatique contemporain. Pour le reste, il n’a pas véritablement développé cette piste de recherche7.

Par ailleurs, la question ne serait pas entièrement résolue par des médias de qualité. Au-delà de l’information générale des citoyens, il convient de penser à la place du contradictoire dans le processus de décision politique.

Les limites des partis politiques

On pourrait alors penser que c’est aux partis politiques qu’il convient d’endosser ce rôle de plaidoyer contradictoire, leur affrontement public permettant aux citoyens de former des jugements délibérés. Cependant, Manin n’emprunte pas cette voie qui pourrait paraître à première vue évidente et qui était d’ailleurs au cœur de son article de 1985 « Volonté générale et délibération », qui assignait aux partis le rôle de structurer et simplifier les délibérations du peuple8. Mais en réalité, dans ses textes plus tardifs sur la délibération et le contradictoire, il évoque à peine les partis politiques et avec moins d’enthousiasme que dans son article initial. Mon interprétation, c’est qu’il perçoit bien trois problèmes affectant la relation entre partis politiques et délibération contradictoire :

 

  1. Idéalement, une délibération collective « doit être structurée par un partage des rôles entre ceux qui avancent les arguments pour et contre et ceux qui délibèrent et décident9 ». La raison est assez intuitive : ceux qui plaident, au contraire des auditeurs, sont peu susceptibles d’être véritablement à l’écoute des arguments adverses. Or, dans une démocratie électorale, ce sont souvent les mêmes qui plaident et qui décident : les partis. Les citoyens, eux, ne décident pas ; ils élisent des personnes qui décideront à leur place. En ce sens, assimiler l’élection à la décision politique relève d’une mystification dont se garde bien Manin. C’est donc d’abord le conflit d’intérêt qui disqualifie les partis pour ce rôle particulier : ils n’ont aucun intérêt à reconnaître la validité des arguments adverses.
  2. Idéalement, toutes les décisions politiques devraient être débattues séparément, pour que chacune soit jugée sur ses mérites propres. Or, les citoyens, lors d’élections, ne peuvent exprimer un choix que sur des « plateformes programmatiques10» comme le dit Manin, où l’on est dans une logique (très anti-délibérative) du tout ou rien. Soit les citoyens acceptent le programme dans son entièreté, soit ils doivent opter pour un autre parti. Certes, une fois les mesures examinées séparément au Parlement, elles sont généralement traitées une par une. Mais à ce moment-là, les citoyens ne sont plus impliqués. Ce sont les plaidants qui prennent les décisions. On en revient donc au problème précédent.
  3. Enfin, idéalement, « les perspectives d’emploi et de carrière des orateurs ne devraient jouer aucun rôle dans ces débats11 », faute de quoi les orateurs feront jouer des raisons non pertinentes. Ils feront, par exemple, pencher la balance des raisons d’un certain côté parce que cela sert les intérêts de leur parti (et indirectement le leur) plutôt que d’examiner chaque proposition débattue sur ses mérites propres. Les politiciens professionnels sont donc assurément mal placés pour jouer adéquatement ce rôle de plaidoyer contradictoire.

Les limites des mini-publics délibératifs

Quelles sont alors les alternatives ? Une alternative très prometteuse du point de vue de la délibération, comme le reconnaît Manin12, consiste en mini-publics délibératifs, ces assemblées citoyennes tirées au sort, invitées à examiner une question particulière par le biais de discussions égalitaires, suite à une phase d’information. Demander à de telles assemblées de prendre une décision à la suite d’audition d’experts, parties prenantes et plaidoyers contradictoires serait idéal du point de vue de la délibération…mais pas du point de vue de la démocratie. En effet, comme le dit Manin, « la délibération collective préconisée par la théorie délibérative est celle de tous les citoyens13 ». Or, « si un mini-public était habilité à prendre une décision sur un objet donné, la plupart des citoyens, à l’exception de ceux qui faisaient partie du mini-public, se trouveraient soumis à une décision où ils n’auraient eu aucune part14». En conséquence de quoi Manin conclut : « la légitimité de ces décisions serait particulièrement susceptible de donner lieu à contestation15».

