L’histoire, héritière des Lumières
L'héritage des Lumières

Antoine Lilti, L'héritage des Lumières (2019)

À propos d’Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité (2019)

L’Héritage des Lumières, c’est trois livres en un1. Sous le slogan publicitaire se cache une invitation à lire le dernier ouvrage d’Antoine Lilti comme une salutaire réflexion sur les sciences sociales. Les enquêtes que l’historien consacre aux Lumières françaises s’ajointent comme les pièces d’une critique de l’écriture et de l’usage de l’histoire pour questionner la modernité – le mot et la chose. Notion controversée entre toutes2, que l’histoire globale tente aujourd’hui de pluraliser3, la modernité est ici pensée par le moyen de l’ironie, une vertu épistémique qu’Antoine Lilti a bien héritée des Lumières.

L’ironique héritage des Lumières

L’historien envisage la modernité comme un système d’héritages. Ceux-ci ont été assumés par des mouvements qui se voulaient progressistes, révolutionnaires ou réformistes. Ils ont été parfois instrumentalisés, par Samuel Huntington par exemple. Certains intellectuels modernes se sont donnés pour mission de faire fructifier les idées héritées des philosophes du XVIIIe siècle, d’autres ont tenté de les rejeter. Les Lumières ont formé un espace de jeu pour la conscience critique de l’Occident et de ses marges, des incriminations de la pensée des Lumières à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, par exemple par l’École de Francfort4, aux mises en cause de la rationalité occidentale par les études postcoloniales.

Or, selon Antoine Lilti, « notre » modernité, celle des XXe et XXIe siècles, ne peut se concevoir hors de la référence aux mouvements d’émancipation et aux entreprises de domination du monde dont l’Europe du XVIIIe siècle fut le terreau. Inscrite dans une généalogie longue, la modernité se retrouve ainsi privée de rupture constitutive. Pensés comme référence à un passé, à la philosophie des Lumières, les temps modernes sont pris dans le filet de l’histoire. Ironiquement, ils sont réinscrits dans une continuité, ressaisis par une raison historiographique qui a précisément résulté du geste de rupture par lequel les modernes ont pensé leur différence. Les intellectuels du XVIIIe siècle ont en effet relégué le passé médiéval et humaniste dans un monde caduc. Ils ont opéré cette « temporalisation de l’histoire »5 dont les savoirs historiques sont à la fois les outils et les propriétés émergentes.

L’historien invite ainsi à reconnaître des continuités à partir du moment où les acteurs intellectuels se sont affirmés par la rupture. Avec la notion d’héritage pour horizon théorique, son enquête contourne l’un des grands dilemmes de l’histoire sociale et culturelle des Lumières : « était-il possible d’objectiver les Lumières, de les inscrire dans un passé révolu, et de s’en réclamer comme d’un projet politique toujours digne d’être défendu ? » (p. 14). Les Lumières du XVIIIe siècle se sont éteintes, alors même que la référence aux Lumières est aujourd’hui plus récurrente et efficace que jamais dans les discours public et scientifique. C’est cet appel aux Lumières qu’il faut questionner et, à travers lui seulement, les Lumières.

« …les historiens ne sont jamais assez réflexifs » (p. 158)

Pour aborder les textes du XVIIIe siècle dans leur complexité et leurs ambivalences, Antoine Lilti procède d’une réflexion historiographique. Comme pour bien d’autres périodes, la recherche sur les Lumières a vu s’affronter les partisans de l’histoire sociale et ceux de l’histoire des idées. Cette dernière, qui « consiste à n’étudier que les doctrines » (p. 318) et pense souvent en termes d’influences, s’est intéressée surtout au spinozisme et aux ramifications de la pensée libertine au XVIIIe siècle. L’un de ses plus influents représentants, Jonathan Israel, a fait des « Lumières radicales » – une philosophie spinoziste, athée et matérialiste – le moteur de la Révolution française6 et, a fortiori, d’une modernité dont il faut défendre aujourd’hui les valeurs contre le retour du religieux et la mauvaise conscience postcoloniale. Dans un chapitre dont la virulence ne nuit en rien à la puissance démonstrative (p. 223-257), Antoine Lilti met en balance le projet idéologique d’Israel et l’appauvrissement cognitif dont témoigne sa « nouvelle histoire intellectuelle », qui « ressemble à s’y méprendre à la vieille histoire des idées » (p. 231). Le spinozisme y devient un système figé et univoque, une « radicalisation du rationalisme cartésien » (p. 230). Sa constitution par les lecteurs de Spinoza est ignorée, tout comme les réceptions des œuvres, leurs circulations et leurs usages. Les stratégies d’énonciation des acteurs intellectuels et la vie sociale des idées sont curieusement bannies de cette histoire philosophique de la modernité politique.

