En Ukraine : l’Indépendance contre la Révolution ?
Historien, directeur de recherches

(Institut d’histoire de l’Académie des sciences d’Ukraine (Kiev))

Maîtresse de conférence

(Université de Strasbourg - Groupe d'études orientales, slaves et néo-helléniques)

À l’analyse de la commémoration du centenaire de 1917 en Russie, nous ajoutons une présentation de la situation en Ukraine à partir d’un entretien réalisé avec Roman Podkur, historien travaillant à l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences d’Ukraine. Ses travaux portent notamment sur les répressions soviétiques en Ukraine ainsi que sur la Seconde Guerre mondiale et l’Occupation. Il a consacré de nombreuses publications à la police politique soviétique (Tchéka, NKVD), aux violences contre les civils (en particulier contre les populations juives) en Ukraine durant la Seconde Guerre mondiale ainsi qu’aux répressions soviétiques dans les territoires occidentaux de l’Ukraine au sortir de la guerre. 

Menant avec lui un projet de publication de documents d’archives sur les déplacements forcés organisés par les autorités soviétiques à partir des territoires occidentaux de l’URSS annexés suite au pacte germano-soviétique de 19391, nous lui avons proposé de réaliser cet entretien. Par sa position au sein de l’Institut d’histoire il est particulièrement attentif à l’usage public de l’histoire aujourd’hui en Ukraine. L’entretien a été réalisé à Kiev le 30 octobre 2018, dans les locaux de l’Institut d’histoire.

Il met en avant, outre l’absence totale de commémorations officielles de 1917, la quasi-absence d’événements scientifiques, ce qui constitue une grande différence avec la Russie. Cela ne signifie cependant pas que le centenaire a été ignoré, mais l’attention des pouvoirs publics comme des scientifiques s’est plutôt portée sur l’année 1918, celle de la « révolution ukrainienne ». L’approche du centenaire et le conflit avec la Russie ont conduit les historiens, les médias et les politiques à porter un regard différent sur l’histoire de leur pays.

Pour introduire l’analyse qu’en fait Roman Podkur, rappelons le contexte particulier de ce centenaire. D’abord, la toile de fond est bien entendu le conflit avec la Russie, cette guerre larvée qui déchire les territoires du Donbass sous contrôle de milices soutenues par l’armée russe, sans que celle-ci ne reconnaisse son intervention, et se double de l’annexion de la Crimée, non reconnue par la communauté internationale, dont l’intégration à la Russie est menée à vitesse accélérée (l’immense pont reliant désormais la presqu’île de Kertch en Crimée et la région russe de Krasnodar en étant l’expression la plus accomplie). Ce centenaire intervient aussi après plusieurs lois « mémorielles » qui condamnent notamment d’un même tenant nazisme et communisme. Quatre lois ont été adoptées par le parlement ukrainien en avril 2015 : « Sur la condamnation des régimes totalitaires communiste et national-socialiste (nazi) en Ukraine et l’interdiction de propager leurs symboles », « Sur l’accès aux archives des organes répressifs du régime totalitaire communiste des années 1917-1991 », « Sur la commémoration de la victoire contre le nazisme durant la Seconde Guerre mondiale de 1939-1945 » et « Sur le statut juridique et la mémoire des combattants pour l’indépendance de l’Ukraine au XXe siècle»2. Elles ont été accompagnées d’un retrait systématique des statues de Lénine et d’une politique de changement de toponymes, des noms de régiments de l’armée, etc.

Loin d’appartenir à un passé éloigné, 1917 et sa mémoire renvoient potentiellement à des sujets d’actualité brûlante pour la société ukrainienne, ce qui explique des choix mémoriels opposés entre les territoires du Donbass et le reste du pays, entre la perpétuation de la tradition soviétique, d’une part, et la marginalisation de ce centenaire au profit de la célébration de l’indépendance proclamée en 1918, d’autre part.

Emilia KoustovaComment a été commémoré en Ukraine le centenaire de 19173 ?

Roman PudkurLa Révolution de 1917 n’a fait l’objet d’aucune commémoration officielle, d’aucun événement organisé ou soutenu par le gouvernement de l’Ukraine ou d’autres autorités. Les seules à avoir commémoré ce centenaire furent quelques associations, pour l’essentiel issues du Parti communiste d’Ukraine (aujourd’hui interdit). Ces commémorations se sont tenues pour la majorité d’entre elles dans les capitales de région et se sont déroulées devant le siège des administrations régionales. Elles ont réuni entre une centaine et un peu moins d’un millier de personnes, jamais davantage. À Kharkov, Kherson et Nikolaïev4, ce sont surtout des personnes âgées qui se sont rassemblées à cette occasion, portant des drapeaux rouges et d’autres symboles politiques, bien qu’ils soient désormais interdits en Ukraine, suite à la loi sur la lutte contre la propagande du communisme et du nazisme. Il s’agissait avant tout de manifestations portant des revendications économiques plutôt que politiques : baisse des charges de logement, hausse des salaires et des retraites – revendications classiques pour des personnes âgées, dont les revenus ne suffisent pas, en effet, à vivre au quotidien.