J’aimerais donc évoquer brièvement une autre alternative, que Manin n’a à mes yeux (et aux yeux d’autres collègues) pas suffisamment prise au sérieux16. Il s’agit du référendum délibératif. Je ne prétends pas offrir un traitement complet de la question, mais simplement suggérer un argument, fondé sur la théorie de la délibération de Manin, en faveur de cet outil démocratique.

Les vertus délibératives du référendum

Manin était très hostile par rapport au référendum, auquel il a consacré deux petits textes aux titres éloquents : « Le référendum, un instrument défectueux 17 » et « Contre les référendums18», qui ne sont à mes yeux pas ses textes les plus convaincants. Bien que subtils à certains égards, ils partagent en effet certains préjugés classiques à l’encontre du référendum qui ne résistent pas à l’épreuve de la confrontation avec les pratiques diverses du référendum dans des pays qui y sont plus accoutumés19.

Ce que ne perçoit pas Manin, en particulier, c’est que l’usage occasionnel du référendum à l’initiative des citoyens est de nature à renforcer la logique du contradictoire dans le processus général de prise de décision collective. En effet, dans un référendum d’initiative citoyenne, on isole une proposition de loi par rapport aux grandes « plateformes programmatiques des partis », ce qui permet de l’examiner sur ses mérites propres. Et on dissocie le rôle des plaidants et des décideurs, puisque les partis sont invités à peser dans le débat public mais ce sont les citoyens qui prennent la décision. On résout donc au moins deux des trois problèmes identifiés tout à l’heure. Il s’agit dès lors d’une procédure a priori plus favorable au contradictoire tel que le pensait Manin.

Sa crainte, bien sûr, était que les citoyens soient mal informés et restent dans leur bulle informationnelle partisane. Cependant, ce qu’il ne percevait pas, c’était que le référendum initié par des citoyens plutôt que par le gouvernement a le potentiel de briser les bulles partisanes en invitant les citoyens à considérer une proposition particulière sans que leur choix ait une implication critique pour leur parti favori. Le fait d’isoler une proposition particulière permet en effet plus aisément de voter contre l’avis du parti auquel on a accordé sa voix aux élections.

Par ailleurs, il existe désormais une procédure reconnue internationalement permettant de rendre les référendums plus délibératifs par l’inclusion d’une logique contradictoire : c’est le modèle de la Citizens’ Initiative Review développé en Oregon, qui invite un jury citoyen tiré au sort à se pencher sur la question considérée, à identifier les informations factuelles les plus saillantes et les principaux arguments pour et contre, puis à reporter tout cela sur un bulletin d’information distribué à tous les citoyens invités à voter20.

Par rapport à une élection, une telle procédure est en fin de compte plus délibérative et plus contradictoire au sens donné au terme par Manin, puisqu’elle est plus focalisée et dissocie les plaidants des décideurs. Par rapport à un vote parlementaire, elle est moins parasitée par la discipline partisane et permet potentiellement la délibération de l’ensemble du peuple (ou en tout cas tous ceux qui participent au référendum et s’intéressent aux raisons concurrentes – ce qui n’est pas tout le monde, mais déjà un progrès par rapport à la délégation de la délibération aux seuls parlementaires). On peut donc s’étonner que Manin n’y ait pas porté davantage d’attention.

Un traitement complet de la question exigerait d’entrer dans le détail des arguments avancés par Manin à l’encontre des procédures référendaires21. Ne disposant pas ici de l’espace nécessaire à cet effet, je me contenterai de renvoyer à certains travaux publiés par ailleurs22 et à conclure en invitant à relancer le débat sur cette possibilité non envisagée, qui a frappé mon attention à la relecture des textes extrêmement inspirants sur la délibération et le contradictoire que Bernard Manin et Charles Girard ont eu la bonne idée de rassembler dans La Délibération politique.

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    1

    Voir le recueil de textes récemment paru : Bernard Manin, La Délibération politique, Paris, Hermann, 2025.

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    2

    Cette thèse est particulièrement clairement exposée dans les textes « Comment promouvoir la délibération démocratique ? Priorité du débat contradictoire sur la discussion » (2011) et « Délibération politique et principe du contradictoire » (2021) tous les deux repris dans le volume cité ci-dessus.

