Au milieu de toutes ces bombes et de tous ces cordons de postes militaires
Je pense que nous n’aurons plus jamais de maison,
Je pense que nous ne nous connaîtrons plus jamais.
« Neft’ » (Pétrole), Sonic Death, Sonic Death LP, 2023.
Arseny Morozov est un musicien underground de Saint-Pétersbourg, fondateur de la scène indie rock russophone à la fin des années 2000. Pendant ses études à l’Université d’État de la culture et des arts de Saint-Pétersbourg (équivalent des écoles nationales supérieures d’art en France), il lance en 2009 le groupe anti-folk Padla Bear Outfit, qui acquiert rapidement un statut culte. Après trois ans d’activité et six albums, en 2011 le groupe se dissout et Arseny forme Sonic Death, groupe qui joue avec des styles variés (du hard rock et black metal à post-punk et space rock) qu’il interprète à travers le prisme du punk garage. En 2017, il se lance dans un projet parallèle, Arseny Krestitel’ (Arseny le Baptiste), stylistiquement plus orienté vers indie folk et indie pop. Le lendemain de l’invasion de l’Ukraine en février 2022, il dénonce la guerre d’agression russe et quitte la Russie pour la Géorgie où il enregistre des chansons en ukrainien ou avec des textes explicitement contestataires (sa carrière préalable avait été marquée par une poésie souvent cryptique, aux thèmes sentimentaux ou occultes, à côté de quelques chansons où on peut entendre la critique de la société et de la politique russes). En Géorgie il cofonde aussi un groupe « d’auto-culpabilisation » Xanax Tbilissi qui dénonce en anglais la Russie et sa politique1. En automne 2023, avec sa compagne artiste-peintre Alisa Yoffe il arrive à Paris : ils sont accueillis par l’association l’Atelier des artistes en exil2. En 2024 le couple obtient le statut de réfugiés politiques. Arseny continue d’enregistrer de la musique et de se produire en concert, d’abord en tant qu’Eternal Gardens anglophone, et ensuite en tant qu’Arseny Morozov. Sa discographie tous projets confondus compte au moins 36 albums (LP et EP).
Fin novembre 2024, je me suis entretenu avec Arseny Morozov pour parler de son exil et des transformations que celui-ci provoque dans la vie et l’œuvre de l’artiste.

Concert de Sonic Death, Paris, 2024.
Prédispositions à l’exil – opposition à Poutine et liens avec l’Ukraine
Quand je pose à Arseny la première question, concernant les raisons et les circonstances de son départ de la Russie début mars 2022, il me répond pendant près d’une heure. Il remonte loin, jusqu’à l’adolescence, et fait état de prédispositions à l’opposition et à l’exil, prédispositions dues à sa trajectoire sociale. Deux éléments particuliers semblent se dessiner rétrospectivement pour expliquer les choix qu’Arseny a faits après l’invasion massive de l’Ukraine par les troupes de son pays en février 2022.
Premièrement, son attitude critique par rapport aux autorités russes : « Je n’ai jamais aimé la situation avec le pouvoir dans le pays ». Arseny grandit dans une banlieue populaire de Saint-Pétersbourg, ses parents soutiennent les forces politiques libérales : il se rappelle des larmes de son père (décédé en 2003) venu le chercher à l’école le jour de l’assassinat, en 1998, de la dissidente soviétique et femme politique pétersbourgeoise Galina Starovoytova. Passionné par le rock occidental, mais aussi par l’œuvre du légendaire chanteur rock et folk de Saint-Pétersbourg Boris Grebenshchikov3, il se sent étranger dans son quartier et son milieu : « J’ai grandi parmi la racaille ; je portais des pantalons moulants car j’aimais la musique anglaise, et donc j’étais toujours traité de “pédé” par tout le monde, et c’était normal. » Dans les années 2000, lorsqu’il est déjà étudiant du parcours « télévision » à l’Université d’État de la culture et des arts de Saint-Pétersbourg, il est attiré par les médias et journalistes critiques, notamment la station radio libérale Écho de Moscou qu’il cite plusieurs fois pendant notre entretien. Ces sources produisent alors des informations qui contrastent avec la perspective consumériste et désinvolte qui règne dans le contexte de l’enrichissement des classes moyennes russes dans les années 2000 :
« J’aimais vraiment cette focale, cette approche, qui disait que tout se passait vraiment très mal [dans le pays]. Et cela se superposait à la situation des années 2000, c’étaient les années les plus “grasses” en Russie, et il y avait un vrai contraste, car dans le “mainstream” cette ligne n’était pas soutenue. Dans le “mainstream”, on laissait les Russes acheter des choses à crédit, faire des emprunts immobiliers, et tous, en perdant la tête, se sont rués vers le consumérisme. Et sur ce fond, les sources que j’écoutais disaient que Poutine était un assassin, etc. ».