Par ailleurs, ces commémorations, surtout dans les grandes villes, ont été en particulier soutenues par le Parti des régions5. Il a financé la venue des manifestants, les drapeaux et autres accessoires. Les autorités ukrainiennes ont décidé de ne pas réagir, de ne pas disperser ces manifestations constituées essentiellement de personnes âgées. De fait, il aurait été risqué de s’y opposer de manière frontale, cela aurait pu provoquer l’indignation d’une large partie de la population. Les rares discussions ayant porté sur la nécessité ou non de laisser commémorer le centenaire ont surtout eu lieu sur les réseaux sociaux. Des positions diamétralement opposées y ont été soutenues : pour certains, autant « laisser ces vieillards faire ce qu’ils entendent faire », « ils décéderont avec leurs idées et cette question disparaîtra d’elle-même » ; d’autres souhaitaient interdire les rassemblements, en appliquant la loi. La question n’est toutefois pas si simple, car les slogans sur les salaires, dans une Ukraine en situation critique, en guerre, avec un niveau de vie baissant continument, est une question effectivement très importante.

Dans quelques grandes villes (à Kharkov en premier lieu, à Dnipro et dans quelques autres), des représentants de mouvements de jeunes communistes, des pionniers, ont aussi défilé. Ils n’étaient guère nombreux, mais souhaitaient se montrer.

Ils se sont réunis devant les bâtiments de l’administration, ou en des lieux plus symboliques – par exemple, là où s’élevait une statue de Lénine, avant qu'elle ne soit démontée (elles ont toutes été retirées de leur piédestal en Ukraine). Ces groupes prenaient des photos de leur rassemblement, publiées ensuite sur le site du Parti communiste (hébergé en Russie et donc impossible à fermer).

La situation a été bien entendu différente dans les territoires non contrôlés par les autorités ukrainiennes, à Lougansk et Donetsk. Ces deux villes, ainsi que Kharkov, ont toujours constitué le principal support des bolcheviks sur le territoire de l’Ukraine. Ces régions ont été le théâtre, en 2017, de commémorations importantes, de meetings auxquels ont participé des milliers de personnes, notamment devant les monuments de Lénine. Alors qu’ailleurs en Ukraine, la majeure partie de la population n’utilise plus que le terme « coup d’État d’Octobre », celui de « Révolution d’octobre » persiste dans ces territoires. Octobre 1917 y est représenté non comme un coup d’État mais bien une révolution qui a changé le cours de l'histoire, la structure de la société, etc.

E. K.De façon plus générale, l’année du centenaire a-t-elle contribué à des débats et à des discussions publiques sur les événements révolutionnaires ?

R. P. – En Ukraine, les journaux télévisés et autres médias ont évoqué Octobre, mais pour affirmer qu’il s’agissait d’un moment qui n’avait apporté à l’Ukraine que le conflit fratricide, bien que le terme de « guerre civile » ne soit plus employé pour parler de ces événements. Sur fond du conflit qui se déroule aujourd’hui entre la Russie et l’Ukraine, c’est le terme d’« invasion » qui s’est imposé pour évoquer les événements de 1917-1918. On parle désormais d’invasion et d’occupation : la première invasion, première guerre russo-ukrainienne ; la seconde guerre russo-ukrainienne, puis l’invasion des forces armées du sud de la Russie6. La référence à la période contemporaine est souvent explicite, conduisant certains médias à évoquer, par exemple, les événements de Kharkov, où, en 1917, est né un pouvoir soviétique, soutenu par l’arrivée de troupes venant de Russie soviétique. Quand, en 1918, le ministère des Affaires étrangères de la république populaire d’Ukraine7 est entré en contact avec le commissaire du peuple aux affaires étrangères de la Russie soviétique, lui demandant pourquoi des troupes étaient entrées sur le territoire de l’Ukraine, que lui a-t-on répondu ? « Il n'y a pas de troupes de Russes sur le territoire de l’Ukraine ». On comprend qu’une telle histoire ait bien des échos aujourd’hui : il est tout aussi évident que des troupes russes stationnent sur le territoire de l’Ukraine, qu’il s’agit d’une guerre hybride. L’histoire se répète !

