Questionnaire sur la Catalogne

(Universitat de Barcelona - Departament d'Història Contemporània)

Profesor emérito

(Universitat Autònoma de Barcelona - Departamento de Historia Moderna y Contemporánea)

Professeur émérite d'histoire contemporaine

(Université de Saint-Jacques-de-Compostelle)

(Universidad de Valencia - Departamento de Historia Moderna y Contemporánea)

(Universitat de València - Grup d’Estudis Històrics sobre les Transicions i la Demcràcia - GVPROMETEO2016-108)

Comme on l’a répété sans cesse durant l’année qui vient de s’écouler, la situation de la Catalogne a été à l’origine de la crise la plus grave du régime institué en Espagne avec l’approbation de la Constitution de 1978. Le processus vers l’indépendance de la Catalogne – le procés – a pu compter sur un large soutien social et il est devenu une feuille de route politique à un moment précis de l’histoire récente, en 2012. Il a suivi depuis lors une trajectoire non exempte de contradictions et d’incertitudes, et ce jusqu’à nos jours.

Selon le livre El naufragio de Lola García1, journaliste bien informée du quotidien La Vangardia, tout commence en 2011, suite à la crise économique et aux coupures budgétaires du gouvernement présidé par Artur Mas, aux mains du nationalisme modéré de Convergència i Unió. Cette situation a donné lieu, en juin 2011, à une protestation sociale virulente devant le Parlement catalan. La grande mobilisation du 11 septembre 2012, qui a pu se prévaloir de l’implication d’une organisation civique récente (l’Assemblea Nacional Catalana), a été utilisée par le gouvernement catalan pour faire pression sur Rajoy afin de négocier un nouveau pacte fiscal dans le cadre de l’autonomie. Dès la fin de cette même année 2012 toutefois, le discours autonomiste laisse place à un discours souverainiste se donnant pour objectif immédiat de parvenir à l’indépendance. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution rapide, notamment le refus du gouvernement central de changer le système de financement et de négocier avec le gouvernement catalan, ainsi que la pression de la mobilisation populaire impulsée par l’ANC et d’autres organisations de la société civile. Pour comprendre un changement d’attitude si radical, il faut aussi prendre en compte les succès rencontrés à chaque élection par les formations indépendantistes (Esquerra Republicana de Catalunya, Candidatura d’Unitat Popular, Partit Demòcrata, après l’implosion de la CiU et le congrès de Convergència qui a abouti à la refondation de ce parti sous un autre nom), et la décomposition du catalanisme modéré, à laquelle ont beaucoup contribué les scandales de corruption liés à la CiU.

En janvier 2016, après la démission d’Artur Mas due aux exigences de la CUP, Carles Puigdemont a pris la tête de la formation indépendantiste et le procés s’est accéléré. En septembre de cette même année, la majorité politique du Parlement catalan est passée outre la légalité constitutionnelle, malgré les avertissements du Tribunal Constitutionnel, et a approuvé une série de lois pour aboutir à l’indépendance. Un référendum, décrété de façon unilatérale et interdit immédiatement par le gouvernement de Rajoy, a donc été convoqué. Sa tenue le 1er octobre 2017, sans garantie d’être reconnu légalement étant donné les circonstances qui l’avaient rendu possible, n’a pas pu être interdite par le régime de la Constitution de 1978, ni même par les violentes répressions policières dont les images ont fait le tour du monde. Selon le gouvernement catalan, 90 % des 2 286 217 électeurs qui se sont déplacés (une participation de 43 %) se sont déclarés en faveur de l’indépendance. Au sortir de ce triomphe – au moins en apparence –, le procés est néanmoins entré dans une phase déconcertante, tant pour les Catalans que pour les non Catalans, phase dans laquelle il se trouve toujours. Puigdemont (et non le Parlement catalan) a proclamé l’indépendance et l’a laissée ensuite momentanément en suspens, sans que l’on sache très bien ce qui allait se passer. Le president a été sur le point de convoquer de nouvelles élections en Catalogne pour éviter l’application de l’article 155 de la Constitution espagnole, dont il était alors question au Sénat, qui menaçait de suspendre l’autonomie catalane. Mais, au dernier moment, il a fait marche arrière à cause de diverses pressions et de peur que ses partisans le considèrent comme un traître. Sans plan d’action immédiat, la résolution du Parlement catalan de proclamer la république catalane et de commencer le processus constituant, le 27 octobre 2017, a été suivie de la débandade de ceux qui devaient être en tête du procés, conscients des conséquences qu’avait la proclamation de l’indépendance sur le terrain juridique. Certains ont été emprisonnés et d’autres se sont exilés, comme Puigdemont lui-même.

L’application de l’article 155 de la Constitution espagnole par le gouvernement de Mariano Rajoy a finalement été, à la surprise générale, une mesure à très court terme : des élections ont été convoquées à peine trois mois plus tard, ce qui a permis de rétablir l’autonomie catalane. Les résultats électoraux du 21 décembre 2017 ont mis en évidence la division de la société catalane en deux blocs plus ou moins égaux. Avec une participation importante de 80 %, le vote indépendantiste a obtenu 47,49 % des suffrages exprimés. La première force politique du Parlement catalan est alors devenue Ciutadans, un parti opposé à l’indépendance, mais la majorité des sièges, soixante-dix en tout, est revenue aux partis indépendantistes (Junts per Catalunya, c’est-à-dire la coalition menée par Puigdemont, ERC et la CUP), cinquante-sept sièges ont été obtenus par les partis opposés à l’indépendance (Ciutadans, Partit dels Socialistes de Catalunya et un Partit Popular presque inexistant) et huit sièges ont été remportés par ceux qui critiquaient le procés (Catalunya en Comú-Podem). Il aura fallu des mois pour que le 17 mai 2018 la majorité indépendantiste du Parlement catalan, après de nombreuses hésitations, se décide à nommer Quim Torra président de la Généralité, au sein d’un gouvernement d’autonomie rétabli après la parenthèse ouverte par l’application de l’article 155.

L’histoire du procés, que l’on vient de résumer à grands traits, fait écho à une autre histoire très ancienne que John Elliot, dans son dernier ouvrage, a mis en relation avec celle de l’Écosse2, avec leurs similitudes et leurs différences. Dans ce contexte, le Conseil de rédaction de Passés Futurs a jugé opportun d’aborder les différents enjeux liés à la situation de la Catalogne grâce à un questionnaire envoyé à cinq historiens. Le rôle de ces derniers, en Catalogne, nous semble des plus intéressants, tout comme le virage qu’ont pris beaucoup d’entre eux en faveur de l’indépendance. Le paradoxe d’une revendication qui émerge dans une société jouissant d’une autonomie politique que connaissent peu de nations ou de régions dans les États de l’Union Européenne ou du reste du monde ne peut manquer de poser question. L’attention portée aux nouveaux usages publics de l’histoire et à leurs effets politiques permet-elle d’expliquer pourquoi n’a pas lieu un usage critique de l’histoire des uns et des autres, qui rende possible un terrain d’échanges au lieu de projeter des antagonismes vers un futur ankylosé ou de rupture totale ? Enfin, il convient de se demander si ce qui est en train de se passer oblige à modifier certaines façons de concevoir et de pratiquer l’histoire, qui ne prennent pas en considération la crise profonde se manifestant de nos jours au sein des États démocratiques nés à la fin de la Seconde Guerre mondiale, États que l’Espagne a rejoints très tardivement mais avec succès. La situation a commencé à se détériorer partout ces dernières années, en grande partie à cause de la globalisation et de la grande récession économique de 2007-2008 et ses conséquences.

Pour répondre à ces différentes questions nous avons pu compter sur cinq historiens, pour certains catalans, qui ont des opinions différentes sur le procés. Professeur d’histoire moderne à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone, Joaquim Albareda centre une grande partie de ses recherches sur la Guerre de Succession (1705-1714) et l’histoire du XVIIIe siècle en Catalogne et en Espagne. Après avoir étudié à l’Université de la Sapienza, à Rome, Paola Lo Cascio, historienne et politologue, est actuellement professeure au sein du département d’histoire contemporaine de l’Université de Barcelone. Stéphane Michonneau, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lille, est l’auteur d’un livre sur les lieux de mémoire de la ville de Barcelone entre 1860 et 1930, et d’autres travaux sur la mémoire des évènements politiques catalans au XIXe et au XXe siècle ou sur la mémoire de la guerre civile espagnole. Borja de Riquer, professeur d’Histoire Contemporaine à l’Université Autonome de Barcelone, a consacré de nombreux travaux à l’étude du catalanisme politique tout au long du XXe siècle. Enfin, Ramón Villares, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Saint-Jacques-de-Compostelle, dont il a été recteur de 1990 à 1994, est un spécialiste reconnu de l’histoire moderne et contemporaine de la Galice et de l’Espagne. Depuis 2006, et ce jusqu’à une date récente, il a été président du Consello da Cultura Gallega3.

Comité de rédaction Avant toute chose, il nous semble pertinent de poser la question du rôle joué actuellement en Catalogne par les historiens favorables ou opposés à l’indépendance. Vu des autres communautés autonomes de l’État espagnol, on ne peut manquer d’être interpellé par cette présence importante et continuelle de bon nombre d’historiens (qui sont en général des hommes) à la tête de certains partis politiques, à des postes de cadre ou de responsable au sein de la Généralité ou des médias (conventionnels ou en ligne). Si ce phénomène ne relève pas d’une fausse impression, comment expliquer cette place singulière des historiens dans la vie politique catalane ? Dès lors que les débats des historiens, qu’ils soient pour ou contre l’indépendance, peuvent donner l’impression d’une instrumentalisation du passé et de l’histoire au service de la mobilisation politique, un tel engagement ne contribue-t-il pas au discrédit de la discipline historique ? En somme, à quoi servent les historiens ?

Mitin del partido Convergència i Unió. Barcelona, 2006.

Meeting du parti Convergència i Unió, Barcelone, 2006.

Joaquim Albareda Il est vrai que les historiens ont eu une présence notable dans la vie politique catalane contemporaine. Pierre Vilar soutenait que le grand historien Jaume Vicens Vives, s’il avait encore été vivant, aurait présidé la Généralité catalane lors de sa restauration en 1978. L’ancien ministre socialiste Ernest Lluch a contribué de manière décisive à notre connaissance de l’histoire du XVIIIe siècle. Certains historiens ont occupé des postes de première importance, tels Joaquim Nadal (premier conseiller de la Généralité) et Santi Vila (conseiller en charge de divers portefeuilles). Oriol Junqueras et Xavier Domènech (respectivement leaders d’Esquerra Republicana de Catalunya4 et de Catalunya en Comú5) sont aussi historiens, entre autres exemples. Cela s’explique par le fait que depuis la transition vers la démocratie, les hommes politiques ont senti le besoin de comprendre le passé de la Catalogne, un pays doté d’une identité propre qui émerge avec force au XIXe siècle. À la différence d’autres parties du territoire espagnol, la Catalogne a été, depuis lors, tournée vers l’Europe. Mais il faut également, sans l’ombre d’un doute, souligner l’engagement civique des historiens.

Il me semble néanmoins que les débats autour de l’indépendance ont eu lieu depuis un positionnement politique et non historique. Sauf exceptions, les bons historiens n’ont pas laissé le débat politique interférer avec leur travail historiographique, même si cela a pu être difficile du fait de la polarisation des positions nationalistes (des deux bords) et de l’ingérence dans ce débat de certains journalistes, chroniqueurs et autres personnages médiatiques manquant cruellement de sérieux.

C’est à l’occasion des commémorations du tricentenaire de 1714 (le 11 septembre 1714, les armées bourboniennes prennent le contrôle de Barcelone à la fin de la guerre de Succession d’Espagne) que l’on a pu constater avec le plus d’acuité des interférences politiques. En ont témoigné à Barcelone, l’organisation d’une symposium intitulé de manière malencontreuse « Espanya contra Catalunya »6, ainsi que des expositions et certains livres qui mythifiaient la société de 1714 en présentant une version de la guerre de Succession peu rigoureuse d’un point de vue historique. À Madrid, certaines des contributions publiées dans le livre collectif édité par Antonio Morales, 1714. Cataluña en la España del siglo XVIII, proches du pamphlet politique, n’avaient rien à envier aux productions catalanes venant de l’extrême inverse. Derrière une apparence d’objectivité, l’ouvrage coordonnée par Gabriel Tortella, Cataluña en España. Historia y mito, était également tendancieux. Avec Joaquim Nadal, nous avons d’ailleurs écrit pour la revue électronique Vínculos de Historia (2015) un bilan historiographique sur l’ensemble des publications parues en 2014.

Naturellement, toutes ces formes de mauvais usages de l’histoire ne font aucun bien à notre discipline qui devrait servir au contraire offrir des instruments rationnels de compréhension du passé, s’attachant à rendre compte de sa complexité. C’est précisément ce qui dérange les nationalistes radicaux des deux bords.

Centre Culturel El Born. Barcelone, 2014

Centre Culturel El Born. Barcelone, 2014.

Paola Lo Cascio Le combat pour l’histoire a toujours constitué l’un des piliers de tout projet politique, plus encore dans le cas des projets de construction nationale. Il faut en outre opérer une distinction. Il y a d’un côté des dirigeants de partis politiques avec une formation d’historien qui se trouvent à la tête de partis indépendantistes (comme c’est le cas d’Oriol Junqueras) mais qui, en réalité, exercent leur responsabilité avant tout en tant que leaders politiques, c’est-à-dire, comme d’autres peuvent être économistes, chefs d’entreprise ou fonctionnaires. D’un autre côté, il y a un groupe d’historiens – plus ou moins nourri, plus ou moins fluctuant dans ses positionnements – qui s’est engagé de manière particulièrement belligérante dans cette querelle. Il me semble cependant que cette belligérance se soit davantage manifestée lors d’interventions publiques que dans les productions historiographiques elles-mêmes. Au-delà positionnements publics remarqués – et formulés en conscience car ils sont le fruit d’un parti-pris concret –, lorsqu’on consulte les publications universitaires de la personne en question, les propos se font beaucoup plus nuancés. Enfin, il y a effectivement eu une volonté très marquée de la part des pouvoirs publics – de la Généralité jusqu’en 2017 et de la mairie de Barcelone entre 2011 et 2015 – de faire un usage public particulièrement partisande l’histoire. Le point culminant de ce mouvement fut atteint lors des commémorations de 1714 et avec le symposium polémique « Espanya contra Catalunya ». Dans les deux cas, la banalisation du discours historique a atteint des niveaux inouïs. Et dans ce cas, effectivement, les professionnels qui sont intervenus devraient se poser beaucoup de questions, car ils ont dans une certaine mesure discrédité la fonction sociale et le sérieux déontologique des historiens.

Stéphane Michonneau Je ne suis pas certain que le problème de l’implication des historiens dans les débats politiques soit caractéristique de la Catalogne à elle seule, mais bien plutôt de l’Espagne en général. À la différence de la France où les historiens affichent une forte autonomie par rapport au débat politique, allant jusqu’à remettre en question l’idée même d’un « roman national » que certains hommes politiques souhaitent remettre au goût du jour, les historiens espagnols me semblent traditionnellement plus impliqués dans la vie politique : la raison ne remonte pas tant au rôle que ces derniers jouèrent dans la constitution de la croyance nationale – il n’y a pas là de différence notoire avec les historiens des autres nations européennes – que dans leur capacité à créer et développer un espace critique et démocratique contre les régimes autoritaires qu’a connus le pays au XXe siècle. Ainsi, les historiens catalans ont participé d’un renforcement de la lutte antifranquiste à une époque où Barcelone faisait figure de grande ville d’opposition. Pour cela, ils n’ont pas hésité à s’appuyer sur des idées, des concepts et des méthodes inspirés de modèles étrangers. Il en a résulté une place à part qui ressemble à celle des intellectuels d’Europe orientale après la chute du Mur, comme en Pologne. J’ai toujours été frappé par la place considérable que les historiens espagnols occupent encore aujourd’hui dans les tribunes des grands quotidiens nationaux, exerçant sur l’opinion publique une sorte de magister que nombre de leurs collègues européens pourraient leur envier ! Il reste qu’après la sorte de tabula rasa intellectuelle qu’a représenté le franquisme, la structuration du champ intellectuel est lente et incomplète. Ainsi, la politisation a ses revers car l’autonomie de la discipline historique est moindre, ce qui peut fragiliser son statut scientifique.