À la fin des années 2000 Arseny assiste, parfois avec sa mère, à des manifestations contestataires à Saint-Pétersbourg. Il s’agit d’une série de « marches du désaccord », lancée par le champion du monde d’échecs Gary Kasparov et l’ancien premier ministre libéral Mikhaïl Kassianov, mais regroupant plusieurs mouvements d’opposition de différents bords, dont le mouvement national-bolchévique d’Édouard Limonov. Cette expérience enflamme Arseny qui soutient l’opposition libérale à Poutine aux côtés de ceux qu’il considère comme « les meilleurs gens de Saint-Pétersbourg » :
« Ma première manifestation a été celle de 2008, elle était très réussie. J’y ai rencontré Kirill Miller, artiste peintre qui a collaboré avec [le groupe rock légendaire] AuktsYon [“vente aux enchères”] – j’ai vu qu’il y avait beaucoup de gens avec une perspective européenne, qui se sont réunis, ils ont percé les barrages policiers pour sortir sur la perspective Nevsky [l’avenue centrale de Saint-Pétersbourg], en scandant “c’est notre ville”. Ça m’a fait le même effet que pendant un concert rock. »
Il est aussi indigné par les mesures répressives et la violence policière que les opposants doivent affronter :
« Il y avait des échauffourées avec la police, j’ai vu que les policiers ont traîné un mec par les pieds et il s’est cogné la tête contre une marche en granit. […] J’étais étonné de la manière dont les autorités se comportaient contre ces gens somme toute décents, parmi les plus décents de la ville – des forces qu’elles employaient : gendarmerie [troupes internes], soldats qui cernaient toute la place. C’était effrayant, mais à l’intérieur tu pensais – non, mais quoi encore ? Parce que à la même époque il y avait des manifestations des nationalistes, mais ils étaient moins embêtés que nous – les libéraux, les retraités… et ça provoquait une dissonance. […] En participant à ces manifestations, j’y voyais la confirmation de toutes ces informations [critiques] que j’entendais à la station Écho de Moscou. »
Au début des années 2010, lorsque ses groupes Padla Bear Outfit et ensuite Sonic Death deviennent plus connus et commencent à jouer à Moscou, il y fait connaissance avec Pavel Verzilov et son entourage. Cet artiste actionniste a été l’un des leaders du groupement artistique Voyna [guerre] connu pour ses performances artistico-politiques (par exemple une orgie en l’honneur de Dmitri Medvedev organisée dans le Musée de zoologie de Moscou ou le pénis que ses membres ont sommairement dessiné sur le pont basculant situé devant la direction des Services de sécurité d’État [FSB] à Saint-Pétersbourg). Petr Verzilov participe aussi aux activités du groupe punk-féministe mondialement connu Pussy Riot qui est en partie issu de Voyna.
Cependant, à partir de 2011 (quand la contestation politique s’active en Russie avec les manifestations de la place Bolotnaya à Moscou), Arseny « s’éloigne » des milieux contestataires pour se consacrer à son activité musicale, qui commence à rencontrer de plus en plus de succès – il est considéré comme l’un des musiciens qui ont engendré la scène indie russophone (aussi appelée à l’époque par les journalistes comme « la nouvelle vague » du rock russe). Cette scène n’est pas forcément contestataire en soi, à la différence du punk hardcore anarchiste qui existe en même temps en Russie, mais elle accorde une grande importance à l’autonomie, à l’indépendance et à l’existence dans l’underground choisi, en se plaçant volontairement dans le sous-champ de la production restreinte du champ artistique4. Cependant, dans les conditions d’un État qui devient de plus en plus autoritaire, ce choix n’est pas entièrement dénué de considérations d’ordre politique, au sens où il postule un refus d’intégrer les structures du show-business russe en collusion croissante avec les élites politico-administratives dominantes. Comme le rock underground russe du début des années 1980, cette scène indie n’est pas directement politisée, mais elle est déterritorialisée5, hétérotopique6, s’extirpant du contexte russe dominant et en créant un espace parallèle pour la production culturelle7.