La critique d’Israel ne débouche cependant pas sur un plaidoyer pour l’histoire sociale. Si les grands thèmes de la nouvelle histoire sociale et culturelle des Lumières – les formes de sociabilité, la distinction entre public et privé, ou encore la révolution médiatique induite par l’imprimerie – constituent bien l’horizon théorique des enquêtes d’Antoine Lilti, ce sont les idées, les écrits qui les véhiculent, qui forment le matériau de son « histoire intellectuelle du social » (p. 165). Tandis que l’histoire sociale des idées reconstruit les conditions de la production des idées dans des dispositifs sociaux situés, notamment des institutions, l’« histoire intellectuelle des pratiques sociales » (p. 207) procède à rebours. Elle use d’une sémantique historique renouvelée par les humanités numériques pour reconstruire les manières dont les acteurs intellectuels du passé ont appréhendé leur réalité sociale. Des textes, mis en série, produisent un réseau d’énoncés autour des « catégories avec lesquelles une société donne sens à ses pratiques » (p. 211).

Pour illustrer le gain de cette méthodologie sérielle, Antoine Lilti consacre plusieurs pages à l’étude de la société d’ancien régime qu’a produite Clare Haru Crowston7. En repérant les occurrences du terme « crédit » dans un corpus idéalement le plus vaste possible, l’historienne a mis en évidence la polysémie analogique du terme au XVIIIe siècle. Le crédit social et le crédit économique des Lumières sont fallacieusement distingués lorsqu’ils sont appréhendés séparément par deux disciplines qui s’ignorent, l’histoire sociale et l’histoire économique. Une mise en série d’énoncés tirés de textes de natures diverses, qui enjambe allègrement les canons disciplinaires, montre au contraire que la spéculation financière, la célébrité mondaine et la popularité politique formaient un tout dynamique au XVIIIe siècle.

Pour fluidifier les catégories intellectuelles que nous avons héritées de la modernité, Antoine Lilti en appelle d’ailleurs aux Lumières. Son histoire intellectuelle, qui permet de « penser l’interdépendance des phénomènes économiques, sociaux et culturels » (p. 221), ambitionne de retrouver la complexité du réel par l’abandon des cloisonnements et des corporatismes disciplinaires. Ceux-ci sont, on le devine, un héritage du XIXe siècle ; quant aux Lumières, « l’absence de spécialisation était aussi leur force » (p. 222). Cependant, cet appel aux Lumières semble également être un moyen de contourner un danger inhérent à la méthode sérielle, qui s’abstrait de la logique des textes en décontextualisant les énoncés : celui de manquer l’ironie ou l’ambivalence. Lorsqu’Antoine Lilti écrit sur les entreprises de Voltaire, Diderot, Volney, Condorcet, Rousseau, Sade et Kant, il est toujours très attentif aux situations d’énonciation, aux stratégies discursives et aux tensions qui travaillent les textes. Sa lecture, empathique et ironique, met à jour des tensions, des contradictions, des ambiguïtés et des ambivalences, notions qui se retrouvent presque à chaque page de l’ouvrage après avoir été évoquées dans son sous-titre. À cette fin, l’historien contextualise les énoncés, privilégiant l’ordre des textes plutôt que l’ordre du discours. À l’étude de Sade, il prévient : « il n’est guère judicieux de réduire le texte en fragments ou de l’isoler du livre dans lequel Sade l’a inséré » (p. 347).

Entre logique des textes et décontextualisation par la mise en série d’énoncés, Antoine Lilti ne choisit pas. Il constate que, confrontés au défi des humanités numériques, « les historiens découvrent, avec un peu d’effarement, l’inadaptation de leur épistémologie » (p. 210). Par ce détour réflexif, historiographique, il arrime les changements de manières de lire induits par les outils numériques aux dispositifs intellectuels des Lumières. Ceux-ci, bien que d’une autre manière, ignoraient aussi les cloisonnements disciplinaires, les canons et les hiérarchies cognitives. De tels ordonnancements semblent quant à eux former l’héritage d’un XIXe siècle honni, qu’Antoine Lilti ignore superbement lorsqu’il questionne « notre » modernité – nous y reviendrons.