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    3

    Bernard Manin, La Délibération politique, Paris, Hermann, 2025, pp. 132 et 191-192.

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    4

    Bernard Manin, La Délibération politique, Paris, Hermann, 2025, p. 133.

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    5

    Bernard Manin, La Délibération politique, Paris, Hermann, 2025, chapitre III (« Internet : La main invisible de la délibération »).

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    6

    Bernard Manin, La Délibération politique, Paris, Hermann, 2025, p. 191.

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    7

    Elle a été explorée, en revanche, par Charles Girard, dans un esprit assez proche de celui de Manin. Voir notamment Charles Girard, « Instituer l’espace de la contestation : la compétence du peuple et la régulation des médias », Philosophiques, vol. 40, n °2, 2013, p. 399-432 et Charles Girard, Délibérer entre égaux. Enquête sur l’idéal démocratique, Paris, Vrin, 2019, p. 292-321.

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    8

    Bernard Manin, La Délibération politique, Paris, Hermann, 2025, p. 45-47.

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    9

    Bernard Manin, La Délibération politique, Paris, Hermann, 2025, p. 140.

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    10

    Bernard Manin, La Délibération politique, Paris, Hermann, 2025, p. 147.

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    11

    Bernard Manin, La Délibération politique, Paris, Hermann, 2025.

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    12

    Bernard Manin, La Délibération politique, Paris, Hermann, 2025, p. 203.

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    13

    Bernard Manin, La Délibération politique, Paris, Hermann, 202., p. 197-198, je souligne.

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    14

    Bernard Manin, La Délibération politique, Paris, Hermann, 2025, p. 204.

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    15

    Bernard Manin, La Délibération politique, Paris, Hermann, 2025, p. 205.

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    16

    Je m’inspire ici du travail de certains collègues comme Antoine Chollet, Laurence Morel ou Marion Paoletti. Voir en particulier Marion Paoletti et Laurence Morel, « Le référendum : une procédure contraire à la délibération, utile à la démocratie délibérative », dans Loic Blondiaux et Bernard Manin (dir.), Le Tournant délibératif de la démocratie, Paris, Presses de Sciences Po, 2021, p. 201-223 ; Antoine Chollet, « Referendum and Representative Government », Representation, à paraître.

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    17

    Élie Cohen, Gérard Grunberg et Bernard Manin, « Le référendum, un instrument défectueux », Le Débat, n° 193, 2017, p. 137-140.

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    18

    Bernard Manin, « Contre les référendums », Esprit, 2019.

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    19

    Voir en particulier, sur ce point, Antoine Chollet, « Referendum and Representative Government », Representation, à paraître ; ainsi que la réponse directe à l’article d’Élie Cohen, Gérard Grunberg et Bernard Manin, « En défense du référendum », publiée sur Telos par Charles Wyplosz.

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    20

    Katherine R. Knobloch, John Gastil et Tyrone Reitman, « Délibérer avant le référendum d’initiative citoyenne : l’Oregon Citizens’ Initiative Review », Participations, vol 23, n° 1, 2019, p. 93-121.

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    21

    Il en mentionne cinq : leur caractère manichéen, le fait que les termes du débat soient fixés d’emblée, le caractère difficilement réversible des décisions prises, la difficulté de bien poser la question soumise aux électeurs et la pluralité des significations que ceux-ci peuvent donner à leur vote.

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    22

    Outre les travaux de collègues mentionnés dans les notes 16 et 20, je me permets de renvoyer à mon article « Des référendums plus délibératifs ? Les atouts du vote justifié », Participations, vol.20, n° 1, p. 29-52.

    Pour citer cette publication

    Pierre-Étienne Vandamme, « Comment institutionnaliser le principe du contradictoire ? Bernard Manin face au référendum » Dans Luc, Foisneau (dir.), « Penser la politique avec Bernard Manin », Politika, mis en ligne le 29/09/2025, consulté le 01/10/2025 ;

    URL : https://www.politika.io/index.php/es/node/1603