« Pour tourner, nous utilisions un réseau des amis, des connaissances. C’était du vrai DIY8 – quelqu’un a ouvert un café, quelqu’un est devenu organisateur de concerts, quelqu’un a formé un groupe, et c’était comme tous ensemble nous créions un pays parallèle. Absolument parallèle. Grâce à Instagram, grâce à Internet. On s’en fout, personne ne nous donne beaucoup d’argent, mais nous nous mettons ensemble, quelqu’un organise une compagnie de location de matériel, quelqu’un – de location de camionnettes, et tout marche indépendamment, sans intervention de l’État. »

Sonic Death, 2023.
Évoluant dans ce milieu parallèle, Arseny n’avait jamais eu avant 2022 l’intention de quitter le pays, malgré sa perspective critique par rapport au pouvoir en place :
« Je ne me suis jamais préparé à partir, parce que j’ai vu ces gens, avec qui j’étais aux manifestations. […] Je comprenais que ce milieu d’opposition libérale existait, ce sont des gens agréables, bien élevés, ils ont leurs droits, et les autorités, somme toute, ont perdu les pédales. »
Le deuxième aspect des prédispositions qui expliquent l’expression contestataire et le départ d’Arseny en février 2022 renvoie aux affinités que lui et ses groupes entretiennent avec l’Ukraine et le public ukrainien. Après l’annexion de la Crimée, les membres des deux groupes d’Arseny arrivent à avoir l’autorisation des autorités ukrainiennes nécessaire pour entrer en Ukraine. Ils vont donner des concerts en Ukraine tous les ans en 2014-2021, en passant par le Bélarus – ils jouent à Kyiv, mais aussi à Kharkiv, à Odessa et à Lviv. Ils ne reviennent jamais en Crimée ou autres régions ukrainiennes sous l’occupation illégale russe. Ils sont bien reçus par le public ukrainien qu’ils apprécient particulièrement.
« Tout s’est très bien passé avec le public, c’est d’ailleurs en Ukraine que nous avons franchi le premier seuil psychologique important – c’est là que nous avons pu faire le premier concert pour 500 personnes – avant Moscou et Saint-Pétersbourg. Il y avait une sorte de connexion agréable, et l’Ukraine a été pour nous presque plus importante que Saint-Pétersbourg et Moscou, car à Saint-Pétersbourg et à Moscou l’ambiance durant les concerts était un peu étrange, et pour moi c’est très important. En Ukraine tout était comme il faut : tout le monde saute, s’oublie. […] Il y a le sentiment de liberté. […] Et en Russie c’est le contraire : oui, il y a de l’argent, oui, il y a de grandes salles, mais c’est étrange, pendant les concerts tout le monde est soit trop agressif, soit trop léthargique. »
Dans ces conditions, on comprend mieux le choix que fait Arseny Morozov de se prononcer contre la guerre dès qu’elle commence et sa décision de quitter son pays où il bénéficiait pourtant d’une notoriété dans les milieux underground.