Borja de Riquer – Je ne pense pas que le rôle des historiens soit aujourd’hui très différent de celui des décennies passées. Le seul changement d’importance, peut-être, est que nous devons dorénavant faire face à un entrisme généralisé et indiscriminé, en grande partie favorisé par les médias. Malheureusement, la vulgarisation historique est aujourd’hui surtout le fait de politiques et de journalistes peu rigoureux.

En Espagne comme partout ailleurs, le récit historiographique a toujours accompagné et même justifié les projets politiques. Ce qu’il se passe actuellement en Espagne n’a donc rien d’une nouveauté. Tout comme le fait que deux formations politiques catalanes soient actuellement dirigées par deux historiens. Je crois que c’est anecdotique. Il y a bien plus d’avocats ou d’économistes à la tête des partis, sans que cela ne donne lieu à un débat sur la « portée politique » du fait de détenir des connaissances juridiques ou économiques.

Il est vrai que le débat historiographique qui accompagne le processus souverainiste catalan est assez lamentable. Il ne s’agit pas seulement d’une remarquable démonstration de paresse intellectuelle, mais aussi d’un certain travers sectaire. On ne peut pas généraliser, puisqu’il y a toujours des exceptions, mais je pense qu’il n’a pas été possible d’ouvrir un véritable débat à la fois ouvert, rigoureux et respectueux. Les responsabilités sont d’ailleurs clairement partagées en la matière. Pour ma part, j’ai exprimé publiquement mon désaccord face au positionnement sous-tendu par le colloque « Espanya contra Catalunya ». De mon point de vue, c’était une erreur. Il me semble tout aussi inacceptable qu’un historien madrilène de premier plan ignore et méprise – en affirmant ne pas l’avoir lu – le livre de Josep Fontana La formació d’una identitat. Una història de Catalunya. Ou qu’un autre historien de premier plan de Madrid, qui écrit assidûment dans les journaux de la capitale, ait déclaré qu’il ne lisait plus rien en catalan. Ce genre d’attitude n’est que l’expression de lâcheté intellectuelle et de sectarisme.

Les interventions des historiens devraient servir à clarifier des questions qui sont instrumentalisées délibérément, surtout par les politiques et les médias. Mais pour ce faire, il faudrait que ces mêmes médias soient tolérants et favorisent la libre expression de toutes les opinions. L presse de Madrid accueille-t-elle facilement, à l’heure actuelle, toutes les visions historiographiques ? Je ne le crois pas. Certains journaux de cette capitale, qui ont pourtant eu une histoire marquée par l’ouverture et le pluralisme, interdisent aujourd’hui les points de vue qui diffèrent de leur ligne éditoriale. Même si certains n’apprécieront pas de le lire ou de l’entendre, la presse papier qui s’écrit à Barcelone est en ce moment bien plus tolérante et pluraliste, en ce qui concerne le débat d’idées, que ne l’est celle de Madrid. Cela pose question.

Evocación de la revuelta de Els Segadors, Museu d’Història de Catalunya. Barcelona, 2006

Évocation de la révolte Dels Segadors, Musée d’Histoire de la Catalogne. Barcelone, 2006.

Ramón Villares Il me semble que cette impression est fondée dans la mesure où il y a une présence significative d’historiens (ou de diplômés en Histoire) parmi les principaux dirigeants politiques de Catalogne, surtout au sein des courants politiques qui défendent le procés7. Cette présence est plus marquée, en tout cas de prime abord, que chez les forces dirigeantes d’autres autonomies ou même que celles du gouvernement central, d’hier et d’aujourd’hui. Ce contraste serait de moindre amplitude toutefois si nous comparions la situation avec d’autres pays proches (le Portugal, l’Italie), dans lesquels les professionnels de l’histoire jouent ou ont joué dans la vie publique un rôle politique beaucoup plus significatif qu’en Espagne. Mais ce profil professionnel de la politique catalane actuelle ne constitue qu’une partie de l’explication et, en tout cas, il pourrait s’agir d’une donnée complètement conjoncturelle : un examen rapide de la sociologie du bloc dirigeant de l’espace politique catalan contemporain montre qu’il y a n’a pas que des historiens, mais aussi, de manière plus générale, un grand nombre de diplômés en sciences sociales (des communicants, des économistes, des sociologues) ou en sciences humaines (des philologues principalement) qui semblent constituer le noyaux dur de l’intelligentsia catalane la plus investie dans l’indépendantisme. Quelques voix ont attiré l’attention sur l’influence que la crise économique et les mauvaises perspectives professionnelles ont pu exercer sur cette minorité sociale cultivée et instruite (Bildung) afin d’expliquer sa dérive vers des positions politiques « souverainistes » ou indépendantistes, bien qu’il puisse s’agir d’une évolution contingente et non d’un mouvement de fond. Le futur nous le dira et, en tout état de cause, la profession des dirigeants importe moins que leur idéologie ou l’agenda politique qu’ils défendent.

Interroger le rôle que jouent l’histoire et les débats entre historiens dans tout ce processus est une question quelque peu différente. En premier lieu, il convient de rappeler la vigueur académique et institutionnelle de l’historiographie catalane, représentée aussi bien par des établissements d’enseignement supérieur que par l’existence de nombreuses institutions et sociétés historiques à l’échelon local. En second lieu, on peut constater l’attrait qu’a exercé l’évolution historique de la Catalogne pour de nombreux auteurs étrangers, notamment, bien sûr, auprès de la figure remarquable du français Pierre Vilar dont les recherches sur la « Catalogne dans  l’Espagne moderne » furent guidées par la quête des « fondements économiques des structures nationales » (catalanes). De sorte que, outre l’action de premier plan des historiens, l’importance de l’histoire pour la construction de l’identité catalane apparaît évidente, même pour les auteurs non catalans. Le recours à l’histoire en tant que facteur identitaire s’inscrit dans une tradition qui remonte, au moins, à l’émergence du catalanisme politique à la fin du XIXe siècle. Car, en réalité, la culture catalane contemporaine et, surtout, son projet politique national, se fondent très clairement sur la connaissance et l’usage de l’histoire, alors que d’autres vecteurs de construction nationale également importants me semblent moins décisifs qu’au Pays basque (l’ethnie, la religion) ou en Galice (la terre ou la langue).

Si le poids de la tradition structure nombre de projets nationalistes, l’exemple de la Catalogne est résolument civique et politique et, par conséquent, se trouve de manière explicite fondé sur l’histoire et la volonté citoyenne, lesquels constituent les matériaux essentiels de l’identité nationale, du régionalisme de Prat de la Riba (1870-1917) jusqu’aux dirigeants indépendantismes actuels. Des textes historiographiques importants, de celui de Jaume Vicens (Noticia de Cataluña, 1953) à celui de Josep Fontana (La formació d’una identitat, 2014), insistent sur le fait que l’identité catalane plonge ses racines dans l’expérience historique médiévale, soulignant ainsi l’importance des institutions représentatives et de gouvernement créées à cette époque – sans se perdre dans la quête de la « forêt originelle » de la Catalogne préhistorique. Ce poids considérable de l’histoire n’est pas propre à notre époque. Elle a aussi joué un rôle important durant le développement de la Renaixença8 catalane et dans la relation spécifique qu’elle a tissé avec l’Espagne libérale. Le programme élaboré par Víctor Balaguer (1824-1901) pour élaborer la toponymie urbaine de la Barcelone de l’Eixample9 constitue une fusion exemplaire d’histoire et de modernité, de reconnaissance symbolique des « gloires catalanes » du passé dans le cadre d’un tracé urbain moderne et bourgeois. Cela ne signifie pas qu’il s’agisse d’un exemple unique ni même original dans le contexte des nationalismes contemporains, puisque la place importante de l’histoire (et des historiens) se retrouve dans de nombreux pays européens.

Concernant les usages de l’histoire de nos jours et leur rapport, dans le cas catalan, avec le procés depuis le début du XXIe siècle, je crois qu’il s’agit là bien plus d’un combat idéologique que d’un débat analogue à ce que fut la « querelle des historiens » dans l’Allemagne des années 1980. Il est vrai qu’il y a eu des initiatives – des expositions, des congrès, des publications universitaires ou des pamphlets – qui ont donné une vigueur nouvelle au débat sur le rôle de l’histoire dans la construction de l’identité nationale catalane. Elles ont suscité des accusations d’utilisation nationaliste du passé, voire de manipulation ou de falsification. Rappelons à ce titre la polémique suscitée parmi les historiens par la tenue, fin 2014, du congrès « Espanya contra Catalunya ». Mais dans des situations de ce type, il me semble aussi nécessaire de relativiser le problème et de ne pas perdre de vue qu’il s’instaure fréquemment une dynamique d’action/réaction entre des projets nationaux distincts. Les nationalismes infra-étatiques en Espagne ne peuvent se comprendre sans l’action (ou la réaction) du nationalisme d’État et l’opération récurrente de maquillage idéologique qui s’abrite derrière l’argument de l’unité originelle (religion, monarchie, frontières) de la réalité politique espagnole.

En conséquence, on ne saurait sous‑évaluer le nationalisme espagnol ni même en nier l’existence – comme c’est devenu habituel dans le débat médiatique actuel – au nom d’une croyance implicite selon laquelle les nationalistes, ce sont les autres. Le proverbe « consejos vendo, que para mí no tengo » (proche du « faites ce que je dis, pas ce que je fais ») pourrait servir à qualifier l’intervention d’institutions universitaires qui ont recours à l’opinion d’hispanistes prestigieux, de John Elliot à Stanley Payne, pour citer quelques-uns des plus connus, dans le but de combattre les supposés excès historicistes catalans. Certains de ces débats rappellent, même si le niveau académique actuel est moindre, les positions critiques opposées de Ramón Menéndez Pidal et de Pere Bosch-Gimpera, dans les années 1930, à propos de leur conception de l’Espagne, depuis une perspective largement « castellanocentrée » pour le premier et ouverte à la pluralité (l’« Espagne pour tous ») pour le second. Ensuite, il faut souligner que le débat sur les usages de l’histoire a véritablement commencé durant les années 1990, soit avant l’actuelle prolifération de la question de la « mémoire historique », avec l’arrivée au pouvoir du Parti Populaire en 1996. Le PP a promu un usage de l’histoire de caractère commémoratif ainsi qu’un débat sur les programmes éducatifs qui, sous couvert d’un « plan d’amélioration des disciplines littéraires », revenait à formuler une critique directe de l’enseignement de l’histoire (et de la langue) dans les communautés autonomes en général, et plus particulièrement dans celles possédant une langue propre. Le débat sur la « manipulation du passé » et sur sa transmission via l’enseignement est clairement antérieur au virage opéré en Catalogne qui a lié des revendications historiques et des mobilisations populaires indépendantistes, un virage qui se produit durant la première décennie du XXIe siècle, lorsque la révision du Statut10 catalan fait l’objet d’une mise sur agenda.

La question de l’utilité de l’histoire et, plus encore, des historiens, pend comme une épée de Damoclès au-dessus de notre discipline et menace de détruire ce qu’il y a de plus précieux dans la pratique de l’histoire, c’est-à-dire le fait de rendre compte du présent à partir d’une analyse raisonnée du passé. Indépendamment de l’actuelle explosion des modes de connaissance de l’histoire et même des modes de consommation de produits historiques (tourisme culturel, commémorations, apogée de la mémoire, rôle prépondérant du témoin, etc.), la fonction de l’histoire dans les sociétés occidentales est en train de changer rapidement. La vieille forteresse positiviste (l’empire des faits comme critère déterminant) laisse place à l’attrait pour la construction d’un récit, une pratique qui nécessite une expertise moindre et laisse plus de latitude à l’interprétation. En outre, l’histoire ne peut pas faire un pas sans se retrouver face au défi de la question nationale et de son rapport à un territoire spécifique. En ce sens, il faut bien voir qu’il y a dans ce cas deux dimensions bien distinctes et qui ne sont pas toujours amenées à converger. D’une part, l’histoire universitaire, avec ses propres règles, et d’autre part l’histoire dans l’espace public, dans lequel les historiens universitaires, tout au moins en Espagne, ressentent un certain malaise et se trouvent désavantagés par rapport à d’autres acteurs soumis à moins de contraintes sur un plan professionnel. Le problème n’est donc pas tant celui du possible discrédit de la discipline, que celui de la concurrence inéquitable et même de l’intromission d’autres acteurs, non sur le plan de la recherche mais au niveau de la diffusion publique de l’histoire.

Pour revenir à la question de la Catalogne et de ses effets collatéraux sur la discipline historiographique, il est clair qu’elle a donné lieu, si l’on se montre nuancé, à une polémique non seulement entre les historiens de Madrid et de Barcelone, mais aussi entre les historiens de la communauté universitaire catalane. Dans cette polémique, la question nationale est devenue prépondérante par rapport à d’autres débats, très fréquents en d’autres lieux, sur la nature morale de la politique, les fondements de la démocratie ou les rapports entre la mémoire et l’exigence d’une responsabilité pénale en cas de violation des droits de l’homme. Toutes ces questions, en Espagne, revêtent une importance aiguë (notamment en ce qui concerne la guerre civile, la dictature franquiste, sans même parler de la transition démocratique) mais se trouvent étouffées par le bruit provoqué par la confrontation nationale. Pour résumer, je dirais qu’on peut observer en Espagne, au cours des dernières décennies, un véritable combat autour du passé qui dissimule en réalité l’absence de débat politique à même d’offrir des canaux ou des solutions susceptibles de réguler et d’intégrer la pluralité culturelle, linguistique et politique de l’Espagne actuelle. En contrepartie de cette absence de débat autour des demandes des nationalismes et d’une mise en avant d’un horizon post-national, on a recours à contretemps aux vieux instruments de nationalisation des masses, comme si l’histoire pouvait se substituer à la politique. Mais on ne doit pas oublier qu’il existe une brèche entre le passé et le présent que nous autres historiens, en particulier, devons respecter avec la plus grande rigueur.

Región de Catalunya en el « Poble espanyol ». Barcelona, 2015

Espace Catalogne, dans le « Poble espanyol ». Barcelone, 2015.

Il est particulièrement remarquable que beaucoup d’historiens en Catalogne sont désormais favorables à l’indépendance, alors que nombre d’entre eux, jusqu’à il y a peu, se déclaraient partisans d’une reconnaissance de la singularité historique catalane au sein d’une Espagne décentralisée, dans laquelle une partie du pouvoir de l’État faisait l’objet d’un transfert vers les communautés autonomes. Selon vous, quels sont les motifs de ce tournant en faveur de l’indépendance ? En tant qu’historien analyste de l’actualité catalane, quels processus ou quelles dynamiques vous semblent pertinents pour comprendre la situation actuelle ? On a coutume d’identifier, traditionnellement, la Catalogne avec la modernité (une révolution industrielle précoce, une bourgeoisie puissante, une classe ouvrière organisée et politisée, etc.) ; mais, paradoxalement, cette image tranche avec une culture bourgeoise plutôt ruraliste et conservatrice. Est-ce que cette représentation d’une modernité catalane a orienté les demandes indépendantistes en l’opposant à une Espagne archaïque, irréformable ?

Joaquim Albareda Il ne fait aucun doute que l’évolution idéologique que l’on observe ces dernières années chez de nombreuses personnes, et pas seulement chez des historiens, est redevable de motifs politiques.

Il y a un lien direct entre la politique de recentralisation du PP et l’augmentation graduelle du vote indépendantiste. La sentence du Tribunal Constitutionnel de 2010 contre le Statut d’autonomie de 2006 (qui répondait aux aspirations d’une part importante de la société catalane) a représenté un point d’inflexion synonyme d’une perte de confiance vis-à-vis de l’État et d’une obsolescence du pacte constitutionnel de 1978. N’oublions pas que ce Statut d’autonomie, sous l’impulsion du président de la Généralité Pasqual Maragall, avait été soumis à référendum en Catalogne, adopté par les Cortès espagnoles et signé par le roi. Les questions relatives au déficit fiscal catalan, au faible niveau d’investissement et au non-respect systématique du budget alloué par l’État aux investissements en Catalogne – une pratique ouvertement déloyale vis-à-vis de l’administration locale catalane – ont sans aucun doute contribué à augmenter le malaise des Catalans, à nourrir leur désaffection croissante à l’endroit de l’État. La crise économique, à compter de 2007, les importantes coupes dans l’État-providence et la politique néfaste du président Rajoy, opposé contre vents et marées à la négociation et préférant judiciariser le problème catalan, ont fait le reste.

