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Paulin J. Hountondji
Paulin Jidenu Hountondji a été un fondateur du champ contemporain de la philosophie africaine. Sa définition de la philosophie africaine, dans son chef-d’œuvre de 1977 Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie – « J’appelle philosophie africaine un ensemble de textes : l’ensemble, précisément, des textes écrits par des Africains et qualifiés par leurs auteurs eux-mêmes de “philosophiques”. » – a contribué décisivement à la différenciation de la philosophie africaine d’avec l’ethnophilosophie, dont il a créé le concept pour en faire la critique.
Il est mort le 2 février 2024 à Cotonou à 81 ans. Ce texte est la transcription de la communication qu’il a donnée le 18 janvier 2024 à Paris dans le cadre du colloque « Actualité de la philosophie africaine » organisé à l’Université Toulouse Jean Jaurès et à Sciences Po Paris du 15 au 18 janvier 2024. La transcription commence dès sa prise de parole, après la présentation de Garance Benoit, enseignante de philosophie à Sciences Po Paris, qui présidait la session où il intervenait (transcription et notes S. Abdelmadjid).
Merci infiniment.
Je vais vous faire un aveu : je n’ai rien à dire. Vraiment, vraiment […].
Mais si, […] j’ai quelques idées ; mais je suis un peu intimidé par tous les collègues qui sont intervenus depuis le début de ce colloque. Ils ont fait des papiers, c’est bien clair, […] on voit que vraiment ce sont des gens qui ont travaillé. […] Bachir était impressionnant ce matin1. Je vais rebondir sur deux petites choses que Bachir a dites.
Entre des milliers de choses excellentes, intéressantes, il a parlé d’un certain Amo : Amo le Guinéen, que certains auteurs de l’époque […] font naître à Aksoum – Aksoum en Éthiopie –, et qui en fait était né à Axim dans l’actuel Ghana. […] Bachir a parlé d’Amo comme si tout le monde avait déjà entendu parler d’Amo. Je n’en suis pas si sûr, hein. Je n’en suis pas si sûr2. C’est un philo…, bon, un Noir […], un Africain né en 1700 à peu près, 1698-1700 à peu près, et qui a été vendu comme esclave et s’est retrouvé en Prusse très jeune, et qui a fait carrière en Prusse, qui a été […] Privat docent à l’université de Iéna, et de Wittenberg […], et à Halle aussi ; et qui, vers la cinquantaine, est retourné dans son pays.
[…] À l’époque, vers les années 67, j’ai lu des auteurs comme William [E.] Abraham3. Il y a aussi Nkrumah qui fait une allusion à Amo le Guinéen, dont il était très fier, […] dans un livre de philosophie-idéologie avec un trait d’union, comme on disait à l’époque dans la Guinée de Sékou Touré, […] intitulé Le consciencisme4. […] J’avais lu ces ouvrages et […] j’ai donné une communication au séminaire de Georges Canguilhem […] à l’Institut d’histoire des sciences, à la rue Dufour à Paris5 ; et une collègue qui participait à ce même séminaire, Claire Salomon-Bayet6, dont j’ai découvert récemment, en cherchant ses coordonnées sur Internet, qu’elle nous avait précédé-e-s dans l’au-delà, – elle était rédactrice en chef d’une bonne revue, qui s’appelait Les Études philosophiques – […] m’a dit : « mais, votre exposé était bon, il était intéressant, il pourrait intéresser les lecteurs des Études philosophiques, et alors, est-ce que vous pouvez […] en faire un article correct ? » Je me suis mis au travail […]7.
En fait, […] Amo, Antoine-Guillaume Amo, Antonius-Guilielmus Amo Guinea-Afer, Antoine-Guillaume Amo le Guinéen, était pour moi à la fois un modèle et un contre-modèle. Je me disais : « bon, tu es un petit Africain comme Amo, tu as évolué dans le système occidental, après le bac tu es venu au lycée Henri IV à Paris, tu as fait l’hypokhâgne, tu as fait la khâgne, tu as eu la chance d’être reçu au concours d’entrée à la rue d’Ulm, tu es agrégé. Et après ? Est-ce que tu vas passer ta vie à réfléchir sur des auteurs européens comme Amo ? » Amo s’est inspiré de Descartes, il a lu Descartes, il a lu tous les auteurs européens […] de son temps, Aristote. Bon. Mais ce que j’appréciais beaucoup chez Amo, c’est que, à la fin de sa vie, il est retourné dans son pays. Et il se trouve qu’en fait, revenu dans son pays, il a vécu comme un grand incompris. Il était incompris. Il était complètement déraciné. Là encore, bon, je me suis dit, tout en saluant son courage et son sens des origines : « je n’aimerais pas être comme lui. Je n’aimerais vraiment pas être comme lui. J’aimerais pouvoir discuter, échanger avec les gens de chez moi sur les questions qui les intéressent. »
— Je reviendrai tout à l’heure sur le séminaire de Georges Canguilhem.