Début de la guerre, déception et départ de Russie
Le 19 et le 20 février 2022, Arseny Morozov devait jouer deux concerts en Ukraine à Kyiv et à Kharkiv. Mais deux semaines avant, l’organisateur local a annulé les concerts, en redoutant l’invasion russe. Le 24 février cette invasion a lieu. En regardant la déclaration officielle de Vladimir Poutine à la télévision, Arseny se remet à fumer après six ans d’abstinence (par contre, il ne boit toujours pas d’alcool). Il décide de protester : « J’ai compris qu’il serait impossible de ne rien faire. »
Le même jour Arseny publie sur ses réseaux sociaux un message soutenant l’Ukraine et déclarant que ses groupes interrompent leurs activités en Russie. La réaction d’une partie de sa communauté sur les réseaux le choque :
« À ma surprise, avec cette première publication en soutien à l’Ukraine nous avons déchaîné plein de haine de la part des jeunes. J’ai regardé leurs profils – ce sont les gens nés autour de 2002, et en 2022 ils sont encore très jeunes. Et ils écrivent littéralement “[vous êtes] nazis”, des choses comme ça, et je ne croyais même pas que nous eussions un tel public ! Parce que nous nous exprimions toujours pendant les concerts, notre opinion était claire. Nous nous rendions en Ukraine, nous avons commencé à la soutenir quand les premières informations sur la probabilité de la guerre ont apparu. Et quand tu exprimes cela d’une manière officielle, un tas de ceux qui t’écoutent – et c’était le moment où 500-600 personnes venaient systématiquement aux concerts de chacun des deux groupes – et ces jeunes nous taxent de nazis, c’était de la folie ! […] C’était un vrai choc ! ».
Avec des membres de ses deux groupes, Arseny se rend alors à une manifestation contre la guerre à Saint-Pétersbourg, où un nouveau choc l’attend : il croyait que, compte tenu de l’histoire martyre et tragique de Leningrad pendant la Seconde guerre mondiale (la ville a été assiégée et affamée par les troupes nazies pendant presque 900 jours), la résistance populaire contre le début de la guerre serait d’une grande force. Or, en se dirigeant vers le lieu de la manifestation, la voiture de ses amis s’est retrouvée au milieu d’un énorme embouteillage. Hélas, cette circulation était due à la fermeture définitive du magasin Ikea et non à la manifestation – les Pétersbourgeois espérant faire leurs courses chez le distributeur suédois avant son départ de Russie. Quant aux manifestations, la participation comme l’organisation étaient décevantes :
« J’étais sûr que maintenant le régime tomberait, qu’ils étaient en train de creuser sa propre tombe, qu’on ne pouvait pas toucher à l’Ukraine. Mais seulement dans les 200 personnes sont venues – comme au concert indie. Clairement, la situation politique avait changé. Les chaînes Telegram qui étaient responsables de l’organisation disaient où il fallait se diriger, mais il y avait les flics là qui arrêtaient tout le monde. […] Nous sommes allés à ces manifestations anti-guerre deux fois, la seconde fois c’était à côté de Gostiny dvor [galerie marchande historique au centre-ville de Saint-Pétersbourg] – tu regardais autour et tu comprenais, qu’il y avait là 200 personnes maximum. Et tout le monde n’était pas encore là que la chaîne Telegram qui coordonnait écrivait : “allez plus loin”. C’est-à-dire, ils étaient en train de briser la foule, ne laissaient pas aux gens la possibilité de se grouper. »
À cette déception face à la mobilisation défaillante de la société russe, s’ajoute progressivement un sentiment de danger. Plusieurs connaissances d’Arseny sont arrêtées, y compris l’organisatrice du festival féministe contre les violences faites aux femmes Ne vinovata (Pas sa faute), organisé le 8 mars, où Arseny doit jouer comme il fait tous les ans. Arseny comprend qu’il faut quitter la Russie, même si, du point de vue des circonstances de sa vie personnelle, le moment n’est pas propice – il vient de finir les travaux dans l’appartement qu’il a acheté avec l’argent de l’héritage de ses proches décédés. Il a pu passer trois nuits dans cet appartement refait avant son départ. La plupart des membres de ses deux groupes décident d’émigrer avec lui : « Et comme ça nous sommes partis, et la seule chose qui me reste – ce sont les cigarettes. Je comprends que j’aie recommencé à fumer quand la guerre a commencé. »
Arseny décrit les quelques jours entre cette décision et le moment où les amis quittent le pays en évoquant des images surréelles et poignantes, celles d’un exode presque biblique, dans la confusion :