E. K. – Quand ce changement de représentation des événements guerriers de 1917-1921 s’est-il produit ? 

R. P.– Avant 2014, seul un cercle étroit d’historiens évoquait « l’occupation de l’Ukraine par la Russie soviétique ». Depuis le début de la guerre en revanche, presque tous les historiens désignent ces évènements par le terme « occupation » : une vision considérée auparavant comme extrême et minoritaire, est admise, après 2014, par la grande majorité des historiens.

Cette interprétation est ensuite sortie du cercle des historiens professionnels. Le directeur du département d’études de la révolution ukrainienne, Vladislav Verstiuk a par exemple affirmé, lors d’une audition sur la révolution ukrainienne devant le Parlement, qu’il ne fallait pas parler de « guerre civile », mais d’« occupation » et de guerre russo-ukrainienne, guerre qui aurait duré de 1918 à 1921. Depuis 2016, dans les travaux portant sur cette période, dans les publications scientifiques, l’expression « guerre civile » a pratiquement disparu. Seuls les historiens de l’ancienne génération, travaillant dans les universités de Kharkov ou Nikolaïev notamment, emploient encore cette désignation. Et lorsqu’ils veulent publier, on ne les censure pas, mais on exige d’eux une justification très précise.

E. K.À défaut de commémorer 1917, l’année 1918, celle de la proclamation de l’indépendance par l’Ukraine, a-t-elle été célébrée largement dans le contexte de conflit avec la Russie ?

R. P. – L’année 2017 fut consacrée, dans les diverses conférences, débats, etc., à préparer la commémoration du centenaire de la révolution ukrainienne, datée de 1918 puisqu’elle est conçue comme débutant avec le quatrième Universal qui proclame l’indépendance de l’Ukraine, hors de la Russie bolchevique et donc des restes de l’Empire russe8. Cependant, pouvait-on en faire le moment où serait célébrée officiellement la « première indépendance de l’Ukraine » ? Aujourd’hui, le 24 août 1991, jour de la proclamation de l’indépendance de l’Ukraine au moment de la dislocation de l’URSS, est décrété « jour de l’indépendance ». Deux autres dates sont considérées comme déterminantes dans la constitution d’une Ukraine indépendante : le 22 janvier 1918 donc, jour du quatrième Universal, ainsi que le 22 janvier 1919, « den’ zluki » [jour de l’unification], date de l’unification de la République populaire d'Ukraine (UNR) et de la République populaire d’Ukraine occidentale (issue de la dislocation de l’Empire austro-hongrois après la Première Guerre mondiale) en un seul État. Quelques députés ont proposé de célébrer l’indépendance non le 24 août, mais le 22 janvier, estimant qu’en 1991 l’Ukraine avait « recouvert » et non acquis sa souveraineté. Certains députés du premier parlement de 1991 affirment d’ailleurs dans leurs mémoires que l’acte d’indépendance préparé alors parlait de « la reconstitution de la souveraineté de l’Ukraine ». Cependant, si parmi les 239 députés du groupe communiste beaucoup étaient tout à fait favorables à l’indépendance de l’Ukraine, ils considéraient toujours que l’UNR, la République populaire d’Ukraine, avait été l’ennemie et le restait. Ils auraient refusé de considérer cette date comme celle de la première indépendance, et se seraient opposés à l’idée de voir en 1991 la simple « renaissance » d’une souveraineté perdue. La notion de reconstitution a alors été biffée au profit de celle d’accès à l’indépendance, sans autre référence au passé. 

Aujourd’hui, le débat est de nature différente, complexe et assez difficile à expliquer. Il se place plutôt sur le plan de l’interprétation de la légitimité de la proclamation du 4e Universal. Un document publié au sein du Parlement à l’occasion du centenaire de la révolution ukrainienne, réclame de faire du 22 janvier le jour de l’indépendance. Mais les historiens sont catégoriquement opposés à cette idée, arguant que si le 4e Universal a bien proclamé l’indépendance, cette proclamation n’a toutefois jamais été confirmée par un acte institutionnel. La légitimité institutionnelle de cet Universal demeure donc problématique. L’assemblée constituante qui aurait dû l’approuver, convoquée par le gouvernement de l’UNR, n’a pu être élue, car la guerre contre la Russie bolchevique y a fait obstacle. Il y a donc eu un gouvernement, légitime, mais l’acte lui-même n’a pu être confirmé.