Bachir a cité tout à l’heure une phrase dont je connais un peu l’auteur : « J’appelle philosophie africaine un ensemble de textes…8 » La fin de cette phrase […] a donné lieu à des malentendus énormes. Je cite l’ensemble de la phrase : « J’appelle philosophie africaine un ensemble de textes : l’ensemble, précisément, des textes écrits par des Africains et qualifiés par leurs auteurs eux-mêmes de “philosophiques”9. » Alors… au lieu de dire « écrits », j’aurais dû dire « produits » : « l’ensemble des textes produits, soit par écrit, soit oralement, par des Africains ». Bon… « et qualifiés par leurs auteurs eux-mêmes de “philosophiques” », ça aussi, ce n’était pas évident. Parce que… On a dit […] : pour Hountondji, bon, il suffit de se dire philosophe pour l’être. Mais ce qui était important, c’est que, à l’époque, 69 à peu près – l’article a été publié en 1970 dans Diogène10 –, à l’époque, pour tout le monde, la philosophie africaine, c’était le système de pensée implicite, inconscient ou semi-conscient, uniformément partagé par les Africains – les Africains au sud du Sahara comme on dirait aujourd’hui, c’est-à-dire les Négro-Africains. Et le modèle, c’était La philosophie bantoue du père Tempels11. Bon, et à cette époque-là, c’était nouveau d’attirer l’attention sur le discours explicite des Africains eux-mêmes, des penseurs africains eux-mêmes, et sur le caractère forcément pluriel de la philosophie africaine ainsi entendue. […] Enfin, donc ça, c’était nouveau, et c’est peut-être la raison fondamentale pour laquelle une équipe de libraires, d’éditeurs, qui a décidé, […] à la fin du XXe siècle, d’établir la liste des 100 meilleurs livres africains du XXe siècle12… Bon, une liste de ce genre est forcément arbitraire. Mais le 70e livre […] sur cette liste est un livre d’un certain Hountondji, Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie. Le premier livre de la liste, c’est celui de Chinua Achebe, Things fall apart, traduit en français par Le monde s’effondre13. Vous trouvez sur cette liste les livres de Wole Soyinka, un recueil de textes de Senghor, etc., etc. Le petit Hountondji se trouve là-dedans aussi. Ousmane Sembène, Les bouts de bois de Dieu. Donc je pense que […] le fait de lier la philosophie africaine […] au discours explicite des philosophes africains était important.
Quand je réfléchis, je me dis qu’au fond, beaucoup de circonstances indépendantes de moi m’avaient amené à prêter attention à l’existence de ces textes. On ne parle pas beaucoup de Raymond Klibansky14: K, l, i, b, a, n, s, k, y. C’est un philosophe canadien, d’origine juive je crois. Je ne l’ai jamais vu, mais une fois, à l’époque où Aloyse Ndiaye15 était vice-recteur de l’Agence universitaire de la Francophonie, chargé de la coopération internationale, j’ai été invité à un colloque de l’AUF au Canada, à Montréal, et une collègue canadienne m’a dit : « mais, pourquoi vous n’appelez pas Raymond Klibansky ? » J’hésitais parce que moi, je bégaye, comme chacun sait, et puis j’ai du mal à échanger avec des gens que je n’ai jamais vus. Mais cette collègue était si gentille, elle a insisté. Elle a appelé Raymond Klibansky, elle me l’a passé. Il était d’une gentillesse incroyable. Il a dit : « mais, écoutez, j’ai maintenant quatre-vingt-dix ans, j’espère avoir la joie de vous rencontrer avant d’avoir cent ans. » Je ne l’ai jamais rencontré, mais il est mort deux mois, je crois, avant son centième anniversaire. Raymond Klibansky connaissait bien Georges Canguilhem, et il voulait écrire un panorama de la philosophie contemporaine. Alors, un jour, Canguilhem, après son séminaire, m’a appelé, il a dit : « écoutez, avez-vous déjà entendu parler de Raymond Klibansky ? » J’ai dit : « non ». Il dit : « bon, écoutez, il veut écrire un panorama de la philosophie mondiale. Vous avez fait l’autre jour à mon séminaire un exposé qui a intéressé tout le monde sur un certain Antoine-Guillaume Amo. Accepteriez-vous d’écrire le chapitre de ce panorama sur la philosophie en Afrique16? » C’est ainsi que la question de Klibansky […], au fond, m’a orienté vers…, enfin, a attiré mon attention sur l’existence de textes philosophiques africains, comme il existait des textes philosophiques français, américains, italiens, etc. Donc, en fait, je dois dire que l’insistance sur la textualité, elle ne venait pas vraiment de moi. Elle était…, bon, j’y suis arrivé à partir des questions qui m’avaient été posées.