L’indépendantisme est par essence – sauf dans le cas de la Candidatura d’Unitat Popular11, radical –, un mouvement issu de classes moyennes, jusqu’à présent peu politisées, qui a embrassé une cause finalement érigée en symbole de la liberté et du bien-être de la Catalogne. En revanche, l’indépendantisme ne fait que peu de cas de la question sociale ou d’une possible alternative à l’organisation territoriale de l’Espagne. C’est pourquoi l’organisation Sociedad Civil12 a pu canaliser le mécontentement d’une grande partie des citoyens qui ne sont pas indépendantistes ou bien qui s’identifient pleinement avec l’idée de l’Espagne. C’est aussi pourquoi le parti Ciudadanos exploite à des fins électorales, sans scrupule, cette division pour se hisser au pouvoir en Espagne et prendre la place du Partido Popular (PP). Pendant ce temps, le Partido Socialista Obrero Español (PSOE), divisé, donne à peine signe de vie, tandis que Podemos a essayé de défendre la voie alternative de l’Espagne plurinationale avec des résultats très limités.

Certains analystes ont apparenté souverainisme et carlisme – peut-être à cause de la coïncidence territoriale, des comarques intérieures, la « Catalunya catalana » comme l’a dénommée il y a des années celui qui était alors maire de Vic. Mais c’est une image qui ne correspond pas à la réalité. Parmi les indépendantistes, certains revendiquent tout court13 un approfondissement de la démocratie au moyen du droit de décider, alors que d’autres défendent un nationalisme plus classique, et que d’autres encore défendent des positions proches de celles de la Ligue du Nord italienne. À tout cela s’ajoute le grand mécontentement envers l’État, gouverné par le Partido Popular lequel, en plus de n’offrir aucune alternative politique (comme un pacte fiscal ou la reconnaissance de la plurinationalité), a judiciarisé la politique, donnant aux procureurs et aux juges un rôle démesuré. Le résultat est le suivant : on a restreint les libertés démocratiques, on a réprimé violemment des électeurs pacifiques (le 1er octobre 2017) et on abuse sans vergogne de la détention provisoire à l’encontre des dirigeants indépendantistes en les accusant de rébellion. Une accusation que n’a certes pas reconnue le tribunal de Schleswig-Holstein quand il a rejeté ce chef d’accusation au cours du processus d’extradition du dirigeant indépendantiste en fuite Carles Puigdemont. Enfin, la société est divisée et le vieux catalanisme transversal, qui a été capable d’incorporer l’immigration pendant le franquisme, a disparu.

Je pense qu’en réalité ce n’est pas l’Espagne qui est rejetée mais pour l’essentiel un État gouverné par un parti corrompu et réactionnaire, le PP, sans aucune sorte de sensibilité sociale face aux demandes des citoyens (qu’ils soient de Barcelone ou de Madrid), et guidé par l’espagnolisme le plus rance et le plus intolérant. Il faut le rappeler. Pourquoi l’indépendantisme, pour lequel a voté preque la moitié de la population, a-t-il acquis une telle force ? Parce qu’il n’y a pas eu d’autre alternative visible quand le PP a fermé la porte à toute négociation et parce que l’indépendantisme a offert de grandes illusions et de grandes espérances – même si, en fin de compte, il n’a pas été capable de le gérer.

Paola Lo Cascio Je pense que les historiens ne vivent pas coupés du monde (et il ne me semblerait pas pertinent qu’ils le fassent). Aussi le rapprochement progressif d’une partie de ces professionnels de l’histoire avec des positions indépendantistes peut avoir suivi les mêmes voies que celles qu’ont empruntées d’autres secteurs représentatifs de la société, qui sont passés du catalanisme classique à l’indépendantisme. Il existe de nombreuses théories qui tentent d’expliquer pourquoi et comment on en est arrivés là. Les plus populaires considèrent que la décision du Tribunal Constitutionnel de 2010, celle qui annule 14 articles du Statut de 2006, a été le point de départ. Elle est cependant trop simpliste. En réalité, beaucoup d’éléments entrent en jeu : le poids de la crise économique, la peur des classes moyennes face aux protestations sociales à partir de 2011, les conflits internes au sein du nationalisme catalan – qui, depuis le départ de Pujol en 2003, est en effet en proie à une crise de leadership –, des générations de dirigeants politiquement biberonnés au pujolisme et donc héritiers d’un projet nationalisateur qui, sans être indépendantiste, consolide certains cadres de référence ne tenant pas compte de la réalité espagnole (c’est pourquoi il leur semble tout à fait naturel de dire et de penser que l’Espagne est irréformable). Les raisons sont nombreuses et interagissent entre elles. Cependant, au sein du magma de l’indépendantisme, un paradigme culturel s’affirme qui, loin d’ouvrir vers une rupture, est extrêmement conservateur en ce qu’il repose sur une vision nostalgique et stéréotypée du pays : par exemple, il y a longtemps que l’on a relativisé la modernité « différentielle » de la Catalogne dans son ensemble (il en serait autrement si l’on parlait de villes), surtout du fait du bond en avant opéré par d’autres territoires péninsulaires et parce que, de nos jours, le concept même de « modernité » est envisagé à partir de paramètres divers. Néanmoins – et au-delà des chiffres économiques – l’indépendantisme propose une vision à certains égards mythique et figée qui en appelle à un esprit d’entreprise typiquement catalan, stéréotype hérité du XIXe siècle. Dans un contexte de perte de repères produit par la crise et la globalisation, la vision traditionnelle constitue une zone de confort, surtout pour les groupes sociaux qui ne sont pas directement touchés par la crise mais qui en sont proches et la perçoivent comme un abyme.

Stéphane Michonneau Il n’y pas de raison que les historiens catalans réagissent selon des modalités et des rythmes différents du reste de la société catalane : ils sont après tout des citoyens comme les autres, immergés dans les problèmes de la société avec laquelle ils interagissent quotidiennement. Les historiens catalans se sont donc divisés selon la même ligne de fracture que le reste de la société catalane : à ce titre, il ne faut pas négliger les nombreux historiens qui ont pris parti contre l’indépendance de la Catalogne. Mais, comme intellectuels, ils ont un rôle particulier dans la structuration du débat en pôles antagoniques. En tant que membre d’une communauté universitaire et intellectuelle, ils sont également soumis aux lois de ce champ particulier : pour reprendre les analyses de Josep Maria Fradera concernant le XIXe siècle, on pourrait dire que les historiens catalans sont pris en tension entre le désir de participer pleinement à une société intellectuelle qui se définit largement par sa transnationalité, et celui d’affirmer l’autonomie d’un espace propre, régi par des lois particulières – notamment l’usage de la langue catalane –, à l’abri des concurrences. Il se peut que ces aspirations apparemment contradictoires ne le soient pas tout à fait : dans un monde où le cadre national (espagnol dans ce cas) est remis en question, la réaffirmation d’un espace intellectuel propre et la volonté de participer d’un espace intellectuel global vont, à mon avis, plutôt de pair. C’est ce qu’on peut appeler une sorte de « glocalisme », mot-valise qui associe le global et le local. Ainsi, à la différence du XIXe siècle où la construction d’un espace culturel propre répondait en grande partie à la difficulté des historiens catalans à se fondre dans la culture nationale espagnole, c’est aujourd’hui bien plutôt le manque d’attraction (ou d’utilité) de cette dernière qui est en cause. En ce sens, le culte de la « modernité » qui est effectivement une caractéristique culturelle catalane forte, irait dans le sens d’un renforcement de ce glocalisme, une tendance qui n’est certainement pas propre à l’Espagne.

Séance dans le Parlement de Catalogne. Barcelone, 2008

Séance dans le Parlement de Catalogne. Barcelone, 2008.

Borja de Riquer – Ces dernières années, beaucoup de Catalans, non seulement des historiens, mais aussi des économistes, des avocats ou des architectes, se sont rapprochés de façon plutôt pragmatique de l’indépendantisme – qui n’est pas la même chose que le nationalisme. Ils y ont été poussés par l’idée que l’ « Espagne est irréformable », puisqu’elle a été confisquée par la droite la plus rance, centraliste et nationaliste, avec la complicité inexplicable d’un PSOE qui a disparu et semble être « assigné à résidence ».

Nous autres, historiens, pouvons être utiles pour expliquer les causes lointaines qui aident à rendre compte de beaucoup d’attitudes catalanes d’aujourd’hui. Certains d’entre nous essaient de le faire avec rigueur et sans a priori. Il y a de cela presque soixante ans, l’historien Jaume Vicens i Vives, dans son livre Industrials i polítics14, soutenait que pendant le XIXe siècle deux générations de Catalans se sont évertuées à « faire de l’Espagne quelque chose de différent », c’est-à-dire à modifier le modèle politique et économique, et à rendre compréhensible la situation particulière dans laquelle ils se trouvaient. En effet, bien que les Catalans aient été en train de construire la « fabrique de l’Espagne », à peine avaient-ils une influence dans la vie politique espagnole (Industrials i polítics del segle XIX, Barcelona, Teide, 1958, p. 6). Or ils souhaitaient se sentir vraiment à l’aise au sein du nouveau régime libéral, participer à sa construction et à sa gestion, ils voulaient que leurs idées et leurs propositions soient prises en considération et incorporées au projet commun. Mais à la fin du XIXe siècle, la sensation d’avoir échoué était déjà très répandue.

Que peut-on dire aujourd’hui, après un autre siècle, le XXe, et une décennie et demi du XXIe, pendant lesquels quatre autres générations de Catalans – beaucoup, parmi eux, catalanistes – ont essayé à leur tour d’avoir une influence, de se sentir à l’aise, de « régénérer » et moderniser l’Espagne, sans y parvenir pleinement eux non plus ? Et ils n’étaient ni séparatistes, ni souverainistes. Au contraire, ils désiraient que la Catalogne soit le moteur d’une nouvelle Espagne, qu’elle soit son Piémont.

Pourquoi ne les a-t-on pas laissé faire ? Pourquoi la grande majorité des politiques espagnols a toujours vu avec méfiance les propositions réformistes catalanes ? Pourquoi le nationalisme espagnol a-t-il toujours été aussi excluant ? Ce sont, selon moi, les questions que nous autres historiens devrions  poser pour donner lieu à un large débat citoyen. Nous comprendrions ainsi peut-être pourquoi le nationalisme espagnol intransigeant a fabriqué autant d’indépendantistes catalans.

Il est pertinent de se demander aujourd’hui, sans aucun doute, si l’idée d’une Espagne plurielle a échoué ou non. Il y a des années que nous autres historiens y réfléchissons. Avec, certes, des perspectives qui ne coïncident pas toujours, mais en avançant des arguments qui se veulent rigoureux et pondérés. Malheureusement, ni les politiques ni les journalistes qui forgent l’opinion ne sont disposés aujourd’hui à débattre de cette question avec un minimum de rigueur et de décence.

Peu de gens se souviennent que la dernière tentative vraiment sérieuse qui est née en Catalogne pour aller plus loin dans le projet d’une Espagne plurielle et pour se débarrasser de la vieille idée d’une nation unique a été portée par Pasqual Maragall, alors président (socialiste) de la Géréralité, avec le nouveau Statut d’autonomie, celui de 2006. En effet, Pasqual Maragall, a mis en œuvre ce que Jordi Pujol, pendant vingt-trois ans de présidence, n’avait pas osé faire : un nouveau statut qui corrige les carences de celui de 1979. Mais le projet de Maragall était beaucoup plus que cela, il était vraiment ambitieux car il se proposait, en faisant une lecture généreuse de la Constitution elle-même, de développer le plus possible l’idée de tendre vers une « Catalogne plus libre au sein d’une Espagne plurielle ». Maragall lui-même l’a exprimé en toute clarté dans le discours qu’il a prononcé le jour où le Parlement de Catalogne a approuvé ce Statut. Je traduis du catalan : « Désormais, avec ce nouveau Statut, nous allons changer l’Espagne. Nous n’allons pas inventer une nouvelle Catalogne, qui est plus vieille que l’Espagne, mais nous allons essayer d’inventer une nouvelle Espagne ». C’est là un élément substantiel de la proposition de Maragall : depuis la Catalogne, on essayait d’aller vers une Espagne véritablement plurielle, qui reconnaisse les différences identitaires et dans laquelle les Catalans puissent se sentir à l’aise. Cette proposition voulait être une nouvelle forme d’intégration de la Catalogne au sein de l’État espagnol et constituait un premier pas vers la pleine reconnaissance de la pluralité nationale de l’Espagne, en même temps qu’elle impliquait, vis-à-vis de l’autogouvernement catalan, la disparition de tout type de discrimination, tant en termes politiques et culturels qu’en termes fiscaux et même symboliques.

Mais Maragall n’a pratiquement reçu aucun soutien. Le gouvernement de Rodríguez Zapatero, alors qu’il aurait dû le faire, ne l’a pas soutenu, ni même le PSOE. Le Partido Popular a utilisé toute son artillerie essentialiste pour attaquer le projet, il a fait circuler des pétitions contre le Statut, l’anticatalanisme est devenu un élément substantiel de son idéologie et il est allé jusqu’à porter l’affaire devant le Tribunal Constitutionnel, alors que la loi avait été votée par le Congrès et le Sénat et approuvée par la majorité des citoyens catalans.

C’est ce qui a donné lieu, que cela plaise ou non, à la « rupture unilatérale » du pacte et du consensus constitutionnel de la part du PP. Et elle avait déjà été annoncée deux ans avant, en février 2004, par une personne qui est tout sauf catalaniste, Gregorio Peces Barba. En effet, ce politique et juriste socialiste, en faisant le bilan de ce qu’avait signifié le second gouvernement de José María Aznar, a écrit un article intéressant et provocant intitulé : « Las dos Españas »15(El País, 17 février 2004). Il y déplorait que la politique imposée par le gouvernement du Partido Popular soit en train de faire échouer l’idée de l’Espagne entendue comme « nations de nations ». Pour ce père de la Constitution, du texte même de la carta magna pouvait tout à fait émerger l’idée d’une Espagne qui accepte avec réalisme la pluralité de sentiments identitaires : « La Constitution, écrivait Peces Barba, accueille en son sein des nations culturelles et des régions pour former l’État des Autonomies ». Cependant, selon lui, la politique menée par le gouvernement Aznar avait rendu caduc l’esprit fondateur de la Constitution en imposant la vieille idée de l’Espagne unique, ce qui annonçait la rupture du consensus constitutionnel. À ses yeux, la politique gouvernementale voulait imposer une idée d’Espagne « qui excluait toute sorte de projet pluriel et différent » et l’on revenait ainsi à la confrontation historique entre les deux Espagnes. En outre, il indiquait que « la crispation, l’affrontement, l’incompréhension, l’arrogance et un complexe de supériorité intellectuellement injustifié » étaient les ingrédients de l’imposition d’« un intégrisme espagnol excluant qui rejetait l’existence d’autres nations en son sein ».

Dans cet article se trouvent certaines phrases que les dirigeants socialistes actuels n’oseraient pas assumer aujourd’hui, et que le journal n’oserait plus publier, je pense. Par exemple, celle qui affirme que « l’idée de l’Espagne comme patrie unique est préconstitutionnelle et anticonstitutionnelle ». Pour ce socialiste, la rupture du consensus constitutionnel finirait par alimenter les discours les plus radicaux des nationalismes catalan et basque et mettrait en danger la coexistence politique.