« Nous préparions un nouvel album depuis six mois, et en mars nous devions le présenter, mais nous avons senti comme des vagues – nos amis partent, tout le monde part. Et quand nous allions à Moscou, je voyais plein de gens avec des sacs, des animaux dans des cages, des valises. C’était le sentiment de l’exode, je ressentais l’exode : le pays qui part. […] Et tout ça, tu comprends petit à petit, pas tout de suite. Tu n’as pas encore fini une vie, et c’est comme une autre vie qui arrive. […] On a commencé à m’écrire sur les réseaux sociaux, parce que j’ai commencé à afficher sur mes réseaux sociaux le drapeau blanc-bleu-blanc [symbole des Russes mobilisés contre la guerre], “Il ne nous faut pas ces drapeaux, nous sommes ton vieux public, punks et hipsters, tu n’imagines même pas combien nous sommes, nous avons une autre opinion, et toi, allez, finis-en avec toute cette merde”. C’est-à-dire, une sorte de partie “chthonienne” du public s’est beaucoup activée. Parce que nous ne restions pas silencieux, et on m’a envoyé activement de la haine et des proto-menaces. Et à Moscou, j’avais une sensation paranoïaque – je restais chez une amie qui était déjà partie, j’étais dans son appartement, j’entendais des sirènes, je voyais des voitures avec des valises sur le toit, et pour moi tout était clair : c’est le grand exode, et tu en fais partie. Car c’est la putain de fin qui est arrivée. »
Passage par la Géorgie : engagement et tensions
Au début du mois de mars, accompagné de la plupart de ses musiciens, Arseny quitte la Russie : comme ses nombreux compatriotes il se rend à Tbilissi via Erevan, car une amie y possède une maison où elle peut héberger le groupe. De son séjour en Géorgie, long d’un an et demi, le musicien a gardé une impression ambigüe.
D’un côté, il s’y engage dans des activités qui lui permettent d’exprimer sa solidarité avec le peuple ukrainien et son opposition à Poutine. Il épouse les sentiments « antirusses » et pro-européens qui règnent dans la scène culturelle indépendante géorgienne. Il comprend que la colère à l’encontre de la Russie est légitime dans le pays dont deux provinces (Ossétie de Sud et Abkhazie) sont occupées par les troupes russes qui y maintiennent les gouvernements marionnettes.
« Nous avons fait connaissance avec des musiciens locaux, et ils nous ont tout de suite tout parlé des 20 % du territoire occupé. Mais moi, ça ne m’a pas heurté du tout, à la différence de nombreux Russes qui y ont déménagé – on se demande pour quelle raison ils l’ont fait. J’ai tout de suite accepté les drapeaux ukrainiens, les graffitis Russian go home – ça m’a beaucoup plu. C’est cool, parce que c’est vrai. […] [Quand j’étais invité à parler à la radio] j’ai même pleuré de honte pour mon peuple. Tu dois assumer toute cette merde, mais j’étais prêt à assumer, parce que je croyais sincèrement que cette merde n’était pas à moi, je n’avais rien à cacher, j’étais toujours contre ce truc, mais il est arrivé qu’il ait gagné, et nous avons perdu notre pays. Mais nous étions toujours contre. »
Manifestation concrète de ces opinions, Arseny et ses musiciens se mobilisent auprès d’initiatives caritatives de soutien à l’Ukraine, où ils retrouvent d’autres Russes :
« Par exemple, nous sommes devenus amis avec l’initiative Choose to help9, une organisation bénévole qui aidait directement les Ukrainiens. Un des principaux militants chez eux était un mec qui vivait près de la même station de métro que moi à Saint-Pétersbourg – c’étaient des sensations très familières. C’est une organisation d’aide directe pour les Ukrainiens – par exemple, on leur donnait des médicaments entre les mains, directement. […] Nous avons aussi créé une initiative qui organisait des concerts caritatifs pour l’Ukraine. C’est-à-dire, tout l’argent qu’on gagnait, on y envoyait. En gros, on faisait ce qu’on pouvait en ce moment. »
D’un autre côté, progressivement, il commence à ressentir des tensions, un manque de confort en Géorgie. Il s’agit notamment des nuances liées à l’accueil des Russes, même ceux qui se prononcent contre la guerre. Tout d’abord, il y a la question de la langue, devenue symbole de l’impérialisme dans le cadre des politiques de russification depuis la période de l’Empire russe jusqu’à la fin de l’URSS – et dont des conséquences sont ressenties fortement aujourd’hui, la protection des russophones (présentés automatiquement et trop rapidement comme « Russes ethniques ») dans les anciennes républiques soviétiques ayant servi de justification à différentes formes d’intervention, y compris militaires, de la Russie. Cette confusion entre la langue et la posture impérialiste russe pose de vrais problèmes à un chanteur russophone : lorsqu’ils sont invités à la radio, à se produire à un événement politique soutenant l’Ukraine et le choix européen de la Géorgie ou pendant des concerts dans des salles locales, on demande souvent que les musiciens chantent ou de parlent en une autre langue que le russe.