Qu’est-ce que les Lumières ?

Confronté à cette question, l’historien oppose le constat d’une ambivalence constitutive des Lumières, sur le plan socio-intellectuel, à la réponse philosophique abstraite de Kant8, pour qui l’Aufklärung signifiait le courage de connaître et l’autonomie de la raison. Chez Antoine Lilti, ce qui fait le caractère ambivalent des Lumières n’est pourtant pas leur pluralité, la diversité de leurs manifestations nationales et coloniales, ou leurs variations religieuses – déistes, athées, catholiques, protestantes ou juives. L’ambiguïté fondatrice des Lumières se découvre plutôt dans leur unité minimale et leur centre de gravité intellectuel : l’auto-affirmation de l’Europe comme exceptionnalité qui consiste précisément en sa capacité et en sa légitimité à penser l’universel.

Dans l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations de Voltaire, l’Europe devient un objet d’histoire et avec elle, ou plutôt à sa traîne, les autres peuples du monde. Ceux-ci sont inclus dans le même cadre historique, la même périodisation et la même trame narrative, celle du progrès de la civilisation, universelle de jure, européenne de facto. La globalisation du monde étant accomplie depuis un siècle9, le véritable tour de force consistait à inscrire tous les peuples dans un temps commun, celui de l’histoire sécularisée des Lumières européennes. En réalité, l’histoire de la civilisation écrite par les Lumières est « intrinsèquement contradictoire » ; elle présente une « contradiction irrésolue, entre le récit d’une exceptionnalité européenne et la construction d’une histoire universelle » (p. 89).

Par un effet de redondance épistémique caractéristique de la manière d’Antoine Lilti, notre modernité (considérée comme un produit de l’Europe des Lumières) est en difficulté avec l’héritage de cette aporie constitutive. Elle n’échappe pas au dilemme qui la fait sans cesse osciller entre la défense des idéaux humanistes des Lumières et la critique de leur universalisme conquérant, de leur racisme, de leur élitisme et de leur machisme. Antoine Lilti ne se dérobe pas ; la réflexion historiographique n’est pas une tactique d’esquive. Au contraire, il tient aux Lumières, tout en confessant le malaise produit par cet héritage ambigu. Dans l’excellent chapitre intitulé « Le défi postcolonial » (p. 41-86), il met à profit les approches des études postcoloniales « pour mettre en évidence les tensions inhérentes à l’eurocentrisme des Lumières » (p. 39).

Les Lumières sont en effet l’héritage que l’historien revendique, passant le XIXe siècle sous silence. Il veut « rendre justice aux ambivalences » (p. 104, 142, 156) et retenir des Lumières l’indécision qui fonde leur ouverture, leur irrésolution et leur dimension performatrice. Diderot fonctionne dans l’ouvrage comme la figure même de la contradiction, tiraillée entre l’idéal socratique d’un engagement politique total et le confort de la vie de famille. Mais les Lumières et leur héritage positif sont surtout la capacité et le goût de l’autocritique (p. 87, 337). Voltaire, polygéniste pour contrer le récit biblique, critique sévèrement sa propre société en la jugeant inférieure à certains peuples « primitifs ». Ambivalent, il ne parvient toutefois jamais à remettre en question sa vision présentiste et eurocentrée de l’histoire. Helvétius plaide pour l’abolition de l’esclavage. Raynal et Diderot sont parfois résolument anticolonialistes. Contre son monde qui relègue les femmes dans ses marges, Condorcet prône l’égalité des sexes. Diderot et Jonathan Swift sont anti-impérialistes lorsqu’ils critiquent l’universalisme qui informe la philosophie des Lumières et défendent un « relativisme culturel » ; ils sont en même temps de parfaits représentants d’un exotisme qui projette sur autrui ses propres représentations de l’altérité (p. 52-54).

La mauvaise conscience des Lumières fait ainsi office d’antidote, qui combat de l’intérieur l’impérialisme de leurs grands récits ; elle est un poison produit par ces récits mêmes. Pour Antoine Lilti, l’histoire n’est en effet « pas seulement une science sociale, elle est aussi une science morale et politique » (p. 156). Elle le fut également pour les intellectuels du XVIIIe siècle qui se demandaient comment transformer la société. Cependant, lorsqu’Antoine Lilti affirme que les « Lumières ne servent pas à justifier la modernité mais à la problématiser » (p. 384), sa lectrice se pose la question de l’usage de l’histoire et de l’autre, un usage que le verbe « servir » suggère.