La rupture du pacte ou du consensus constitutionnel a été entérinée avec la sentence du Tribunal Constitutionnel sur le nouveau statut catalan, en juin 2010. De nombreux constitutionalistes espagnols ont qualifié cela de « coup d’État juridique » puisque le Tribunal Constitutionnel se voyait octroyer de la sorte le statut de troisième chambre, capable de revenir sur ce que les Cortés, la plus grande instance de souveraineté, avaient adopté. Les statuts d’autonomie sont le fruit d’un pacte politique du gouvernement central et des Cortés espagnoles avec les gouvernements autonomes et leurs parlements, puis ils sont approuvés par les citoyens. Ils ne peuvent être révisés par le Tribunal Constitutionnel puisqu’il ne s’agit pas des lois organiques. Ils ont une nature différente, ils relèvent d’un pacte politique supérieur. Le vide interprétatif autour de cette question, présent dans la Constitution elle-même, a été comblé de façon tendancieuse par le PP avec la complicité du gouvernement de Rodríguez Zapatero. À cette époque, la majorité des intellectuels espagnols de gauche ont regardé ailleurs, comme si cela ne les concernait pas, et ils n’ont pas voulu dénoncer cette dangereuse aberration juridique et politique. Aujourd’hui, certains intellectuels et politiques de Madrid, même du PP, déplorent cette grave erreur, mais ils le font sans hausser le ton – alors qu’il est déjà trop tard.

À partir de là l’histoire est bien connue : refus total du gouvernement de Rajoy de négocier quoi que ce soit avec la Généralité d’Artur Mas, et émergence du mouvement citoyen le plus spectaculaire, massif et durable de l’histoire récente de la Catalogne (ainsi que de l’Espagne) en faveur du droit de décider des Catalans. Ce mouvement a été une réussite et il est toujours fort car la sensation que « la vieille Espagne ne veut pas changer » et qu’il n’existe pas de « voie espagnole » pour la réforme profonde et démocratique de l’État espagnol s’est généralisée en Catalogne.

Pourquoi, lorsque quelqu’un mentionne sérieusement le respect de la diversité identitaire et de la différence, ressurgit le nationalisme espagnol le plus exalté et excluant avec lequel il est impossible de débattre raisonnablement ? Plusieurs personnes de gauche de Madrid m’ont dit il y a peu, d’un ton accusateur, que nous autres les Catalans avions « réveillé la bête espagnoliste ». En effet, oui, on l’a réveillée car elle existait et elle était bien vivante, elle n’a jamais disparu. Car pendant de nombreuses années, ni la politique, ni le discours des démocrates espagnols de gauche n’ont fait quoi que ce soit pour avancer sérieusement sur la question de la reconnaissance de la pluralité nationale de l’Espagne, de cette « nation de nations » que désirait ardemment Peces Barba et que défendait Maragall.

Considérer qu’en Catalogne les nationalistes ont manipulé les masses sans vergogne et que la mobilisation citoyenne est le fruit d’un endoctrinement réalisé à l’école est ridicule. Ce sont des arguments beaucoup trop simplistes pour être pris au sérieux. Le problème, je pourrais même dire le « drame », c’est que face aux demandes catalanes qui, au début, n’avaient rien d’indépendantistes, ni de souverainistes, aucune contreproposition espagnole n’a été faite, ni de la part du PP, ni de la part de PSOE. Non, les seules réponses ont été le refus total du PP et l’absence de réaction des socialistes. Face à cette réalité, le dilemme suivant s’est posé à beaucoup de Catalans : « ou l’Espagne de Rajoy et d’Aznar, ou l’aventure du droit de décider », et beaucoup d’entre eux ont choisi la seconde option. Par dignité démocratique, en tant que citoyens qui se sentaient offensés et maltraités. Parce qu’ils ne voyaient aucun politique espagnol parler d’une autre Espagne, de celle qui était disposée à reconnaître la réalité catalane et à négocier à propos de questions comme les compétences et la fiscalité. Face au récit selon lequel la seule Espagne qui pouvait exister était celle qui était symbolisée par le gouvernement du PP, ou par Ciudadanos, les options étaient claires : ou bien accepter la soumission, la dépendance et l’humiliation, ou bien se lancer tête baissée dans l’aventure, une aventure risquée mais porteuse d’illusions, celle du souverainisme et même de l’indépendance. Nous en sommes là.

L’indépendantisme catalan a commis de graves erreurs politiques, tant stratégiques que tactiques. En 2015 il a obtenu une majorité parlementaire, en sièges mais non en votes, et il a cru que cela lui permettrait d’avancer vers la séparation, de surcroît en fixant un délai très court. Il a beaucoup surestimé ses propres forces et, plus grave encore, il a sous-estimé la capacité d’action de son adversaire – qui n’était rien de moins que l’État. En outre, il ne pouvait compter ni sur des soutiens internes ni sur des alliés externes. Au lieu d’élargir le front souverainiste, autour de la demande du « droit de décider », il a fait le pari de la déclaration unilatérale d’indépendance. Le référendum interdit du 1er octobre 2017 a été pour lui un important succès politique, grâce à la répression maladroite et violente du gouvernement de Rajoy. Mais il n’a pas su profiter de  son impact international et il a proclamé avec précipitation, d’une façon imprudente, une république qui n’était pas viable. Cette dernière grave erreur a permis au gouvernement de Rajoy de reprendre l’initiative politique – pour la première fois –, de mettre la Généralité sous tutelle en appliquant l’article 155 de la Constitution pour persécuter les dirigeants indépendantistes.

Voto simbólico durante la manifestación del 11 de septiembre de 2014. Barcelona

Vote symbolique lors de la manifestation du 11 septembre 2014. Barcelone, 2014.

Ramón Villares Le virage des historiens professionnels catalans vers des positions politiques proches de l’indépendantisme est avéré mais, comme je l’ai indiqué plus haut, ce n’est pas un phénomène spécifique. Ce sont, en général, les intellectuels, bénéficiant d’une large audience dans l’espace public et, le cas échéant, jouissant de responsabilités institutionnelles, qui se sont tournés vers ces positions. Il n’est pas question d’interroger les positions personnelles qui les ont poussés à opérer ce tournant mais bien le contexte social et politique qui l’a rendu possible et qui, de fait, l’explique. Parmi les nombreuses raisons qui pourraient être évoquées, j’en mentionnerai surtout deux qui méritent une analyse historiographique.

La première renvoie à la relation singulière des intellectuels avec la politique en Catalogne depuis les débuts du catalanisme politique. À la différence l’État espagnol dans son ensemble, où le poids de la bureaucratie étatique et des différents secteurs de l’administration a été énorme dans la configuration et l’élaboration d’un projet national d’État, en Catalogue, et c’est aussi le cas pour les autres « nationalités » (l’Euskadi ou la Galice), les intellectuels et les institutions culturelles ont dû jouer un rôle national de substitution. De là le poids qu’ont eu, depuis l’époque romantique, des poètes, des historiens, des écrivains et des « antiquaires » dans la construction de projets régionaux, qui sont ensuite devenus nationaux. Autrement dit, l’absence de structures politiques qui leur soient propres jusqu’à l’époque de l’État des Autonomies (avec les brèves expériences de la période républicaine) a été compensée par la convergence d’intellectuels et de nationalisme, convergence qui s’est concrétisée dans les trois institutions suivantes, presque contemporaines : l’Institut d’Estudis Catalans (1907), la Sociedad de Estudios Vascos (1918) et le Seminario de Estudos Galegos (1923). Dans le cas catalan, en outre, l’expérience de la Mancomunitat (depuis 1914) a été importante, de même que les Diputaciones forales dans le cas basque. Mais, dans tous les cas, l’institutionnalisation était faible et très éloignée de la force des États-nation propres à la société européenne occidentale.

La seconde raison concerne plus directement l’historiographie elle-même. L’image selon laquelle il y aurait une divergence entre une Catalogne moderne, industrielle et bourgeoise et une Espagne (à grands traits) agraire et « semiféodale » gouvernée par un État faible, marqué par le fléau de « l’oligarchie et du caciquisme » comme le diraient les régénérationistes, a joué un rôle, me semble-t-il. Dans la construction de ces stéréotypes il y a, comme de coutume, une part de vérité et une part d’arbitraire. Cette divergence apparaît au XVIIIe siècle et se consolide pendant toute l’époque contemporaine où se produit une spécialisation fonctionnelle de plusieurs territoires de l’État espagnol. L’élaboration faite par les intellectuels catalans de cette image de la Catalogne comme espace économique, social et culturel plus moderne que le reste de l’Espagne ne commence réellement qu’avec la « génération de 1901 », bien que sa meilleure expression historiographique soit l’un des derniers ouvrages de Jaume Vicens, dont le paragraphe final, qui passe souvent inaperçu, condense cette interprétation : « la generació de 1901 va sentir aquest impacte [el retrobament d’Europa] quan més enllà de l’Ebre encara persistia -malgrat els plans de molts castellans il.lustres- la inautenticitat d’un Estat que es recolzava en el caciquisme, les casaques de Palau, la cursileria de Campoamor i una administració deplorable » (Industrials.., p. 295). Pour renforcer cette interprétation, Vicens fait allusion, en note de bas de page, à des Catalans tels que les politiques Cambó, Puig i Cadafalch ou Prat de Riba qui ont dénoncé « aquesta vida administrativa impròpia d’un país civilitzat » et à des Castillans tels José [sic : Joaquín] Costa qu’il qualifie de « gran contradictor de l’obra de la Restauració ». Il n’est pas surprenant que Vicens lui-même remarque, dans les premières pages de ce même ouvrage, que la Catalogne avait épuisé plus de deux générations pour « fer d’Espanya una cosa distinta » (ibid., p. 6).

Mais dans l’œuvre historiographique de Vicens, qui faisait montre d’une grande capacité de dialogue avec les intellectuels de Madrid, il y avait un message clair : la modernité de l’Espagne passe par l’intervention chaque fois plus intense des Catalans dans la politique espagnole. C’est là une position qui changeait le récit national catalan, d’inspiration romantique, et qui tentait d’intégrer l’ensemble de l’Espagne. Par conséquent, l’une des phrases les plus représentatives de son Historia económica de España est celle qui définit l’Espagne de la Restauration (1875-1923) comme une alliance entre « des cultivateurs de coton catalans, des quincailliers basques et des propriétaires terriens castillans et andalous ». Cette vision de Vicens Vives de l’histoire espagnole – qu’a aussi partagée Raymond Carr dans son España, 1808-1939 – a marqué pendant de nombreuses décennies la feuille de route de l’historiographie catalane et aussi, d’une certaine manière, le catalanisme politique reconstruit depuis les années 1960, au sein d’une alliance qui va du catholicisme de Montserrat aux positions gramsciennes du parti communiste catalan (PSUC). Il suffirait de rappeler certains noms pour identifier les architectes de ce nouvel édifice, erigé sous l’inspiration historiographique de Vicens Vives : celui de Jordi Solé Tura, avec son Catalanismo y revolución burguesa, celui de Jordi Nadal, auteur d’El fracaso de la revolución industrial et celui de Joseph Fontana avec La quiebra de la monarquía absoluta. Surtout, les deux derniers ont non seulement été les disciples directs de Vicens mais aussi les leaders de l’historiographie espagnole écrite en Catalogne (comme l’avait été le maître à la fin de sa carrière) pendant plusieurs décennies.

Or, ce récit, qui trouve son origine chez Vicens Vives, représente le point culminant du catalanisme politique, comme axe stratégique des relations de la Catalogne avec l’Espagne, qu’a fini par représenter, d’un point de vue politique, la figure de Jordi Pujol et sa tactique de peix al cove ou « oiseau en main »16 pratiquée pendant plus de vingt ans d’exercice du pouvoir autonome. Telle a été la stratégie de l’autonomisme catalan, en claire divergence avec la tradition de l’époque républicaine. Cette Catalogne moderne et bourgeoise de la période pujoliste (1980-2003), à la différence de celle de la Lliga de Cambó et de la Esquerra de la Seconde République et de la guerre civile, a eu une influence sur la politique espagnole mais a évité de faire partie des gouvernements centraux, tant ceux dirigés par le PSOE que le PP. Le gouvernement de Pujol dialoguait et collaborait avec le gouvernement espagnol mais sans s’engager car la stratégie pujoliste combinait soutien indirect à la politique espagnole et actions résolues en faveur de la construction des structures nationales de la Catalogne, surtout sur le plan linguistique, culturel et symbolique. Aussi, le virage le plus récent vers des positions définies par le slogan dret a decidir n’a pas pour origine l’opposition entre une Catalogne « bourgeoise » et une Espagne « archaïque et irréformable », mais l’épuisement d’une stratégie de collaboration avec la politique espagnole ainsi que la conscience qu’une partie très importante de la société catalane a de la condition nationale de la Catalogne, qui est numériquement plus importante que ceux qui se définissent comme partisans d’une voie indépendantiste.

Pourquoi s’est produit ce virage De la identidad a la independencia, comme l’a écrit le philosophe Xavier Rubert de Ventós de façon provocante il y a presque vingt ans ? Je peux donner plusieurs raisons pour expliquer ce qui, cependant, sera certainement mieux compris lorsque le procés sera terminé, qu’il débouche ou non sur l’indépendance. La première raison n’a rien à voir, à mon avis, avec la modernité de la Catalogne face à l’Espagne mais avec le danger d’entrer dans un âge critique, une période d’obsolescence économique, dûe au poids qu’a eu historiquement l’économie industrielle employant beaucoup de main d’œuvre et qui, de nos jours, doit évoluer vers une économie de services intensive en capital et en technologie. Dans ce processus, peut-être existe-t-il des difficultés qui dérivent de l’absence d’action ou d’investissement de l’État en Catalogne – souvenons-nous de l’article « Madrid se va »17de Pasqual Maragall (El País, 27 02 2001). Peut-être y a-t-il également des limites corporatives chez les chefs d’entreprise catalans, qui ne semblent pas avoir, en comparaison avec l’époque dorée de la « ville des prodiges »18, une capacité de leadership similaire à celle de leurs prédécesseurs.

Dans un deuxième temps, il faut aussi prendre en compte des raisons plus conjoncturelles, et notamment la lassitude qu’observent les chercheurs en sciences sociales, les analystes et les « opinionmakers ». La combinaison des effets de la récession économiques et de l’effondrement des partis politiques qui avaient eu un rôle de premier plan pendant trente années d’autonomie (l’ancien CiU et le PSC) a eu des effets dévastateurs sur les minorités dirigeantes catalanes. On peut aussi observer dans les classes moyennes urbaines et surtout dans celles de la Catalogne profonde une réaction politique radicale face à un futur qui semble incertain et qui inciterait, par conséquent, à emprunter un autre chemin. Les fils et petits-fils des vieux catalanistes et autonomistes ont opéré un revirement en radicalisant leur discours politique et en passant d’une « double identité » (catalane et espagnole), majoritaire il y a des décennies de cela, à un nationalisme « souverainiste » ou indépendantiste, c’est-à-dire, « de l’identité à l’indépendance ». Ce virage suppose d’abandonner les arrangements et les alliances avec la politique espagnole, propre au catalanisme politique pendant près d’un siècle, et de décider « d’y aller franchement » (Borja de Riquer, Anar de debò, 2016). Cette idée semble partagée par beaucoup d’intellectuels catalans qui considèrent, comme le dit Riquer lui-même, que « l’actual procés català es ja irreversible i que no té marxa enrere » et que l’on doit répondre à ce qui est considéré comme une « cruïlla històrica, que feia segles que no es produïa ».