« Tu comprends, nous avons construit ça depuis toujours, ça fait 23 ans que j’écris ces chansons en cette langue russe de merde… […] En même temps, notre organisateur de concerts bélarusse est en prison car il a touché une voiture de police pendant une manifestation, ou quelque chose dans ce genre. Notre organisateur de Kyiv s’est tout de suite engagé dans l’armée. Je me sens proche de ces gars, ce sont mes gars. Nous parlions sans problèmes avec eux en cette langue que je parle en ce moment, merde. »
Arseny a une chanson en allemand dans son répertoire – il a appris cette langue au lycée – qu’il a notamment interprétée à la radio géorgienne, pour ne pas chanter en russe. Il a chanté Give Peace a Chance de John Lennon lors d’un événement politique. Pour éviter de chanter en russe, avec l’artiste-peintre Alisa Yoffe qui est devenu sa compagne et un autre ami, Arseny a même créé Xanax Tbilisi, un groupe anglophone : « Parce que je comprenais qu’on ne pouvait pas chanter en russe. Je le comprenais sincèrement – maintenant je fais une grimace, mais c’était ainsi, et je ne le regrette pas. »
Mais au-delà de la question de la langue, au fur et à mesure que le nombre des exilés russes en Géorgie grandissait (suite à l’arrivée massive des personnes qui quittaient la Russie pour éviter la conscription militaire et qui n’étaient pas toujours des militants anti-guerre), des tensions ont commencé à concerner l’origine même des musiciens, sans distinction de leur opinion :
« Avec le temps, un truc étrange a commencé à se manifester. Par exemple, en tant que Xanax Tbilisi nous avons participé à une exposition des Russes engagés qui étaient en désaccord avec les autorités. Nos photos ont été exposées, mais nos visages ont été floutés, soi-disant parce que nous étions tous des occupants. Et il y avait beaucoup de questions comme ça. Nous avons joué dans un club, et moi, j’aime bien parler entre les chansons, mais on nous a dit : “ne parlez pas russe ici”. Alors pourquoi acceptez-vous le groupe qui chante en russe chez vous ? Ces moments brouillaient beaucoup la situation. Ils n’empêchaient pas de respirer, mais la situation devenait un peu sensible – en Géorgie. Parce qu’en réalité, ce n’est pas contre nous qu’il leur faut se battre – surtout s’ils veulent rejoindre l’UE et ainsi de suite. »
Enfin, Arseny constate que vers la fin de 2022, les activités contestataires des exilés russes en Géorgie commencent à décliner :
« La situation a commencé à changer même en Géorgie. Nous avons participé aux premières manifestations anti-guerre de mars-avril 2022, il fallait le faire, ensuite quelque chose a changé, et c’est devenu presque un lieu commun. […] Tu comprends, le fait est que je ne suis pas militant politique dans ma vie, je suis musicien, et tous les rituels politiques et sociaux qu’il fallait accomplir l’ont été. Et non seulement en tant que rituels, mais d’une manière existentielle. Ensuite la contestation a décliné, et tout s’est transformé en un grand milieu d’expatriés à Tbilissi. »
Ces tensions, ainsi que des problèmes personnels (en Géorgie, Arseny divorce avec son épouse qui est aussi la bassiste de ses deux groupes – ce qui n’améliore pas son état d’esprit déjà déprimé par la guerre et l’exil soudain et imprévu), expliquent le départ d’Arseny de Géorgie en automne 2023. Son projet initial était de partir en Estonie, où on l’avait invité, mais pour obtenir le visa estonien, le musicien aurait dû déposer sa demande en Russie, ce qui n’était pas une option. Arseny se saisit alors de l’opportunité offerte par l’invitation de l’Atelier des artistes en exil, pour Alisa Yoffe et lui-même, de venir s’installer à Paris.