En réalité, l’autocritique et la mauvaise conscience des Lumières paraissent tout aussi ambiguës que leur projet civilisationnel. L’historien évoque la tradition libertine qui, dès le XVIIe siècle, cherche hors d’Europe « des modèles à opposer au christianisme » (p. 49). Il souligne cependant le caractère fictif et romanesque de ces mises en scène de l’autre. Le Chinois est plus souvent un « prétexte à une critique acerbe de la religion chrétienne » (p. 51) qu’un véritable objet de curiosité scientifique, affirme-t-il avant de changer de pied pour absoudre la raison ethnographique des Lumières de visées purement stratégiques. Les écrits de Montesquieu et Swift attestent d’un lien entre « découverte de l’autre et critique de soi » (p. 52). Au sujet de Voltaire, l’historien prévient : « Il serait tentant de s’appuyer sur cette apparente palinodie pour en conclure que l’ouverture aux sociétés non européennes n’avait qu’une visée tactique » (p.  103). Pourtant, il oppose ensuite la véritable connaissance d’autres sociétés dont fait preuve Volney à la construction d’« une image fantasmée des cultures non européennes » par Voltaire, qui en use « pour critiquer » son monde (p. 118). Idem pour Montesquieu qui, différent de Volney, « construit le despotisme oriental comme outil littéraire de distanciation critique […] ou comme modèle répulsif » (p. 121). Confronté aux paradoxes de l’exotisme, un esprit trop sérieux serait tenté de ne voir en l’autocritique des Lumières qu’une manière ironique d’autoglorification, propre à une petite élite intellectuelle. Mais Antoine Lilti n’a assurément pas cet esprit de sérieux qui oblige à la condamnation ou à la justification.

Civilisation, sciences sociales et histoire

La critique postcoloniale des Lumières et, plus généralement, de la modernité européenne conduit enfin Antoine Lilti sur le terrain de l’histoire des sciences sociales. Lorsqu’il reconstruit le débat qui a opposé Marshall Sahlins à Gananath Obeyesekere autour de l’interprétation de la mort du capitaine Cook à Hawaï, il constate l’héritage des Lumières du côté où on l’attendait le moins, celui des études postcoloniales. Obeyesekere conçoit en effet la « rationalité pratique » comme un universel anthropologique. « Sa critique politique du colonialisme européen se réclame donc de son expérience personnelle au Sri Lanka, mais aussi de son attachement à l’anthropologie comme discipline savante fondée sur l’héritage européen des sciences sociales et sur une conception universelle de la rationalité humaine. C’est le geste postcolonial par excellence, nouant les ressources intellectuelles de la tradition occidentale et les ressorts politiques de l’énonciation indigène. » (p. 81-82) De manière analogue, l’histoire globale a bien tenté de délocaliser la modernité en reconnaissant une multiplicité de processus de modernisation parfois incompatibles avec leur pendant européen. Cet élargissement et cette relativisation vont pourtant « rarement jusqu’à remettre en cause l’idée d’un mouvement général d’élaboration des sciences modernes, fût-il pluriel » (p. 55).

Dans le champ de l’historiographie européenne, les atermoiements de la notion de civilisation illustrent les dangers inhérents à une histoire qui ne réfléchit pas jusqu’au bout ses présupposés. Alors que la notion de civilisation irrigue l’historiographie française du XXe siècle, elle choque lorsqu’elle réapparaît au XXIe siècle sous la plume de Samuel Huntington ou dans la bouche de Nicolas Sarkozy. Les acceptions et les usages diffèrent bien évidemment. Chez Fernand Braudel, les civilisations, au pluriel, désignent des entités socioculturelles qui se distinguent par leur situation sur un territoire géographique étendu et par leur longue durée. Elles ont une temporalité et une durée propres. Cependant, lorsqu’il discute des emplois du terme « civilisation » chez d’autres historiens, Braudel ne remonte jamais jusqu’au XVIIIe siècle, qui a forgé la notion. Un constat analogue est posé au sujet de Lucien Febvre : « Après avoir récusé l’usage de “civilisation” pour désigner un idéal, une forme supérieure de société et de culture, Febvre l’utilise dans cette acception ». Antoine Lilti ajoute : « le mot est trop chargé de sens […], notamment de réminiscences dix-huitiémistes, même pour un historien aussi réflexif que Febvre » (p. 153).