Nous sommes à la croisée des chemins. C’est un pari qui apparaît vraiment pour la première fois dans ces termes dans l’histoire de la Catalogne. Il existe quelques analyses mais aussi beaucoup de textes insignifiants qui cherchent à expliquer comment nous en sommes arrivés là. En règle générale, on accorde une grande importance à l’alternance politique de 2003, avec l’arrivée à la présidence de la Généralité d’un gouvernement « tripartite » de gauche, présidé par le socialiste Pasqual Maragall, et à son objectif central de modifier les relations de la Catalogne avec l’Espagne grâce à un nouveau Statut qui, en pratique, était un premier pas pour la révision de la Constitution de 1978 et, plus largement, de toute la Transition espagnole. Les avatars de cette stratégie ont été nombreux, tant chez les principaux acteurs de la politique catalane (socialistes, tout d’abord puis, à partir de 2010, ceux que l’on appelle « souverainistes ») que dans des partis espagnols comme le PP, qui a lancé une pétition dans toute l’Espagne contre le texte statutaire catalan et, ensuite, le recours devant le Tribunal Constitutionnel contre le texte approuvé par les Cortès qui avait l’objet d’un véritable plébiscite du peuple catalan. Mais le PP n’a pas été le seul responsable : les pouvoirs de l’État espagnol se sont engagés dans une véritable stratégie « légaliste » qui, évidemment, substitue aux pratiques propres à une démocratie la défense à outrance de l’État de droit par le biais de recours successifs au Tribunal Correctionnel, avec la sentence décisive de 2010 sur le Statut, et plus récemment au Tribunal Suprême. Un auteur qui a suivi de près le llarg procés19 catalan a défini la façon d’agir des principaux acteurs (de tout bord) comme un « complot d’irresponsable » (Jordi Amat, La confabulació dels irresponsables, 2017). Le diagnostic est juste mais insuffisant pour expliquer comment on a pu en arriver là (01.04.2018). Ce qui est sûr c’est que le conflit catalan est en train de provoquer « la plus grande crise constitutionnelle depuis la Transition » et qu’étant donné le « rôle démesuré » du pouvoir judiciaire, il est impossible de prévoir une sortie de crise honorable à court terme (Ignacio Sánchez-Cuenca, La confusión nacional. La democracia española ante la crisis catalana, 2018). Quoi qu’il en soit, quelle que soit la solution, on peut émettre l’hypothèse que rien ne sera plus pareil, ni en Catalogne, ni dans l’ensemble des Espagnes, après cette expérience.

Preparativos para la manifestación del 11 de septiembre de 2014, Barcelona

Préparatifs pour la manifestation du 11 septembre 2014. Barcelone, 2014.

Une grande partie de l’opinion publique européenne peut trouver déconcertant qu’une communauté qui a gagné un haut degré d’autonomie dans le contexte de l’Union Européenne veuille se séparer de l’État espagnol. Dans beaucoup de médias espagnols on a mis l’accent sur la façon dont les élites indépendantistes ont manipulé des masses qui ne sont pas conscientes de ce qu’elles pourraient perdre avec l’indépendance et qui se sont laissées entraîner par leurs émotions, leurs sentiments (considérés comme peu rationnels, voire pas du tout) de type nationaliste. L’indépendantisme a eu du succès en Catalogne lorsqu’a été mise en avant l’idée que la séparation serait vraiment bénéfique pour tous les Catalans, qu’ils soient ou non nationalistes. Comment est-il possible que ce haut degré d’autonomie ait intensifié le discours dénonçant les affronts perpétuels faits à la nation catalane depuis des siècles – alors qu’on aurait pu attendre l’inverse –, et qu’il fasse croire dans le même temps que le progrès social ne peut venir que d’un État-nation à part entière, dans un monde comme le nôtre, où ce type d’État semble être un vestige d’une autre époque ?

Joaquim Albareda Il est certain que l’opinion publique européenne et latino-américaine a du mal à comprendre non seulement les revendications indépendantistes mais aussi d’autres revendications plus modérées dans la ligne du fédéralisme, comme j’ai pu m’en rendre compte à l’occasion de plusieurs interviews pour des médias qui souhaitaient l’opinion d’un historien. Et ils continueraient à ne pas comprendre ce paradoxe, à savoir qu’un haut degré de décentralisation ne satisfait pas les Catalans, s’ils ne prêtaient pas attention au facteur symbolique : au-delà de la décentralisation, ce qui est demandé c’est une reconnaissance nationale explicite sur le modèle du Québec ou de l’Écosse. N’oublions pas que la demande d’un référendum négocié avec l’État a reçu le soutien de 77 % des députés du Parlement catalan en 2013.

On ne peut le comprendre qu’en prenant en compte la longue durée20. La Catalogne comme nation (Pierre Vilar n’a pas hésité à l’appeler ainsi, comme l’a fait récemment son disciple Joseph Fontana en provoquant un grand scandale dans un secteur de l’historiographie espagnoliste qui l’a taxé d’historien romantique) a souffert de graves attaques, qui ont été sur le point de la faire disparaître en tant que telle, en 1714 et et 1939. Le rétablissement de la Généralité et le Statut d’Autonomie de 1979 ont permis une avancée importante de l’autogouvernement. L’amélioration et la plus grande reconnaissance symbolique de ce dernier ont été entérinées par le Statut de 2006, dénoncé devant le Tribunal Constitutionnel par le PP, après quoi on a fermé la porte à la reconnaissance de l’Espagne plurielle.

Dès lors, et vu la politique de régression autonomique menée par le PP, le discours souverainiste s’est parfois radicalisé, avec un grand soutien populaire comme on a pu le constater avec les grands rassemblements pacifiques du 11 septembre à partir de 2010 ou avec les résultats électoraux qui témoignent du poids croissant du vote indépendantiste. Ses dirigeants – presque sans avoir besoin d’en appeler à l’Histoire – ont élaboré un discours simple et idéaliste qui a fait mouche chez beaucoup de gens, dans la lignée du populisme, avec des slogans du type « l’Espagne nous vole » ou « Nous voulons la liberté et la démocratie ». La création de l’État catalan est présentée comme la panacée pour résoudre tous les problèmes, politiques, économiques et sociaux, dans le cadre de l’Europe. Les médias publics catalans et un nombre significatif de journalistes combatifs ont martelé sans cesse ces idées, en assurant que l’Europe recevrait le nouvel État les bras ouverts, de même que les milieux financiers internationaux. Ils affirmaient que la Catalogne était trop importante pour qu’on l’ignore. En même temps, ils étaient sûrs que l’État serait incapable de répondre à une mobilisation aussi massive et pacifique. Jamais l’analyse de la réalité (basée sur la connaissance historique de la nature et du fonctionnement de l’État, du droit international ou de l’analyse de la corrélation des forces) n’était apparue aussi inutile. Il n’était question que de confiance aveugle dans les dirigeants, avec le soutien systématique et indispensable des réseaux sociaux. Aussi en est-on arrivé à l’approbation par une partie de la majorité du Parlement de loi du référendum et de la loi de déconnexion, des 6 et 7 septembre 2017, et à la déclaration d’indépendance du 27 octobre, ce qui a enfreint le Statut d’Autonomie et la Constitution.

Concierto de trescientos violines delante del Centro Cultural El Born. Barcelona, 2014

Concert de trois cents violons, devant le Centre Culturel El Born. Barcelone, 2014.

Paola Lo Cascio Je crois que c’est une erreur d’analyser ce conflit en pensant qu’il y a deux millions de fous en Catalogne. Y a-t-il eu une forte propagande de la part des médias publics catalans en faveur de l’indépendance ? Nul doute à cela. Cette propagande a-t-elle pu compter sur toute une galaxie de médias publics et privés dans lesquels sont intervenus des éditorialistes, des journalistes, des référents culturel ? Bien sûr. Cependant, la question que l’on devrait se poser est celle des raisons pour lesquelles ce récit pénètre si facilement d’amples strates de la société. Je m’explique. Beaucoup d’opérations culturelles et politiques utilisent les médias. Certaines fonctionnent, d’autres non. Et cela ne tient pas seulement (ou pas autant) à l’intensité de l’opération qu’au fait que leur proposition répond à des peurs et à des aspirations réelles, ou perçues comme telles par une partie de la population. En ce sens, la proposition culturelle formulée par les autorités et les organisations indépendantistes parvient à toucher d’un point de vue sentimental certains secteurs sociaux qui se sentent offensés et menacés par la globalisation, la crise économique ou le refus systématique de la reconnaissance de la pluralité nationale de l’État, entre autres questions. C’est dans ce cadre que l’indépendantisme offre des illusions et un horizon salvateur plongeant ses racines dans des éléments familiers, connus, perçus, dans lesquels il est facile de se reconnaître. Certaines personnes pourraient synthétiser le tout en parlant de « repli identitaire », ce qui pourrait être une définition juste dans une bonne mesure. Toutefois, elle ne révèlerait pas à quel point et de quelle façon le procés a été aussi un catalyseur d’espoir pour beaucoup de personnes, un espoir facile aux effets immédiats. En fin de compte, c’est quelque chose qui a peu à voir avec la politique, c’est-à-dire avec la complexité. Mais le procès est en phase avec l’air du temps et apporte exactement ce qu’une partie de la société catalane veut entendre. D’autre part, et c’est peut-être là un aspect que nous autres historiens devrons étudier à l’avenir, le procés a été (et il l’est toujours en partie) un gigantesque mécanisme de vertébration. Le mouvement indépendantiste utilise des espaces de sociabilité qui préexistaient – un certain type de « société civile » catalane – et en créé de nouveaux. Et surtout dans deux secteurs : la Catalogne non urbaine, où se concentre en définitive une bonne partie de la vie sociale, et, dans les villes – plus diverses et fragmentées –, au sein des classes moyennes et chez les personnes d’âge mûr mais toujours actifs (qui disposent de temps et aussi de revenus stables). Le problème que pose, selon moi, cette sociabilité expansive, c’est que la combinaison de l’absence de projet politique explicite au-delà de l’indépendance (le projet politique implicite, à mon avis, est profondément conservateur, bien qu’il y ait des secteurs qui revendiquent son caractère progressiste voire « rupturiste », franchement minoritaire) et de la nécessité de rechercher des axes de cohésion forts a fait que l’identification entre « catalan » et « indépendantiste » s’emploie comme une arme et génère des dynamiques d’exclusion. Si l’on y ajoute un certain récit (je ne sais pas s’il est majoritaire, mais il est présent de façon implicite et explicite) de diabolisation de « ce qui est espagnol » – sans aller plus loin – et le soutien apporté par les autorités et les médias publics, le tableau est loin d’être réconfortant. C’est un élément en plus des prétendues potentialités « rupturistes » du procés souvent basées sur la dénonciation du système de 1978, constitué par le récit du David catalan rupturiste contre le Goliath immobiliste qu’est le gouvernement central. Tout dépend néanmoins des arènes politiques où a lieu le combat. En Catalogne, en 2017, agissaient les mêmes forces que celles de 2010 qui gouvernaient, avant l’implosion du bipartisme : en Catalogne l’indépendantisme est clairement un Goliath. C’est un système, un statu quo qui, soit dit en passant, a mieux résisté que dans d’autres zones de la péninsule.

Cadena humana atravesando Catalunya. 17’14 horas, 11 de septiembre de 2013, Delta del Ebro

Chaine humaine traversant la Catalogne. 17h14, 11 septembre 2013. Delta de l’Ebre, 2013.

Stéphane Michonneau Je suis frappé par la méconnaissance de la Catalogne : combien de fois me suis-je évertué à « expliquer » ce que je croyais comprendre de la Catalogne à mes interlocuteurs ? En France, la crise catalane est ainsi lue à la lumière de « la montée des populismes » ou de celle des « communautarismes » : ces mots, plus qu’ils n’expliquent, ont pour fonction de délégitimer l’adversaire. Faute de comprendre, le recours à des arguments explicatifs simplistes fait florès : le catalanisme serait fondamentalement le résultat d’une « manipulation » des masses « aveugles » par des élites « conspiratrices ». Certes, on ne peut ignorer que les élites intellectuelles jouent un rôle dans la conformation de l’idée nationale – en est-il d’ailleurs autrement dans le reste de l’Espagne ?  Mais cette interprétation néglige l’essentiel : le catalanisme, qu’elles qu’en soient les expressions politiques – autonomiste, indépendantiste, etc. – résulte aussi d’un mouvement social « bottom-up » que les élites peuvent avoir grand peine à accompagner, pour ne pas dire à contrôler. Faire des Catalans une foule aveugle prête à suivre je ne sais quel mot d’ordre, c’est faire insulte à la maturité démocratique dont ils ont fait preuve dans le passé, à la consistance d’une opinion publique autonome et libre. Là où les historiens ont une responsabilité, c’est plutôt dans leur échec à imposer un débat d’idées dans la mesure où les réactions émotionnelles l’ont largement emportés sur la réflexion. Mais s’agissant d’identification nationale, qui appartient à l’ordre des croyances religieuses, était-il possible de faire entendre la voix de l’analyse froide et distanciée, fut-ce t-elle contradictoire ? On peut en douter.

Pour ce qui est de l’État-nation, le modèle est en crise mais pas totalement obsolète. Il reste par exemple l’horizon de nombreux nationalistes espagnols. À la différence du XIXe siècle, il faut le repenser aujourd’hui dans le double contexte d’une réaffirmation des identités régionales et de la construction européenne. D’un côté, les bénéfices que certaines régions avaient autrefois à s’intégrer à un État-nation ont disparu : la monnaie n’est plus nationale ; les barrières douanières ont été abattues ; la défense des frontières est assurée par l’OTAN. Restent donc les bénéfices des politiques sociales et de redistribution de l’État : or, en Espagne, l’État a démontré son incapacité à protéger les individus au moment où la crise économique frappait très durement le pays. Cette faiblesse de l’État-Providence n’a pu que renforcer chez certains le sentiment qu’un État catalan serait à même de faire ce que l’État espagnol ne réalisait pas. La revendication d’un État protecteur fort, d’un État providence efficace peut bien être taxée de passéiste : elle n’en demeure pas moins une aspiration profonde de nombreux citoyens en Europe. Somme toute, les catalanistes croient dans l’éventualité d’un État efficace. Leur malheur est que jusqu’à présent, les formes sous-étatiques qui se sont développées en Espagne – les Communautés autonomes – n’ont pas été capables de réinventer l’État : elles ont plutôt reproduit le modèle dénoncé avec tous ses travers, c’est-à-dire le clientélisme et la corruption. La question de l’État social est l’une des clés de compréhension fondamentales de la crise catalane. Or, les indépendantistes l’ont négligé, ce qui les a empêché de former un front politique large incluant Podemos/Podem. Contrairement aux années 1930, il n’y a pas eu formation d’un « front populaire » embrassant les classes populaires et les classes moyennes.

Borja de Riquer – L’opinion publique internationale serait déconcertée ? Il me semble qu’elle l’est de moins en moins. Le cas catalan, grâce à des juges comme Llarena, s’internationalise et aujourd’hui la presse du monde entier se demande comment il est possible que le gouvernement de Rajoy ne traite pas cette question comme un problème politique et refuse de négocier, comme le ferait tout dirigeant politique démocrate.

Il n’est pas du tout certain que la Catalogne ait eu « un haut degré d’autonomie ». Ces dix dernières années, cette autonomie a été fortement laminée et érodée par les gouvernements de Madrid. Rajoy a saisi le Tribunal Constitutionnel afin de contester la grande majorité des lois sociales progressistes et anti-crise adoptées par le Parlement de Catalogne, il a contrôlé drastiquement le financement de la Généralité et il est ainsi parvenu à l’asphyxier. En outre, le gouvernement de Madrid n’a jamais respecté ce que la loi prévoit à propos des investissements dans les infrastructures que l’État devrait faire en Catalogne : le gouvernement de Madrid a investi en Catalogne, au cours des cinq dernières années, moins de la moitié de ce qu’indique le statut. Et ne parlons pas des coûts et des discriminations que cela signifie, et pas seulement pour la Catalogne, de maintenir le modèle économique de « Madrid capitale du capital » et centre de toutes les décisions. La liste des injustices est vraiment longue : des infrastructures (axe ferroviaire Méditerranée, aéroport et port de Barcelone, etc.) aux grandes opérations économiques (plutôt une ENDESA italienne que catalane), etc.

Quand c’est le gouvernement de Madrid lui-même qui, systématiquement, ne respecte pas la légalité, et va jusqu’à ne pas respecter les décisions du Tribunal Constitutionnel, que faut-il faire ? Se résigner, puisque ce sont eux qui commandent et qu’à nous autres il ne nous reste qu’à obéir et nous taire ? Devons-nous toujours accepter cet affront humiliant ? Les minorités doivent-elles toujours être soumises au critère des majorités, même s’il est arbitraire, injuste et illégal ?

Desfile de las antorchas. Manresa, 2013

Défilé aux flambeaux. Manresa, 2013.