[…]
Et alors je veux maintenant dire que, écrite ou non, il existe en Afrique, comme ailleurs, une littérature. Il existe des textes écrits ou oraux qu’il serait intéressant de reconstituer, de découvrir, et je dis : le livre de Griaule sur Dieu d’eau17, […] dans lequel il transcrit les paroles d’un vieux chasseur dogon, aveugle, qui s’appelait Ogotemmêli, bon, c’est un peu un livre de Platon écoutant Socrate et transcrivant ses propos. Nous avons en Afrique certainement, dans l’Afrique […] plusieurs fois millénaire, des Ogotemmêli. Yacouba Konaté, en Côte d’Ivoire, vient de publier […] un recueil de contes de Bamôrô18. Beaucoup ne l’ont pas lu, en dehors des universitaires et autres lecteurs ivoiriens parce que le livre a été publié localement, c’est un problème ça pour les livres publiés en Afrique. […] C’est difficile de les avoir, et c’est […] une jeune collègue, qui est une ancienne étudiante de Konaté, qui a joué des pieds et des mains pour m’en envoyer un exemplaire […]. Alors, c’est intéressant : Bamôrô, Ogotemmêli, Guèdègbé qui était le devin du roi du Dahomey, et que cet écrivain français a fait connaître, un écrivain français dont j’oublie le nom, auteur … Oui ! Bernard Maupoil, auteur de La Géomancie à l’ancienne Côte des Esclaves19. Les Ogotemmêli, les Bamôrô, les Guèdègbé, nous ne les connaissons que grâce à ceux qui ont écrit sur eux, ceux qui les ont écoutés, comme nous ne connaissons Socrate qu’à travers les écrits de Platon.
Socrate savait-il écrire ? Je n’en sais rien. Je n’en sais rien. Mais s’il savait écrire, il n’a pas fait grand usage de cette compétence. Donc, il est exactement dans la même situation que ces dizaines, ces centaines et peut-être ces milliers de penseurs africains analphabètes. C’est tout ce que je voulais dire. Je vous remercie de votre patience.
Notes
1
L’intervention de Paulin J. Hountondji a eu lieu à 11h20. Souleymane Bachir Diagne était intervenu à 9h20 sous le titre « Pour la philosophie africaine ». Le programme du colloque est disponible sur le site de l’Université Toulouse Jean Jaurès : https://screaf.univ-tlse2.fr/accueil/seminaire/seminaire-2023-2024/colloque-%c2%ab-actualite-de-la-philosophie-africaine-%c2%bb-symposium-actualite-of-african-philosophy (dernière consultation le 31 août 2024).
2
Paulin J. Hountondji a consacré un article à Amo : « Un philosophe africain dans l’Allemagne du XVIIIesiècle : Antoine-Guillaume Amo », Les Études philosophiques, n°1, Paris, PUF, 1970 ; qui deviendrait un chapitre de Sur la « philosophie africaine » : Hountondji, « Un philosophe africain dans l’Allemagne du XVIIIe siècle : Antoine-Guillaume Amo », Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie, ch. 5, Paris, Maspero, 1977. Il a travaillé sur Amo jusque récemment : Hountondji, « Die Re-Afrikanisierung des Anton Wilhelm Amo » / « Re-Africanizing Anton Wilhelm Amo », B. S. B. Ndikung, J. Hillgärtner, N. Kaczmarek (dir.), The Faculty of Sensing – Thinking With, Through and by Anton Wilhelm Amo, Milano, Mousse Publishing, 2021.