La réflexion qu’Antoine Lilti appelle de ses vœux semble prendre la tournure d’une historicisation critique, un processus qui me semble être la conséquence épistémologique la plus décisive de l’opération intellectuelle par laquelle la modernité européenne s’est affirmée, c’est-à-dire la temporalisation de l’histoire. Celle-ci porte sur des objets, qui sont mis à distance. Ces objets sont notamment les textes et les productions symboliques de sociétés considérées comme caduques, sans rapport avec la réalité présente. L’historien mentionne le Moyen Âge, mais on pourrait en dire autant de la Renaissance et de l’humanisme, abruptement congédiés par un Christian Thomasius déjà. Achevée à la fin du XVIIIe siècle, cette temporalisation de la culture et du social, qui n’épargne d’ailleurs pas la nature, produit une boucle réflexive : le sujet historien va s’y trouver pris à son tour.

Le présentisme historiographique des Lumières recèle en effet une contradiction dont prend acte l’historicisme du XIXe siècle. Comme le souligne Antoine Lilti, l’« historien n’occupe pas une position hors de l’histoire, depuis laquelle il étudierait les différentes civilisations » ; il est donc « l’interprète d’une histoire dont il a hérité » (p. 154). Or l’avènement de cette raison ou conscience historiographique, un retour du sujet historien sur lui-même et sur son savoir, a lieu au XIXe siècle, dans l’historicisme et chez ses critiques. L’historien y est pour la première fois conçu comme un produit de l’histoire10, sans assise stable, et le savoir historique a désormais lui aussi une histoire. Une continuité historique est affirmée contre le schème de la rupture. Pour être réfléchi, l’héritage des Lumières pourrait ainsi être emboîté dans celui du XIXe siècle. Le même constat vaut pour la notion même d’héritage dans le sens que lui donne Antoine Lilti. Elle ne désigne pas seulement un gain patrimonial objectif, mais surtout un apport épistémique subjectif, celui de l’autocritique par l’histoire.

Quelle philosophie des Lumières ?

À cet égard, la figure de Volney me paraît centrale : elle articule un double passage qui se produit à la fin du XVIIIe siècle, de l’exotisme des Lumières à l’ethnologie, et de la philosophie des Lumières à l’histoire. Penseur de la Révolution, Volney abandonne le discours philosophique de la civilisation en faveur d’une histoire politisée. Il aborde l’Europe à distance « à travers son intérêt pour les autres cultures », notamment les mondes arabes (p. 118). Lorsqu’Antoine Lilti parle des Ruines comme d’un « roman philosophique » (p. 126), il ne s’agit pas du genre littéraire illustré par Voltaire. Volney met plutôt en scène une prophétie politique fondée sur son expérience concrète de la Révolution française. Autre figure de transition, Condorcet prône une séparation du savoir par rapport à la sphère mondaine, un processus qui débouchera au XIXe siècle sur l’idée de science et sur la professionnalisation disciplinaire. Il « institue les savants comme une catégorie à part » (p. 278). S’émanciper par la raison, une aptitude universellement partagée, n’équivaut pas à faire progresser le savoir, une entreprise réservée à une élite instruite, qui obéit à une certaine juridiction scientifique. Ainsi, Condorcet semble lui aussi congédier la « philosophie » des Lumières, ou du moins amorcer un mouvement en ce sens.

L’une des questions implicites qui traversent l’ouvrage d’Antoine Lilti concerne en effet la notion de philosophie. Au XVIIIe siècle, le terme « philosophe » désigne « surtout en France, un certain rapport au savoir, la volonté de le partager largement et de le rendre utile » (p. 261)11. Contre la tradition de la philosophie universitaire qui s’impose au XIXe siècle, cette conception médiatique et mondaine de la philosophie sera rappelée tout au long de l’histoire moderne, par Victor Hugo et Jean-Paul Sartre notamment. Mais il s’agit bien là d’une tradition française de la philosophie. Dans l’Allemagne de Kant, la philosophie de l’Aufklärung se pratique déjà à l’Université, comme le précise Antoine Lilti (p. 292). Le partage des traditions cesse pourtant d’être évident dans les cas particuliers.