Ramón Villares – Il est probable que l’opinion publique européenne – et l’opinion publique espagnole non catalane encore davantage – soit déconcertée par l’évolution du procés catalan et, plus concrètement, par la revendication de devenir un nouvel État en Europe. Mais il est sûr aussi que dans la gestion de ces émotions nationales entrent en jeu des facteurs très divers que l’on pourrait réduire à deux. Quelle légitimité a une communauté politique (ou une partie significative de celle-ci) pour exercer démocratiquement son autogouvernement ? Et, deuxièmement, quelle est la capacité inclusive de l’Union Européenne pour que ces tentatives de séparation politique ne soient pas encouragées ? En réalité, le conflit catalan présentera dans le futur de graves difficultés d’interprétation à propos de sa généalogie comme de sa dynamique. Quand une partie très significative d’une communauté politique manifeste de façon réitérée sa volonté de construire de nouvelles structures de gouvernement, aussi favorablement que puissent être comprises son autonomie ou ses compétences d’autogouvernement à l’extérieur, la réaction ne peut être de chercher à la délégitimer mais à la comprendre. Pour quelles raisons et dans quel but ils le font, quelles sont les conséquences pour eux et pour le reste des Espagnes (où se trouve naturellement la Catalogne) peut inclure des raisons politiques ou morales mais il s’agit en substance d’un combat pour l’exercice du pouvoir et la conquête des instruments qui lui sont nécessaires. Que l’autonomie jouisse d’un niveau de compétences élevé, ou que la capacité de gestion de ses propres affaires par le gouvernement autonome catalan soit très large, est un fait qui ne peut être résolu de façon unilatérale, ni par le pouvoir catalan, ni par le pouvoir central ou par les institutions européennes. Le problème doit être résolu grâce à des normes partagées et grâce à l’expression d’une volonté démocratique s’exprimant de façon univoque et avec les garanties nécessaires.

Je crois que votre question touche par ailleurs un sujet central : cela a-t-il un sens, de nos jours, dans le cadre de l’Union Européenne, de lutter pour un État-nation ? La réponse n’est pas simple car les débats sur le procés catalan font montre d’un excès de dramatisme, contrairement à ce qui s’est passé dans le cas du référendum écossais ou du Brexit, aux effets beaucoup plus importants pour l’UE, mais sans charge dramatique analogue. Il est compréhensible que, s’agissant d’émotions et de sentiments, le débat soit difficile à mener, car on a l’impression que l’opinion publique espagnole pense qu’il s’agit d’amputer une partie du corps de l’État-nation espagnol. Mais je vais essayer de donner quelques raisons qui permettent de comprendre qu’une partie significative de la société catalane ait choisi ce tournant et décidé « anar de debò »21, défiant tout un État et, indirectement, la structure même de l’Union Européenne. Pour comprendre ce défi, il ne faut pas entrer dans des considérations morales ou se placer dans une position paternaliste. Premièrement, il faudrait souligner que l’apparition d’un nouvel État national n’est pas en soi un drame et qu’il existe évidemment des centaines de communautés qui se considèrent comme des nations, même si elles ne sont pas des État formellement constitués. La création de nouveaux États a été très courante tout au long du « court XXsiècle » : il suffit de voir que les Nations Unies sont passées d’à peine cinquante États fondateurs en 1945 à presque deux cents aujourd’hui. Il est vrai que cette « inflation » d’États est liée à la décolonisation de l’ancien « tiers monde » et à l’implosion du « second monde » (l’URSS et son aire d’influence), il est tout aussi certain que nous ne nous trouvons pas dans un monde global « postnational », mais dans un monde vraiment national, doté de moult symboles, drapeaux et hymnes qui nous rappellent à chaque instant que les nations existent. Les évènements sportifs ou les conférences politiques multilatérales en sont des expressions courantes, banales mais néanmoins significatives. Bien que l’on ait coutume de dire que le « nationalisme se soigne en voyageant », il est très fréquent d’être confronté au contraire lors de voyages : au poids des nations.

Or, un nouvel État dans le cadre de l’Union Européenne a-t-il un sens ou est-ce affaire entendue et perdue d’avance ? Tout dépend de comment de la manière de comprendre la nature politique de l’UE : comme une union politique en puissance (la vieille aspiration d’ « États Unis d’Europe ») ou comme une confédération d’États nationaux, marquée avant tout par des accords économiques et monétaires, à distance d’une fédération plurinationale. À observer le comportement des représentants de chaque État membre, on remarque que leur stratégie est présidée le plus souvent par les intérêts nationaux et non par les intérêts communautaires. Sur le plan des institutions, malgré l’avancée du Parlement ou de la Commission Européenne, un pouvoir européen susceptible de répondre de ses actes devant les citoyens européens ou d’être élu directement par ceux-ci n’existe pas. Les députés du Parlement, les commissaires, les dirigeants de nombreuses autres institutions communautaires sont choisis selon des quotas nationaux. C’est ce qui explique, en réalité, que les citoyens de l’UE sont si peu attachés à ses institutions (environ 5 % d’entre eux le sont). Beaucoup de voix s’élèvent pour demander « plus d’Europe » afin de combattre la désaffection populaire ou nationale vis-à-vis de l’UE, mais l’évolution de la politique européenne, au moins depuis l’échec de la Constitution européenne, n’est pas parvenue à inverser la tendance selon laquelle les institutions communautaires sont des groupes d’intérêt, régis par les eurocrates eux-mêmes ou les dirigeants des États nationaux, et non une communauté politique constituée de membres autonomes. C’est ce qui expliquerait, en autres raisons, l’apparition de solutions alternatives qui remettent en cause l’idée même de l’Europe politique telle qu’elle a fonctionné jusqu’à une époque récente, du Brexit britannique aux diverses solutions populistes, de gauche et de droite, dans une grande partie des pays européens (dont certains des États fondateurs comme la France, l’Italie, l’Allemagne ou les Pays-Bas).

Cette vision plus réaliste et moins utopique de l’UE doit être prise en compte pour expliquer le cas de la Catalogne. Si les grands acteurs de la politique européenne sont les États nationaux et si l’État auquel appartient la Catalogne, de l’avis d’une partie importante de ses citoyens, ne gère pas correctement ses intérêts ou ses objectifs, pourquoi ne pas vouloir se constituer en un État afin de faire entendre sa propre voix dans le concert d’acteurs tellement inégaux mais unis par leur condition d’État-nation, de la petite Malte à la puissante Allemagne ? Je n’affirme pas qu’il s’agit de la raison majeure de l’émergence du procés catalan, mais il peut sembler étrange que, dans le débat sur cette question, la question européenne soit à peine évoquée, et que tout soit réduit à un combat entre nationalisme catalan et nationalisme espagnol, comme s’il s’agissait d’un problème interne. C’est pourquoi le comportement inégal de la société espagnole à propos de sa propre conception du « demos » ou de la souveraineté est significatif : intransigeante face à toute demande interne (à présent la Catalogne, avant l’Euskadi) et accommodante vis-à-vis des concessions de souveraineté (peu nombreuses mais substantielles) en faveur du cadre européen. Quoi qu’il en soit, la création d’un nouvel État n’est pas une opération facile et, historiquement parlant, cette opportunité apparaît plutôt après un conflit armé ou la chute d’un empire, ce qui n’est évidemment pas le cas ici. Cela ne devrait pas servir à bloquer les revendications de la Catalogne, bien au contraire : il faudrait ouvrir des espaces de dialogue pour savoir si l’indépendance est inévitable ou si un nouveau cadre de relation entre la Catalogne et l’Espagne est viable, peut-être à travers la bilatéralité, sans aller jusqu’à la création de structures nationales propres.

Des usages politiques et en général publics de l’histoire comme on en faisait avant, c’est-à-dire pour renforcer des processus de constitution d’identités de type national-étatique, se sont à nouveau manifestés de nos jours en Catalogne et en Espagne. Ils émanent tant de ceux qui sont en faveur de l’indépendance que de ceux qui se sont autodénommés « constitutionnalistes ». Y a-t-il néanmoins de nouveaux usages publics de l’histoire qui méritent qu’on s’y arrête et, si c’est le cas, quelles seraient leurs caractéristiques ? Pour quelles raisons, dans ce cas précis, un usage public de l’histoire prêt à reconnaître les échecs du passé ou les situations sans issue, à rechercher des espaces de dialogue, à faire face à la situation actuelle avec de nouvelles idées et de nouvelles manières de faire de la politique qui puissent résoudre le conflit au lieu de l’aggraver ou de le mettre entre parenthèse pour un temps, brille-t-il presque par son absence ? Quelles sont les causes et quels sont les effets politiques de l’usage et de l’abus de références historiques lestées d’anachronismes qui se servent du passé éloigné pour légitimer le type d’État actuel ou, au contraire, l’aspiration à un État à part entière, et qui, dans le même temps, instrumentalisent le passé récent pour donner des leçons aux autres démocraties ?

Conmemoración del 11 de septiembre de 1714 en el Fossar de les Moreres. Barcelona, 2014

Commémoration du 11 septembre 1714 au Fossar de les Moreres. Barcelone, 2014.

Joaquim Albareda En effet, face à ce conflit d’identités, les vieux usages publics de l’histoire ont acquis une grande force. Par exemple, la Fundacion para el Análisis y los Estudios Sociales (FAES), liée au PP, s’est montrée combative sur ce terrain et il est choquant que les historiens auxquels elle fait appel se proclament défenseurs d’une histoire objective face au nationalisme catalan. En plus de la « caverne médiatique » espagnole, le journal El País a resserré les rangs avec les postures espagnolistes les plus intransigeantes. Mais ce phénomène n’est pas nouveau. La Real Academia de la Historia avait publié en 1997 España. Reflexiones sobre el ser de España, livre qui a en plus reçu le Prix national d’Histoire. Le socialiste catalan Ernest Lluch s’est alors demandé quelle aurait été la réaction à Madrid si un titre similaire était apparu en Catalogne.

Il est évident que les États n’ont jamais renoncé à un usage public de l’histoire selon une perspective nationale. Ainsi, avant tout, de la France. C’est ce type d’histoire qui les intéresse le plus. En revanche, les États et les gouvernements autonomes devraient faire le pari d’un usage public de l’histoire dans une perspective rationnelle (non émotive) et civique pour former de bons citoyens, et consolider une démocratie de meilleure qualité. Au contraire, en Espagne, les gouvernements autonomes ont eu tendance, avec l’État, à promouvoir des discours historiques particularistes visant à renforcer leur raison d’être, en dissipant la vision d’ensemble non seulement espagnole, mais aussi européenne. Le défi est toujours présent. Plus préoccupant encore est le triomphe de la post-vérité dans la sphère de la politique et celle de la communication.

Paola Lo Cascio Je pense qu’il faut mentionner comme nouveaux usages publics de l’histoire certaines campagnes institutionnelles et para-institutionnelles qui ont eu lieu ces dernières années sur l’opposition antifranquiste, dans lesquelles on a démesurément grossi la contribution du nationalisme catalan à l’antifranquisme. Cette opération avait deux objectifs très clairs : d’un côté établir une similitude fallacieuse entre la situation actuelle et la dictature (ce qui, indépendamment des évidentes pulsions régressives à l’œuvre, qu’il faut dénoncer sans ambages, est extrêmement dangereux dans la mesure où l’on banalise ainsi la dictature), et de l’autre amoindrir toutes les traditions politiques antifranquistes qui ont fait de la collaboration au niveau étatique (et international !) l’élément décisif pour affaiblir la dictature. Ce type d’opération connaît des degrés et des intensités différentes. Cependant, nombreuses sont celles qui opposent une prétendue Catalogne intrinsèquement démocratique et une Espagne intrinsèquement autoritaire, allergique à la démocratie. Ce qui revient à manipuler deux réalités historiques dans le même geste. La première est l’existence d’une tradition profondément démocratique et républicaine dans toute l’Espagne. La seconde, que le franquisme a fini par s’implanter en Catalogne grâce à des secteurs politiques et culturels autochtones. Certes, pendant la dictature et surtout pendant la Transition, la Catalogne a démontré la force de son mouvement antifranquiste, mais des Catalans ont aussi gagné la guerre civile. Le franquisme ne s’est pas implanté de la même manière dans tout le territoire péninsulaire. À ne considérer le franquisme qu’au travers de l’attirail phalangiste – qui a en effet été minoritaire en Catalogne – on élude une partie substantielle de la réalité du régime.

Centro de prensa. Barcelona, 1º de Octubre de 2017

Centre de presse, 1er octobre 2017. Barcelone, 2017.

Stéphane Michonneau Oui, on peut dire que de nouveaux usages du passé sont en jeu. L’histoire est bonne mère et se laisse abuser à de nombreux usages plus ou moins anachroniques : elle offre ainsi une profondeur et une légitimité aux discours du présent. La dénonciation que les historiens peuvent faire ici et là de tels abus ne sert à rien car ces usages relèvent de la construction de mythes alors que leur discipline intellectuelle relève d’un procédé de connaissance scientifique. S’il est normal et souhaitable que les historiens continuent d’opposer la vérité de leur recherche aux affabulations, il n’en reste pas moins que dans les sociétés modernes, les historiens n’ont plus le monopole de la parole du passé. Journalistes, amateurs, citoyens... nombreuses sont désormais les instances de fabrication du passé et l’historien est soumis à un dur régime de concurrence où ses connaissances n’ont pas nécessairement l’avantage dans la constitution du régime de croyance qu’est la foi nationaliste.

La démocratisation de la parole du passé n’est pas le seul facteur explicatif de l’abus des références historiques : la Catalogne est entrée comme le reste des sociétés occidentales dans un régime d’historicité – c’est-à-dire un mode de relation au passé – où le présent dicte sa loi, ce que François Hartog nomme le « présentisme ». En somme, le passé est constamment « mis au présent », non pas qu’il soit invoqué pour guider telle ou telle conduite, mais pour justifier le présent. Cette « présence du passé » s’appelle mémoire et l’on sait bien que, après la chute du Mur de Berlin, l’Espagne a été submergée par une vague mémorielle qui ne cesse de la travailler depuis lors. En Espagne, cette vague a pris la forme de la « récupération de la mémoire historique » du traumatisme de la guerre civile et de la répression franquiste. Aujourd’hui, les instrumentalisations du passé (qui sont anciennes) ont donc repris une intensité exceptionnelle car la démocratisation de la parole du passé en a démultiplié les effets.

Ceci dit, la crise de mémoire n’est pas qu’intrumentalisation. Elle est aussi l’expression de nouvelles mémoires collectives – au sens halbwachsien du terme – à partir de mémoires individuelles et familiales jusqu’à présent informées et par conséquent silencieuses (et non pas nécessairement tues). La revendication pour la « récupération de la mémoire historique » correspond donc à une forme de recherche de dignité politique et sociale, comme le démontre Manuel Reyes Mate. Ainsi, les nouveaux usages du passé doivent aussi être compris comme la mise à jour de nouvelles versions de l’histoire dans une société démocratique qui apprend à reconnaître ses victimes, notamment celle du régime franquiste. En Catalogne, le vieux discours victimaire que le nationalisme du XIXe siècle avait construit s’est trouvé revigoré par cette nouvelle aspiration sociale à plus de vérité sur les crimes du franquisme. Ce phénomène a construit une sorte de consensus social et politique puissant autour de l’idée, historiquement fausse, que la guerre civile résulterait d’un conflit entre une Catalogne par essence démocratique et un régime fasciste par essence espagnol. Cette conjonction a permis à la société catalane de faire face à son passé, tout en le déplaçant de côté en reportant la responsabilité des crimes sur les « autres ». On peut dire, somme toute, que la société catalane a géré, à sa manière, la question obsédante du passé, une question qui reste pendante dans le reste de l’Espagne. La question mémorielle est une autre clé de compréhension fondamentale de la crise catalane.

Homenaje a Casanova. 11 de septiembre de 2014. Barcelona

Hommage à Casanova. 11 septembre 2014. Barcelone, 2014. 

Borja de Riquer – Concernant les usages actuels de l’histoire, peut-être la différence réside-t-elle dans le fait que la demande citoyenne, étant donné les difficultés rencontrées pour comprendre ce qui s’est passé et les incertitudes face à l’avenir, est beaucoup plus forte. Et il faudrait vraiment créer davantage d’espaces de dialogue – malheureusement les politiques et certains médias l’empêchent.