Ruptures dans l’œuvre
Quand on observe la trajectoire sociale et artistique d’Arseny Morozov depuis le début de 2022, on remarque qu’elle se caractérise par une double rupture : au niveau des œuvres et au niveau de leur production. Son expression artistique change après le départ de la Russie : à la fois du point de vue esthétique et du point de vue des prises de position contestataires. Esthétiquement, car puisque les autres membres de son groupe ne résident pas en permanence à Paris, Arseny est obligé d’enregistrer les nouvelles chansons seul, avec sa guitare et son ordinateur, d’où le son qui ne peut qu’être différent par rapport à la configuration canonique du rock (une ou deux guitares – basse – batterie) de Sonic Death et d’Arseny Krestitel’. À l’exception d’une poignée de concerts de Sonic Death à Paris, Arseny est aussi seul sur scène (et actuellement systématiquement masqué), accompagné d’une boîte à rythme.
Arseny Morozov dans son appartement parisien, 2024.
Pour ce qui est de la dimension politique de son œuvre, je l’ai déjà mentionné, son départ vers la Géorgie s’accompagne de l’enregistrement d’une dizaine de chansons à caractère ouvertement contestataire, y compris avec des paroles assez directes, comme :
« Il est temps de dire que nous ne sommes pas ensemble
Avec ce vaurien qui a commencé la guerre.
Nous ne lui avons jamais donné un mandat de gouverner
Avons toujours voté contre.
Poutine va en enfer !
Liberté aux prisonniers politiques !
Gloire à l’Ukraine !
Cette liste sera infiniment longue10. »
Ces chansons ouvertement contestataires ont surtout été enregistrées en 2022 et 2023, et les derniers titres écrits en France marquent un retour vers une poésie plus cryptique.
Comme de très nombreux musiciens, Arseny entretient une relation ambigüe aux chansons contestataires : tout en reconnaissant leur utilité dans des situations particulières, il considère que l’expression trop directe n’est pas ce qui l’intéresse du point de vue artistique, et que c’est l’esthétique qui prime. Sa réponse à ma question concernant son opinion concernant les chansons contestataires est révélatrice :
« Les chansons contestataires, c’est cool, il faut les écrire. Obligatoirement. Une chanson par jour. Contestation de ci, de ça. […] Le problème, c’est que tu peux écrire une bonne chanson contestataire disons une fois tous les dix ans. […] Mais moi, j’ai toujours d’autres objectifs pour créer une esthétique. Il me faut exprimer quelque chose aussi précisément que possible esthétiquement. Les chansons contestataires doivent se trouver “le matin dans le journal, le soir dans les paroles”, il faut avoir un programme. Tout cela n’est pas toujours correct du point de vue esthétique. Parce que les choses correctes esthétiquement ne doivent pas se lire directement. Ne doivent pas être directement reconnues, directement devinées, avec des noms et des événements. […] De l’autre côté, parfois il faut exprimer certaines choses directement – comme dans ma chanson “À ma génération”. […] Parfois il faut le faire, mais en réalité je comprends que si j’essaye de faire quelque chose qui est compréhensible pour les gens, parfois ça plaît bien, mais après coup tu as honte de ne pas avoir suffisamment voilé le sens par l’esthétique, parce que tu pouvais. Et il faut le faire. […] Parfois je tombe sur NoizeMC11 ou quelqu’un comme lui, et là, c’est “La vérité, comme elle est”. Dieu merci, il y a plein de mecs qui chantent de cette façon. Comme cette chanson [du groupe russe rap Kasta] “Un dissident est un pote pour un autre dissident”. Tant mieux. Ils font leur truc, et moi je fais le mien. »
Une autre problématique doit être résolue pour continuer à créer dans les nouvelles conditions : c’est celle, déjà mentionnée, du choix linguistique. Après des doutes et des tractations liés à l’ambiguïté politique de la production culturelle en langue russe, Arseny décide de continuer de chanter en russe, y compris pour agir contre l’association entre cette langue et la politique de son pays.