Le dernier chapitre de l’ouvrage est en effet consacré à l’écrit de Michel Foucault intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? », qui fut publié en 1984, après la mort du philosophe. Parodiant le titre d’un célèbre texte de Kant (Was ist Aufklärung ?), Foucault y assume l’héritage des Lumières. Antoine Lilti interprète le ralliement tardif de Foucault aux Lumières comme l’affirmation d’un rationalisme critique qui questionne le présent. « Ce qui apparaît, en filigrane, c’est la question du philosophe comme intellectuel susceptible d’intervenir dans l’espace public. […] celui du “philosophe” au sens du XVIIIe siècle, menant des combats contre l’injustice. » (p. 373) Ce philosophe ne porte pourtant jamais un masque français dans le texte de Foucault, qui mentionne, dans cet ordre, Kant, Hegel, Nietzsche, Max Weber, Horkheimer, Habermas, Mendelssohn, Lessing, Platon, Augustin, Vico, avant de faire un bond vers le XIXe siècle littéraire de Baudelaire et Constantin Guys. La philosophie est allemande chez Foucault, comme si Diderot ou Condorcet n’étaient pas assez philosophes pour lui. Quant à sa vision de la modernité, il la trouve chez Baudelaire. De quelles lumières hérite donc Foucault, lorsqu’il se revendique de Kant et de Baudelaire ? L’enrégimentement disciplinaire de la philosophie et l’autonomisation du monde de l’art sont passés par là. Foucault est un héritier bien paradoxal des Lumières.

Qui hérite des Lumières ?

L’enquête d’Antoine Lilti pose enfin implicitement la question des héritiers. Selon l’historien, les Lumières constitue un héritage obligé, « récit de fondation qu’il peut discuter, voire critiquer, mais dont il ne peut entièrement s’abstraire » (p. 19). Mais qui hérite des Lumières ? Qui est le « nous » implicite de l’auteur ? Pour y répondre, il faut distinguer ceux qui prétendent à l’héritage, des héritiers naturels.

 

Parmi les premiers, la mauvaise conscience des Lumières et l’autocritique qu’elle induit ne sont pas toujours perceptibles. Si l’appel aux Lumières n’a jamais été aussi retentissant qu’après le 11 septembre 2001 ou les attentats contre les journalistes de Charlie Hebdo en 2015, c’est que l’autre des Lumières fut l’Islam. Dans le débat public, l’enjeu actuel des Lumières semble être « nos » relations à une religion, une culture et des modèles sociaux perçus comme incompatibles avec « la » société occidentale. L’Islam constitue encore l’altérité dans l’esprit de ceux qui invoquent de manière incantatoire le nom de Voltaire, souhaitant voir poindre les Lumières en terre d’Islam. Or, sur ces questions, l’éclairage vient peut-être, parmi « nous », d’islamologues qui ont tenté de faire entendre une autre voix dans le débat public.

Thomas Bauer explique pourquoi il n’y pas eu de Moyen Âge islamique et pourquoi il n’y aura donc pas d’Aufklärung en terre d’Islam. Le titre et le sous-titre de son dernier livre résument le propos de manière claire : Pourquoi il n’y a pas eu de Moyen Âge islamique. L’héritage de l’Antiquité et l’Orient12. L’Islam a son héritage propre : l’Antiquité qui s’y est continuée jusqu’au XIe siècle au moins. Contrairement à ce que laisse entendre le nouveau récit civilisationnel opposé à l’Islam en Occident, les nations islamiques ne peuvent pas stagner dans le Moyen Âge, car elles n’ont pas connu de période comparable. Le 30 novembre 2017, l’islamologue Ulrich Rudolph publiait un papier dans la Neue Zürcher Zeitung sous le titre « L’Islam n’a besoin d’aucun Voltaire » (Der Islam braucht keinen Voltaire). Il précisait qu’il s’agit d’un débat sur « l’héritage des Lumières » (« das Erbe der Aufklärung ») et plaidait pour une pluralisation de l’universalisme. L’histoire de la pensée islamique a connu, avant le monde occidental, des tentatives fortes et articulées de rationalismes universalistes, d’al-Fārābī à Averroès en passant pas Avicenne. L’autocritique n’est pas en reste ; il suffit d’invoquer le nom d’al-Ghazālī. Si « nous » avons hérité l’universalisme des Lumières, de leur cosmopolitisme rationaliste et sécularisé, les Lumières ne sont pas pour autant une condition sine qua non de l’universalisme. En terre d’Islam, il a été pensé en lien direct avec la philosophie de l’Antiquité.