Il faudrait peut-être que certains politiques actuels, ainsi que de nombreux journalistes et chroniqueurs lisent davantage les historiens. S’ils le faisaient, ils seraient sans doute beaucoup plus prudents dans leurs affirmations sur les diverses identités des Espagnols et leurs circonstances. Car c’est là aussi un cas de divorce évident entre le monde officiel, ce que l’on appelle opinion publique ou semi officielle, et le monde réel ; entre ce que la politique officielle veut proclamer et ce qui ressort de l’analyse historique comme de la diversité identitaire même de la société espagnole. Les affirmations catégoriques et dogmatiques de quelques-uns ne résistent pas à la comparaison avec les faits historiques et sociologiques, mais ces mêmes individus persistent dans leurs déclarations, comme si elles avaient valeur de parole d’évangile. Cependant, les dispositions officielles ont beau vouloir l’ignorer, la réalité sociale elle-même est têtue et persistante.

Je pense qu’une partie de l’opinion espagnole n’est pas consciente du fait que le processus souverainiste catalan ne peut plus reculer, qu’il représente, de loin, la mobilisation démocratique la plus ferme et massive de l’histoire contemporaine catalane, et qu’il est désormais impossible de revenir à la situation antérieure à 2010. La réalité est la suivante : aujourd’hui, une grande partie des citoyens catalans se sentent profondément mal à l’aise au sein du système politique actuel et considèrent qu’ils ont le droit de décider de manière démocratique de leur avenir, comme les Écossais. Ni plus, ni moins.

Il y a presque un siècle, l’intellectuel madrilène le plus prestigieux de l’époque, José Ortega y Gasset, a écrit un article d’une grande lucidité dans le journal El Sol à propos de la radicalisation du mouvement catalaniste, après l’échec du projet de statut d’autonomie de la Lliga Regionalista présenté devant les Cortès espagnoles. Ortega lançait la mise en garde suivante : « Nous craignons à présent que ceux qui préfèrent que la Catalogne soit une nouvelle Irlande ne succèdent à ceux qui voulaient que la Catalogne soit le Piémont de l’Espagne » (« La retirada de Cambó », El Sol, 13.06.1923). Rappelons que le texte est de 1923 et que peu auparavant, fin 1921, le gouvernement britannique s’était vu obligé d’accepter la constitution de l’État Libre d’Irlande.

Je pense que la mise en garde d’Ortega est devenue prophétique. De nombreux intellectuels, politiques et journalistes de Madrid – ceux qui ont une influence dans les médias – ont à peine envisagé sérieusement le coût, le risque politique qu’a représenter le fait d’empêcher constamment les Catalans d’agir en Espagne comme les Piémontais en Italie : ne pas leur permettre de se sentir à l’aise, influents et reconnus. Certains politiques catalans, de droite comme de gauche, de Francesc Cambó à Pasqual Maragall, ont voulu le faire grâce à différentes propositions qui ont toujours été rejetées ou dénaturées. C’est pourquoi la conclusion à laquelle sont arrivés de nombreux Catalans aujourd’hui c’est que la vieille Espagne n’est pas réformable et qu’on ne leur a pas laissé d’autre choix que de suivre le même chemin que les Irlandais, comme le craignait José Ortega y Gasset.

Dans le débat entre les historiens, certains recourent sans aucun doute à des anachronismes peu acceptables. Mais d’autres nient aussi les évidences de façon sectaire. Il y a peu, un historien reconnu, qui a adopté à présent des positions espagnolistes notoires, refusait d’affirmer publiquement non seulement que la Catalogne ait pu être une nation, mais aussi qu’elle ait eu des structures d’État avant 1714. Dans ce cas, le sectarisme et l’ignorance vont de pair. Lorsqu’on traite de l’existence, ou non, de la nation catalane, mais aussi du cas de la nation espagnole, soit on s’appuie sur les critères de rigueur historique et les critères comparatifs, soit on se contente de faire de l’idéologie pure en arguant que « ma nation à moi en est vraiment une mais pas la tienne ». Soutenir qu’un pays qui avait son propre système de représentation politique (Corts), son propre gouvernement (Generalitat), sa propre fiscalité, son propre budget, sa propre monnaie, ses propres douanes, sa propre législation, sa propre justice, ses propres finances publiques, son propre système militaire, en plus d’une langue, d’une culture, de coutumes, d’histoire, de traditions différentes des autres territoires de la monarchie composée des Habsbourgs n’avait pas de « structures d’État », relève de l’ignorance ou de la manipulation. Les structures d’État au XVIe siècle ne renvoient-elles qu’à la Couronne ? Quand, en 1640, Pau Claris essaie de consolider la République Catalane, ou quand il propose ensuite à Louis XIII d’être Louis I de Catalogne, est-ce là une simple réaction anti-castillane ou un acte de souveraineté ?

Dans un livre volumineux consacré à l’histoire de la Catalogne, dirigé par un professeur reconnu d’histoire économique de Madrid, est dénoncée, comme preuve irréfutable de la manipulation perverse de l’histoire par les historiens catalans, l’obsession maladive de ces derniers pour maintenir une numération différente des rois de la Couronne d’Aragon. Si ce personnage avait consulté les sources historiques, il aurait pu vérifier, par exemple, que Pierre le Cérémonieux, quand il était en Catalogne, signait toujours comme « Père, lo terç » et quand il était en Aragon il le faisait en tant que « Pedro, cuarto ». Le souverain savait parfaitement quelle dénomination utiliser selon le territoire où il se trouvait. Il n’y a vraiment rien de plus impudent que l’ignorance de ceux qui prétendent donner des leçons sur tout.

Mito de la bandera catalana. Museu d’Història de Catalunya. Barcelona, 2008

Mythe du drapeau Catalan. Musée d’Histoire de la Catalogne. Barcelone, 2008.

Ramón Villares – Les sujets soulevés par cette question sont nombreux. Je pense que je pourrais les résumer en trois points qui me semblent essentiels. Le premier est relativement commun, mais difficile à expliquer : l’usage (et l’abus) public de l’histoire comme arme de combat politique ou, en d’autres termes, la substitution du débat sur le présent par un appel constant au passé, transformant les historiens en « prophètes du passé ». Comme je l’ai déjà suggéré, l’usage de l’histoire à des fins politiques et partisanes existe indubitablement, et ce n’est pas nouveau. Pour autant, on ne doit pas en conclure que c’est inévitable. Je crois que le lien entre histoire et projets nationaux n’est qu’une partie du problème. Le haut degré de conflictualité politique et médiatique que connaît l’Espagne actuelle en raison du procés catalan ne provient en aucun cas de la manipulation ou de la falsification du passé, même s’il peut faire penser à un combat idéologique acéré. Les accusations récentes de manipulation historique au sein des systèmes éducatifs (on accuse surtout les systèmes éducatifs autonomes) semblent oublier que les grandes lignes de l’éducation patriotique des Espagnols, de Modesto Lafuente (1808-1866) au franquisme, étaient avant tout fondées sur la légitimation de l’unité territoriale, la monarchie et la religion catholique. Le texte de Lafuente fixait déjà les « germes de l’unité nationale » à l’époque wisigothe, à la confluence de l’« unité légale » de Léovigild (mort en 586) et de l’« unité de la foi » représentée par Récarède (mort en 601). En somme, qu’en Espagne, la « nationalisation du passé », en établissant des événements marquants, de Covadonga à l’union des couronnes d’Aragon et de Castille, ait eu un caractère plus religieux et monarchique que civique à proprement parler : « une religion, un sacerdoce, un trône, un roi, un peuple et une monarchie » comme expression de l’Espagne éternelle, telle était la conclusion de Lafuente, il y a un siècle et demi. C’est cette vision qu’a voulu, timidement, corriger l’Espagne démocratique mais avec, semble-t-il, peu de succès.

Dans ce contexte nouveau, celui d’un système démocratique, mais aussi celui d’une nouvelle organisation territoriale à travers l’État des autonomies, la pratique de l’histoire a connu une orientation régionaliste ou nationaliste qui a commencé à entrer en concurrence avec ce que l’on considérait être l’« histoire nationale » de l’Espagne. Et c’est là qu’intervient un autre élément : la création de compartiments étanches entre les territoires autonomes, à laquelle s’est ajoutée l’absence de politiques d’État de socialisation culturelle comme moyen d’inculquer le pluralisme et le respect de la différence. On n’a pas bien expliqué ce que supposait la construction d’un État autonome – ce qui était indispensable pour les politiques linguistiques –, aussi la conception plurielle et inclusive de l’Espagne s’est-elle arrêtée à mi-chemin. Il y a eu, bien sûr, des avancées importantes, surtout dans la sphère symbolique, mais il a été impossible de forger une mémoire partagée de l’histoire de cette « Espagne de tous »22 de Bosch-Gimpera, ni à travers les médias, ni à travers les pratiques et les langages adoptés par les minorités politiques dirigeantes. Considérer les langues espagnoles non castillanes comme un patrimoine particulier de leurs autonomies et non comme patrimoine de l’ensemble de l’État montre bien que certains problèmes qui surgissent à l’occasion du conflit catalan ont des racines assez profondes.

La situation en Catalogne a mis en évidence un problème qui n’est pas nouveau : celui de l’organisation territoriale de l’État. Pour certains intellectuels et commentateurs, ce qui arrive en Catalogne est la dernière manifestation de la faiblesse historique de l’État national espagnol. C’est toutefois un point de vue très critiqué par l’historiographie, au moins ces dernières années. En outre, les démocraties libérales européennes de ce XXIsiècle ne rencontrent-elles pas aussi de graves problèmes qui affectent la cohésion et la solidité de leurs systèmes représentatifs et de gouvernement ? Dans certains États, c’est la présence au pouvoir, ou aux portes du pouvoir, de forces politiques d’extrême droite, dans d’autres, sont remis en question les fondements de l’égalité ou de la liberté d’expression. En fin de compte, ne serait-ce pas la formule même de l’État démocratique né de la Seconde Guerre mondiale qui est remise en cause, suite à la globalisation et à la profonde crise de 2007-2008, remise en cause qui prend une forme particulière dans chaque pays ? À quel point la situation politique actuelle en Catalogne oblige-t-elle les historiens à étudier à nouveaux frais les processus de nationalisation et de démocratisation des sociétés dans une grande partie de l’Europe ?

Joaquim Albareda Il y a longtemps que l’on annonce la crise de l’État-nation. Cependant, malgré la globalisation et l’Union Européenne, il a toujours un rôle déterminant, comme vient de le montrer le cas du procés catalan, à l’inverse de que certains naïfs pensaient. En plus de voir de quelle façon le gouvernement de l’État est incapable d’offrir des alternatives à des revendications déterminées de caractère territorial, on assiste à une crise profonde d’un modèle de démocratie et de représentation politique, comme l’avait prédit avant la crise économique, en 2002, Luciano Canfora dans Crítica de la retórica democrática. En outre, on assiste à un recul de la liberté et à une hausse de gouvernements aux pratiques autoritaires.

La globalisation et la crise de 2007 l’ont bien mis en évidence. De l’histoire, comme science, est attendue qu’elle aide à éclaircir les choses, à expliquer les raisons de l’indifférence des citoyens pour une politique qui ne cesse de les décevoir et l’augmentation, par conséquent, de mouvements nationalistes, populistes divers ou ouvertement fascistes. L’échec de la construction politique de l’Europe et les graves conséquences sociales de ses politiques économiques agressives et conservatrices face à la crise (comme l’a dénoncé sans relâche Yanis Varoufakis) n’ont pas peu contribué à alimenter de tels mouvements, parmi lesquels se trouve le séparatisme catalan. Mais je ne pense pas que cela implique une révision de l’étude des processus de nationalisation et de démocratisation des sociétés. Il faut simplement réajuster l’analyse et prêter attention au contexte tant global que particulier dans lequel se déroulent ces processus et ces mouvements. Et, dans le cas qui nous occupe, prêter attention au conflit pour la souveraineté politique à l’échelle espagnole, européenne et des marchés globaux, comme l’a indiqué le politique catalan Joan Coscubiela dans son excellent livre d’analyse sur « processus » catalan, Empantanados (2018).

Paola Lo Cascio Le long débat sur la faiblesse de la construction nationale espagnole et celui sur la faiblesse du développement de l’État est bien connu. Nous n’entrerons pas dans les détails. Cependant, il faut souligner deux choses. D’abord, au cours la récupération démocratique, le nationalisme catalan conservateur, longtemps hégémonique , n’a pas su ou n’a pas voulu contribuer jusqu’au bout à rendre le projet étatique espagnol différent. Certes, il l’a fait pendant la Transition (on peut citer la contribution de personnages comme le politique catalan Miquel Roca), mais la tendance collaborative a succombé à une vision qui a toujours mis au premier plan un projet institutionnel et national pensé uniquement pour la Catalogne. Un projet qui assumait sans trop de problèmes la simultanéité d’autres identités et d’autres imaginaires, mais qui n’a jamais voulu aller plus loin qu’imaginer un projet pour l’ensemble de l’État. On se souvient toujours de Pujol comme du champion de la gouvernementalité étatique, mais on oublie qu’il n’a jamais voulu participer à un gouvernement étatique. Celui qui a émis cette idée à l’intérieur de son parti, Miquel Roca, a fini par être marginalisé. Ensuite, la crise de la représentation est un phénomène européen, qui se conjugue de manière différente selon les cas. En Espagne, elle atteint son paroxysme parallèlement à la crise économique car elle rompt les consensus qui avaient été à la base de la Transition et finit par dynamiter le système des partis traditionnels, en maintenant cependant un antagonisme explicite entre conservation et progrès, droite et gauche. En Catalogne ce coup de tonnerre génère une dynamique plus compliquée qui se superpose aux questions de l’autogouvernement.  La réaction (confuse, alambiquée, plus épidermique que politique) repose sur un imaginaire de rechange. La sociologue catalane Marina Subirats a parlé d’Utopie Disponible quand elle s’est référée à l’indépendantisme et je crois qu’en cela elle avait tout à fait raison. Avec une caractéristique importante : ceux qui ont su mettre à profit cet imaginaire de rechange, cette utopie disponible – à un prix, selon moi, trop élevé pour la société – ont été les mêmes que ceux qui avaient conduit au désastre. Si rien ne change vraiment prochainement, le plus probable c’est qu’en 2018 ce soit un dirigeant issu, une fois de plus, du nationalisme conservateur qui soit president ou présidente. Retour à la case départ.

Turistas en el Fossar de les Moreres. Barcelona, 2006

Touristes au Fossar de les Moreres. Barcelone, 2006.

Stéphane Michonneau Je reste attaché à l’idée de la « débil nacionalización de España », même si j’ai contribué par mes travaux à la relativiser. Les catalanistes défendent une idée « impériale » de l’Espagne, très ancienne, qui défend le respect des particularités des composantes politiques qui la constitueraient. Les constitutitonnalistes défendent une idée « nationale » de l’Espagne, beaucoup plus récente et incertaine, qui travaille à une certaine homogénéisation politique et culturelle. J’y vois la querelle des Anciens et des Modernes, les catalanistes étant proches d’une conception « habsbourgeoise » de l’Espagne alors que les unitaristes sont proches d’une conception « bourbonienne » du pays. Si pour les catalanistes, l’Espagne est un empire d’elle-même, elle n’est jamais plus solide que lorsqu’elle ménage les particularités de ses composantes, qu’on appelera « nations » aujourd’hui. Les catalanistes pensent que l’Espagne est un État plurinational, voire une confédération d’États-nationaux. Cette conception est originale car elle relativise la notion de souveraineté absolue : dans un vocabulaire d’Ancien Régime, on parlerait de « majesté » qui est une notion relative (maior). Dans le contexte actuel de crise des États-nations et de renforcement d’une réalité supra-étatique qu’est l’Union européenne, cette conception « impériale », réactualisée au goût du jour, a de l’avenir.