Certains historiens soulignent alors que, si on cherche seulement le « premier gouvernement d’une Ukraine indépendante », il faudrait plutôt évoquer Bogdan Khmelnitski9. Il ne serait pas plus fondé de parler de premier gouvernement de l’Ukraine indépendante à propos de l’UNR qu’à propos de celui de Bogdan Khmelnitski : pourquoi choisir le premier et non le second, qui lui est antérieur ? En réalité, si la création du gouvernement de Bogdan Khmelnitski était prise comme date de la première indépendance, des problèmes territoriaux importants surgiraient, puisque le territoire qu’il contrôla un temps couvrait largement le territoire de la Pologne ainsi que de la Moldavie contemporaine… ce qui ne manquerait pas de susciter quelques conflits de souveraineté. Devant toutes ces difficultés, les historiens ont par conséquent, dans l’ensemble, émis le souhait de conserver le 24 août comme date de commémoration du « jour de l’indépendance »…

Le 22 janvier, « jour de l’unification », est néanmoins commémoré chaque année en présence du Président de la république d’Ukraine, qui fait une déclaration officielle. Ce même jour, il commémore aussi le 4Universal. Diverses manifestations sont organisées, des chaînes humaines constituées sur les places centrales de diverses localités, etc. Ces chaînes humaines renvoient à une initiative du Front populaire10 qui entreprit en 1990 de former une chaîne humaine continue de Lvov à Kiev11 afin de revendiquer l’unité du pays et l’indépendance du pays. Cette initiative fut répétée les années suivantes, mais au niveau local, dans telle ou telle ville. En 2018 cependant des cérémonies plus importantes ont été organisées, une grande manifestation s’est en particulier tenue sur la place Sainte Sophie, où avait été proclamée l’unification de l’Ukraine ; et en 2019 une grande cérémonie officielle célébrera le centenaire de l’unification.

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1

Ce projet de publication, coordonné par Alain Blum, Emilia Koustova et Roman Podkur, est consacré en particulier aux retours de ces populations déportées vers la Sibérie ou le Grand nord entre 1940 et 1953. Il traite de l’Ukraine et de la Lituanie.

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2

De nombreux travaux ont traités de ces lois. Pour une vision synthétique et une mise en perspective avec d’autres lois mémorielles, voir Nikolay Koposov, Memory Laws, Memory Wars. The Politics of the Past in Europe and Russia, New Studies in European History, Cambridge: Cambridge University Press, 2017.

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3

Nous avons repris l’essentiel des propos de Roman Podkur, en les traduisant et en les réécrivant parfois quelque peu. Les notes de bas de page sont de la rédaction.

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4

Trois villes d’Ukraine orientale et centrale.

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5

Parti de l’ancien président de l’Ukraine Ianoukovytch, destitué après les manifestations dites de l’Euromaïdan en février 2014.

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6

Il s’agit des troupes « blanches », luttant contre l’Armée rouge et dirigée par le général Denikine.

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7

La république populaire d’Ukraine (UNR : Українська Народна Республіка) constitua le premier gouvernement de l’Ukraine indépendante en 1918.

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8

On nomme Universal (il y en eu 4) diverses proclamations à caractère légal des autorités ukrainiennes, qui sont énoncées entre juin 1917 (1er Universal) et janvier 1918, actant progressivement l’autonomie puis l’indépendance de l’Ukraine. Le premier est publié le 23 juin 1917, suite au refus du gouvernement provisoire de donner une autonomie à l’Ukraine. Le 3e Universal, publié le 20 novembre 1917, proclame en quatre langues (ukrainien, russe, polonais et Yiddish) la création d’une République populaire d’Ukraine, autonome mais non séparée de la Russie. Le 4e Universal publié le 22 janvier 1918, en proclame l’indépendance. 

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9

Hetman (chef politique et militaire) cosaque, qui organisa un grand soulèvement contre les Polonais au milieu du XVIIe siècle, conduisant à la brève existence d’un hetmanat cosaque, considéré comme une forme de premiers territoires d’une Ukraine souveraine. Le soulèvement fut marqué par de nombreux massacres de Polonais et de Juifs par les troupes dirigées par Bogdan Khmelnitski.

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10

Les fronts populaires se constituèrent durant la Perestroïka, dans plusieurs républiques soviétiques, mouvements qui furent à l’origine des proclamations d’indépendance.

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11

La première chaîne humaine relia le 23 août 1989 les trois capitales des républiques baltes, Tallinn, Riga et Vilnius, soit une chaîne de près de 700 km, constituée par près de 3 millions de personnes. Il s’agissait de rappeler le pacte Ribbentrop-Molotov, signé ce même jour cinquante ans auparavant, et « offrant » ces trois États, alors indépendants, à l’URSS stalinienne.