Quant aux héritières naturelles des Lumières, ce sont les sciences sociales, en premier lieu l’histoire, comme le démontre Antoine Lilti au moyen d’un contrepoint historiographique. Ainsi, le « nous » dans lequel l’auteur inclut ses lectrices et lecteurs présuppose un dispositif intellectuel issu des sciences sociales du XXe siècle, comme d’une longue tradition, française et parisienne surtout, qui remonte aux Lumières. Entre ces deux mondes historiques, le XIXe siècle prend une couleur sombre : « Un nouvel ordre des savoirs se met en place, au tournant du siècle, qui est aussi une géopolitique de l’esprit. Il faudra plus d’un siècle pour qu’il soit véritablement ébranlé. » (p. 39). Or l’une des nombreuses vertus du grand livre d’Antoine Lilti est de l’ébranler encore. Toutes ses lectrices ne sont pas les héritières naturelles des Lumières. Certaines d’entre elles sont nées dans un jeune pays d’Europe, dont la constitution date de 1848, au milieu de ruines médiévales et dans une société encore toute imprégnée des institutions du XIXe siècle, jusque dans les montagnes où les Anglais ont inventé le tourisme. Certaines d’entre elles ont été formées à la philosophie universitaire, dans son canon institué au XIXe siècle, et elles se sont spécialisées en médiévistique, loin de l’héritage des Lumières. Le travail différencié et historiquement sédimenté d’Antoine Lilti s’adresse aussi à elles. Lorsqu’il réfléchit sur l’écriture et les usages de l’histoire et invite à remonter aux Lumières au travers des traumatismes du XXe siècle, par-delà les particularismes et les spécialisations du XIXe siècle, l’historien trace une voie particulière dans le paysage de l’histoire des savoirs. Il réactualise ainsi une exigence de la philosophie des Lumières : questionner notre présent, c’est-à-dire aussi l’universalité de l’héritage des Lumières et l’unité de la modernité européenne.

Unfold notes and references
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1

Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Le Seuil, 2019.

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2

Shmuel N. Eisenstadt, « Multiple Modernities », Deadalus, vol. 129, 2000, p. 1-29.

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3

Christopher A. Bayly, La Naissance du monde moderne. 1780-1914 (trad. M. Cordillot), Paris, Éditions de l’atelier, 2007 [2004].

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4

Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, La Dialectique de la raison. Fragments philosophique (trad. É. Kaufholz), Paris, Gallimard, 1974 [première parution en allemand en 1944].

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5

Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contributions à la sémantique des temps historiques (trad. J. Hoock), Paris, Éditions de l’EHESS, 2016, p. 11, 20, 121, 179-185. Voir : Alexandre Escudier, « “Temporalisation” et modernité politique : penser avec Koselleck », Annales HSS, vol. 64, 2009, p. 1 269-1 301.

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6

« Israel réaffirme avec force que les idées font les révolutions. » (Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Le Seuil, 2019, p. 227).

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7

Clare Haru Crowston, Credit, Fashion, Sex. Economies of Regard in Old Regime France, Durham, Duke University Press, 2013.

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8

Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle Que signifie s'orienter dans la pensée ? Qu'est-ce que les Lumières ? Et autres textes (trad. F. Proust, J.-F. Poirier), Paris, GF Flammarion, 2006 [première parution sous le titre Was ist Aufklärung ? en 1784].

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9

Antonella Romano, Impressions de Chine. L’Europe et l’englobement du monde (XVIe-XVIIe siècle), Paris, Fayard, 2016.

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10

Une idée qu’exprime Johann Gustav Droysen en ces termes : « La recherche historique présuppose cette idée que même le contenu de notre moi est de nature médiatisée, évolutive, i.e. qu’il est un résultat historique » (Précis de théorie de l’histoire (trad. A. Escudier), Paris, Cerf, 2002, p. 51 [première publication en allemand en 1858]).

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11

Voir : Stéphane Van Damme, À toutes voiles vers la vérité. Une autre histoire de la philosophie au temps des Lumières, Paris, Le Seuil, 2014.

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12

Thomas Bauer, Warum es kein islamisches Mittelalter gab. Das Erbe der Antike und der Orient, München, Beck, 2019.