La crise catalane est bien entendu le signe d’une crise de l’organisation territoriale de l’Espagne. On a dit qu’elle est aussi le signe d’une crise de l’État-Providence – et de ses manques – tel qu’il s’est construit depuis les années 1930. Elle est aussi une manifestation particulière de la crise mémorielle que traverse toute l’Espagne. Elle est aussi le signe d’une déréliction du système des partis hérité de 1978, les nouveaux partis (CUP, Ciudadanos, Podemos/Podem, ERC dans une certaine mesure) livrant une bataille sans merci contre les anciens partis issus de la transition (PP, PS, Convergència i Unió, etc.). Cette lutte a provoqué la réactivation d’une crise de régime où la monarchie, affaiblie par la succession de Juan Carlos I, se trouve durement remise en question par la vieille idée républicaine. Elle est donc le signe d’une crise du système de représentation qui concerne toute l’Europe.

Cinq crises en une. Toutes ces crises sont différentes et d’ancienneté variable : la question du régime a connu de nombreux avatars ; celle de la démocratie participative est plus récente. Toutes ces crises ont en commun de concerner toute la société espagnole dans son ensemble. À mon sens, elles doivent être analysées séparément, mais en tenant compte d’un phénomène singulier : en Catalogne, ces crises se sont juxtaposées et les lignes de fracture qu’elles dessinaient se sont alignées en un seule fracture : indépendantisme vs constitutionnalisme. Qu’elle que soit l’issue de cette crise, il faudra beaucoup de talents aux historiens du futurs pour comprendre les raisons de cette cristallisation : le mot « indépendantisme » a donc agi comme un détonateur qui a agglutiné des problèmes de nature différente – économiques, politiques, sociaux, culturels. Ce mot a permis la convergence d’espoirs, de frustrations, de colères et de ressentiments très variés, et probablement contradictoires entre eux. Mais ce mot a « marché », au sens où il a offert à de nombreux groupes sociaux un horizon, un avenir qu’ils n’entrevoyaient plus. Mais la vie politique n’est-elle pas faite de mots et de slogans susceptibles de coaguler des espoirs et des rêves ? Si donc la crise catalane offre aux historiens un beau terrain d’étude, c’est celui de la performativité de la parole politique, cette capacité qu’a le « mot » politique de forger – ou pas – la réalité qu’il décrit, par-delà les contradictions inhérentes dont il est la projection.

Borja de Riquer – Nous assistons à la crise finale du modèle d’État-nation forgé au XIXe siècle, mais son agonie peut être très longue. Aujourd’hui, beaucoup de pays ont délégué une grande partie de leur souveraineté économique à l’Union Européenne. Et cela s’est produit en des temps de globalisation croissante des relations financières et économiques. Les États semblent vouloir résister à la perte de leur autonomie, surtout leur autonomie politique, mais c’est un processus irréversible – à moins d’un véritable cataclysme.

Mais ce qui m’inquiète le plus aujourd’hui c’est la crise de la démocratie elle-même, ou plus exactement, l’orientation autoritaire qui s’impose dans certains systèmes politiques démocratiques, comme en Espagne. Nous sommes confrontés à la crise constitutionnelle et politique la plus grave de l’actuelle étape démocratique espagnole. Et l’un de ses symptômes les plus inquiétants est la confusion qui existe entre ce qu’est la démocratie et ce qu’est l’État de droit. La légalité ne peut pas restreindre la démocratie. Il y a toujours dans les pays démocratiques des tensions entre la légalité constitutionnelle et les droits démocratiques.

Il y a presque cent ans Francesc Cambó (1876-1947) se lamentait au Congrès des Députés du fait que le conflit entre le désir de liberté collective catalane et le cadre juridique espagnol puisse être sans fin. Il ne se trompait pas beaucoup. Aujourd’hui, un des noyaux du contentieux politique est effectivement l’affrontement entre la légalité et la légitimité. PLexpérience historique hispanique déborde de solutions inutiles, de pactes qui finalement n’ont jamais été opératoires car ils n’ont pas voulu aborder avec courage cette contradiction. Je considère que le temps des faux arrangements, de l’endurance et des attitudes prétendument condescendantes est révolu.

Soutenir aujourd’hui que l’ordre légal ne permet pas de trouver une solution à un grave problème politique comme le problème catalan est une ineptie. La politique est précisément l’art de résoudre les problèmes et non d’essayer de minimiser leur existence en les occultant. Tout système démocratique doit rechercher l’équilibre entre la légalité et les revendications démocratiques. Et cette conciliation se fait par le biais de pactes, de réformes légales et même des constitutions. Toutefois la tendance qui s’impose en Espagne est celle d’imposer à tout prix le principe constitutionnel et de mépriser, ou dévaloriser, le principe démocratique. L’esprit de tolérance et de pacte a disparu de la politique. La judiciarisation dangereuse des problèmes politiques est un symptôme évident de ce processus : laisser aux mains des juges des décisions qui devraient être prises et négociées par les politiques est d’une grave irresponsabilité, c’est un renoncement à la recherche de solution sur le terrain politique.

Nous sommes nombreux à penser que le principal problème que rencontre la Catalogne aujourd’hui n’est pas de ne pas avoir un État à elle, mais d’avoir un État contre elle : un régime politique qui ne nous respecte pas comme pays, qui ne reconnaît pas notre entité nationale, qui nous permet à peine de décider sur le plan socio-économique, politique, fiscal, culturel et symbolique, et qui nous discrimine. Un régime politique dont les gouvernants n’ont pas hésité à utiliser la « guerre sale » contre l’indépendantisme catalan et qui considère que toutes les actions sont justifiées s’il s’agit de défendre l’unité espagnole. Ce qui s’est passé ces dernières années n’a été que la confirmation de l’incapacité politique et intellectuelle des dirigeants espagnols à aborder avec courage et réalisme la question catalane.

Ramón Villares Construire une nouvelle organisation territoriale de l’État a été, peut-être, le pari le plus ambitieux (et, par conséquent, le plus controversé) de la Transition démocratique. Il est vrai qu’il y avait une tradition républicaine d’autonomies politiques qui, de façon un peu biaisée, a été reconnue dans la Constitution de 1978 elle-même, en distinguant les voies d’accès au régime de l’autonomie des « nationalités » (avec des Statuts plébiscités du temps de la Seconde République) et des « régions » qui ont acquis un statut d’autonomie à travers ce que l’on a appelé familièrement « café pour tout le monde ». On a coutume de dire qu’il faut résoudre la question territoriale en Espagne, mais on pourrait aussi défendre qu’elle a été posée et pensée, en grande partie, après l’approbation de la Constitution de 1978, comme une formule qui, en échange de l’extension des régimes d’autonomie, dotés d’assemblées législatives, voulait en réalité homogénéiser ou rabaisser les aspirations des trois « nationalités » reconnues implicitement dans le texte constitutionnel (la Catalogne, la Galice, le Pays basque). On a abouti à un traitement égalitaire de réalités politiques et identitaires très différentes. Le débat actuel sur la Catalogne, bien qu’il évite d’entrer dans ces détails, comporte certaines causes de cette politique autonome qui, selon un député constituant (José Luis Meilán Gil, El itinerario desviado del Estado Autonómico y su futuro, 2015), s’est clairement éloignée de ce qui était prévu dans la Constitution de 1978 elle-même, à cause des pactes d’« harmonisation » du processus d’autonomie souscrits à divers moments (1981 et 1992) par les deux grands partis (Unión del Centro Democrático / PP et PSOE) qui ont marginalisé les partis nationalistes de Catalogne et du Pays basque dans le consensus initial constituant.

Si l’on se centre concrètement sur la question de la Catalogne, je pense qu’il y a dans votre question deux grands problèmes qui méritent un bref commentaire. Le premier se réfère aux processus de nationalisation de la population espagnole et à l’existence de différents projets nationaux (Catalogne, Euskadi et Galice) qui sont entrés au siècle dernier en compétition – et le sont toujours – avec le projet du nationalisme de l’État. L’existence en Espagne de différents projets nationaux concurrents au siècle passé, à une époque où s’affirmaient les États-nations européens, ne laisse pas d’être un argument solide pour renforcer le vieux cliché selon lequel l’« Espagne est différente ». Mais au-delà du stéréotype, il est certain que depuis le début du XXe siècle la force du catalanisme, même si on l’a qualifié de régionaliste, tient clairement à sa volonté d’être un projet national. Que ce résultat soit le fruit de la « faible nationalisation espagnole » (Borja de Riquer) ou de la « crise de pénétration de l’État » (José álvarez Junco) est un débat historiographique toujours ouvert, tant depuis une analyse endogène que par le biais d’une comparaison avec d’autres processus, en particulier le processus français de la Troisième République. Le résultat de l’opposition entre l’« État faible » et la vigoureuse société industrielle et bourgeoise de Catalogne a été semblable à un match nul : aucune des parties n’a clairement gagné car le nationalisme espagnol ne s’est pas totalement imposé malgré deux dictatures politiques (1923-1930 et 1939-1975), tandis que la société catalane n’est pas parvenue à construire un État national qui lui soit propre non plus. Ce dont, à mon avis, il est question actuellement, c’est d’essayer de défaire le nœud gordien d’un blocage de plus d’un siècle. Et, pour le moment, ce match nul se reproduit aussi au sein de la société catalane, à travers le profil de ses représentants parlementaires élus lors des deux dernières élections, avec un pourcentage de 50 % des voix pour chaque bloc politique (« unioniste » et « souverainiste »). Il y a trop de blocages pour un sujet qui, en raison de sa complexité, aurait besoin de subtilité politique ou d’une bonne dose de « finezza » à l’italienne.

Quoi qu’il en soit, la question catalane ne remet pas en question les processus de nationalisation, mais le système démocratique espagnol lui-même et son principal fondement politique, la Transition démocratique et la Constitution de 1978. C’est là que s’observe une coïncidence claire avec les nouveaux mouvements politiques qui réclament une révision du consensus constitutionnel ou, de façon plus radicale, l’ouverture d’un processus constituant. L’évolution de la politique catalane depuis 2003 va dans cette direction, au sens où elle juge nécessaire de reconsidérer l’insertion de la Catalogne en Espagne ou, dans son cas, de gagner son indépendance. On ne sait pas, à présent, si l’un de ces objectifs se réalisera, mais ce qui semble évident c’est que la qualité de la démocratie espagnole s’effrite dans cette lutte, surtout à cause de la stratégie suivie par le gouvernement central et les principales institutions de l’État (en l’occurrence le pouvoir judiciaire) consistant à substituer aux pratiques démocratiques (dialogue, débat politique, reconnaissance des minorités) le « respect de la loi », irréfutable dans son expression littérale mais discutable dans son interprétation. La conclusion finale ne peut être en rien encourageante au moment présent. Les hausses de l’« hispanophobie » et de la « catalanophobie », même si ce n’est pas la première fois qu’elles se produisent dans l’Espagne contemporaine, laissent présager que, outre la bataille politico-institutionnelle, est en germe un nationalisme populiste (catalan et espagnol) qui peut conduire à une voie sans issue, de vainqueurs et de vaincus, comme s’il s’agissait d’une lutte entre l’Espagne et l’« anti-Espagne », avec les corollaires suivants : esprit de revanche et victimisation.

Je termine, malgré tout, sur une petite note d’espoir. L’histoire ne se répète pas et n’est pas non plus, comme on l’a cru, magistra vitae. C’est le présent composé de mémoire et d’expérience qui doit diriger nos actions. Pour ma part, j’ai essayé d’exposer certaines raisons qui expliquent la situation actuelle, le virage indépendantiste en Catalogne comme la rigidité de la réponse de l’État à un tel défi. Je remercie les rédacteurs de la revue de m’avoir offert cette opportunité. Mais il est clair que le plus difficile, c’est-à-dire sortir de ce bourbier, reste à faire – tâche pour laquelle l’exercice de la politique comprise en son sens premier sera la meilleure leçon d’histoire pour les générations futures. Et que l’historien qui le racontera ne s’écarte pas de la méthode de Thucydide : vision d’ « étranger » et reconnaissance des parties en litige.

Conmemoración del 11 de septiembre de 1714 en el Fossar de les Moreres. Barcelona, 2014

Commémoration du 11 septembre 1714 au Fossar de les Moreres. Barcelone, 2014.

Grandaj Nacioj

Le projet « Grandaj Nacioj » (« Grandes Nations » en Esperanto), est la continuation de deux travaux qui interrogent les identités politiques : Meetings, consacré à l’iconographie et au marketing des rassemblements politiques ; Parlements qui explore l’espace institutionnel de la représentation nationale démocratique. 

Le climat politique catalan s’est tendu au cours de ces dernières années. Dans ce contexte, je m’intéresse aux signes et aux symboles mobilisés dans l’affirmation d’une identité catalane et je me demande de quelle manière se construisent les ponts entre, d’un côté, les émotions individuelles et collectives et, de l’autre, les institutions, en tant qu’abstractions raisonnées.

La construction ou l’existence d’une identité collective suppose l’intervention d’un certain nombre de supports (psychologiques, historiques, symboliques, politiques) qui passent par l’image pour faire sens. Mes photographies questionnent des espaces symboliques qui sont aussi des espaces visuels pensés par leurs créateurs pour être observés et vécus afin de forger ou de renforcer des identités.

Bruno Arbesú 

Site Web : www.brunoarbesu.com

 

Déplier la liste des notes et références
Retour vers la note de texte 4861

1

Lola García, El naufragio. La deconstrucción del sueño independentista, Barcelona, Península, 2018.

Retour vers la note de texte 4862

2

John H. Elliot, Catalanes y escoceses. Unión y discordia, Madrid, Taurus, 2018.

Retour vers la note de texte 4863

3

Nous renvoyons à : Jordi Amat, Largo proceso, amargo sueño. Cultura y política en la Cataluña contemporánea, Barcelona, Tusquets, 2018 ; Jordi Amat, La conjura de los irresponsables, Barcelona, Anagrama, 2018 ; Ignacio Sánchez-Cuenca, La confusión nacional. La democracia española ante la crisis catalana, Madrid, Catarata, 2018 ; Santi Vila, De héroes y traidores. El dilema de Cataluña o los diez errores del procés. Barcelona, Península, 2018.

Retour vers la note de texte 4864

4

« Gauche républicaine catalane ».

Retour vers la note de texte 4865

5

« La Catalogne en commun ».

Retour vers la note de texte 4866

6

« L’Espagne contre la Catalogne ».

Retour vers la note de texte 4867

7

Le « procés » désigne le processus indépendantiste en Catalogne.

Retour vers la note de texte 4868

8

La Renaixença (« renaissance ») constitue un phénomène culturel de redécouverte de la culture catalane et de valorisation du catalan en tant que langue littéraire. Ses premiers développements remontent aux années 1830.

Retour vers la note de texte 4869

9

L’Eixample désigne les nouveaux quartiers construits à Barcelone sous la houlette d’Ildefons Cerdà à partir du début de la seconde moitié du XIXe siècle. Le phénomène de « l’extension » urbaine (los ensanches) grâce à la destruction d’anciens remparts touche également Madrid à compter de 1860, puis bien d’autres capitales de la géographie espagnole.

Retour vers la note de texte 4870

10

Le statut d’autonomie d’une communauté autonome est une loi organique qui régit son organisation institutionnelle.

Retour vers la note de texte 4871

11

« Candidature d’Unité Populaire ».

Retour vers la note de texte 4872

12

« Société Civile ».

Retour vers la note de texte 4873

13

En français dans le texte.

Retour vers la note de texte 4874

14

« Industriels et hommes politiques ».

Retour vers la note de texte 4875

15

« Les deux Espagnes ».

Retour vers la note de texte 4876

16

Référence au proverbe espagnol « más vale pájaro en mano que cien volando », qui correspond au proverbe français  « un tien vaut mieux que deux tu l’auras ».

Retour vers la note de texte 4877

17

« Madrid s’en va ».

Retour vers la note de texte 4878

18

Allusion au roman d’Eduardo Mendoza, La ville des prodiges (1986) dans laquelle il décrit le développement fulgurant de la ville de Barcelone entre 1888 et 1929.

Retour vers la note de texte 4879

19

« le long processus ». Il est fait ici référence à un ouvrage de l’essayiste Jordi Amat, El llarg procés. Cultura i política a la Catalunya contemporània (1937-2014), Barcelone, Tusquets, 2015.

Retour vers la note de texte 4880

20

En français dans le texte.

Retour vers la note de texte 4881

21

« d’y aller franchement ».

Retour vers la note de texte 4882

22

« España de todos ».