3
William E. Abraham est un philosophe ghanéen né en 1934, auteur notamment de The Mind of Africa en 1962 et de « The Life and Times of Wilhelm Anton Amo » en 1964, auxquels Paulin J. Hountondji réfère dans Sur la « philosophie africaine ». Il y classe The Mind of Africa dans la « bibliographie minimale » de la philosophie africaine [Paulin J. Hountondji, Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie, Paris, Maspero, 1977, p. 12.].
4
Paulin J. Hountondji consacre deux chapitres à Nkrumah dans Sur la « philosophie africaine » : « La fin du nkrumaïsme et la (re)naissance de Nkrumah », « L'idée de philosophie dans “Le Consciencisme” de Nkrumah ». Il classe aussi Le consciencisme dans la « bibliographie minimale » de la philosophie africaine [Paulin J. Hountondji, Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie, Paris, Maspero, 1977, p. 13.].
5
Paulin J. Hountondji en précise la date dans Sur la « philosophie africaine » : « le 16 janvier 1969 » [Paulin J. Hountondji, Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie, Paris, Maspero, 1977, p. 139.].
6
Claire Salomon-Bayet (1932-2016) était une philosophe française, notamment auteure de L'institution de la science et l'expérience du vivant. Méthode et expérience à l'Académie royale des sciences, 1666-1793 en 1978.
7
Paulin J. Hountondji, « Un philosophe africain dans l’Allemagne du XVIIIe siècle : Antoine-Guillaume Amo », Les Études philosophiques, n°1, Paris, PUF, 1970.
8
Paulin J. Hountondji, Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie, Paris, Maspero, 1977, p. 11.
9
Paulin J. Hountondji, Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie, Paris, Maspero, 1977, p. 11.
10
Paulin J. Hountondji, « Remarques sur la philosophie africaine contemporaine », Paris, Diogène, n°71, 1970. L’article deviendrait le premier chapitre de Sur la « philosophie africaine » sous le titre « Une littérature aliénée ».
11
Placide Tempels, La philosophie bantoue, trad. A. Rubbens, Elisabethville, Lovania, 1945.
12
Cette liste, dont le projet a été initié à la Zimbabwe International Book Fair de 1998, date de 2002. Elle est disponible sur le site de Columbia University : https://library.columbia.edu/libraries/global/virtual-libraries/african_studies/books.html (30.8.24).
13
Chinua Achebe, Le Monde s’effondre, trad. M. Ligny, Paris, Présence africaine, 1966 ; retraduit depuis : Chinua Achebe, Tout s’effondre, trad. P. Girard, Arles, Actes Sud, 2013.
14
Raymond Klibansky (1905-2005) était un philosophe canadien, né à Paris, formé en Allemagne qu’il dut fuir en 1933, pour le Royaume-Uni d’abord puis, après la Seconde Guerre mondiale, le Canada. Son œuvre inclut notamment Saturn and Melancholy: Studies in the History of Natural Philosophy, Religion, and Art avec Erwin Panofsky et Fritz Saxl en 1964.
15
Aloyse-Raymond Ndiaye est un philosophe sénégalais, coéditeur notamment de La quête du sens : mélanges offerts à Paulin Hountondji à l’occasion de ses 80 ans avec Paul Christian Kiti et Désiré Medegnon en 2021.
16
Paulin J. Hountondji, « Le problème actuel de la philosophie africaine », Raymond Klibansky (dir.), Contemporary Philosophy. A Survey, vol. IV, Florence, La Nuova Italia Editrice, 1971.
17
Marcel Griaule, Dieu d'eau. Entretiens avec Ogotemméli, Paris, Éditions du Chêne, 1948.
18
Yacouba Konaté, Voilà pourquoi… Contes de Bamôrô Traoré de Kong, Abidjan, Eburnie, 2019.
19
Bernard Maupoil, La Géomancie à l’ancienne Côte des Esclaves, Paris, Institut d’ethnologie, 1943.