« Toute ma vie je trouvais mon identité dans le fait que je chantais en russe. […] Quand j’ai commencé à jouer de la musique, c’était l’indie rock anglais qui était à la mode, et cinq groupes sur dix chantaient en anglais. Mais nous, nous chantions en russe. […] À Paris j’ai fait un pas radical – le groupe Eternal Gardens qui au début était entièrement en anglais est ensuite devenu juste instrumental. Et après, j’ai imaginé qu’ici, à Paris, habite un mec du Cambodge ou de Corée qui chante des chansons en sa langue. J’ai pensé : c’est cool. J’irais les voir. À partir de ce moment j’ai compris qu’il fallait continuer ce que je sais faire. Vraiment, après vingt-trois ans c’est déjà devenu pour moi une compétence. Je comprends comment faire des chansons en cette langue pour un public défini. Bien sûr, je regarde ce qui se passe [musicalement] en Russie – c’est de la merde totale. Sincèrement, rien ne me plaît. Bon, il y a deux ou trois disques qui passent, mais le reste – c’est vraiment de la merde. Et je ne peux pas juste abandonner ce domaine, ce serait simplement contre la volonté divine ! C’est drôle. Tu vois qu’il y a un domaine qui est juste là, devant toi, tu travailles dessus – et là, tu ne travailleras plus avec, parce que “la langue russe dans le cul”. Non, ne leur laissons pas la langue ! »
Ainsi, la rupture dans l’œuvre d’Arseny ne se situe pas dans la dimension linguistique. Au lieu d’abandonner la langue associée à son pays d’origine, il aspire à abandonner l’ensemble du matériel écrit avant son départ à l’étranger. Dans la nouvelle situation – politique, culturelle, personnelle – il dit qu’il lui est difficile de chanter les anciennes chansons, et qu’ainsi il lui faut en écrire de nouvelles – beaucoup de nouvelles, en sachant que depuis son arrivée à Paris en automne 2023 et jusqu’à la fin de 2024 il a publié cinq albums (LP et EP). Pour Arseny, chanter les anciennes chansons est aussi un acte de nostalgie qui renvoie à la mémoire heureuse et confortable de la vie dans les années 2010, sentiment illégitime selon lui, parce que ce confort et ce manque de résistance ont rendu possible la guerre en Ukraine. Mais la charge toxique que portent selon Arseny les œuvres composées en Russie sous Poutine pourrait aussi être décrite en termes ésotériques. Il s’agirait d’un symbole d’une partie de la société russe postsoviétique qui n’a pas su se mobiliser et prévenir les événements tragiques actuels.
« Il y a cet aspect dans les anciennes chansons des deux groupes – Sonic Death et Arseny Krestitel’ – j’ai un sentiment bizarre quand je les chante. Bien sûr, dans la culture, l’élément nostalgique est très important, il y a des festivals nostalgiques, tout ça rapporte bien, et c’est un aspect très important – raconter aux gens comme ils se sentaient bien avant, quand ils étaient jeunes. Ici, on pourrait avancer qu’en chantant les anciennes chansons, nous rappelons peut-être aux gens comment on vivait bien en Russie sous Poutine, etc., et ce n’est pas OK. Mais j’aimerais bien encore ajouter du brouillard, en disant que chanter ces chansons est incorrect du point de vue ésotérique. Déjà en exil, j’ai commencé à réfléchir tous les jours – pourquoi tout est arrivé de cette manière, qu’est-ce que nous aurions pu faire autrement – dans notre vie. Pourquoi avons-nous reçu ce coup dans la tronche – de la part de tout le monde : clairement, de ce pouvoir que personne n’a jamais élu, mais aussi de la Géorgie. Nous étions soutenus uniquement par les Ukrainiens […]. En gros, j’avais toujours envie de garder une sorte de ligne logique dans les prises de position, et sur ce fond les anciennes chansons ne sonnaient pas. Pour cette raison je me suis maintenant posé l’objectif de faire beaucoup de nouveau matériel, parce qu’il faut du nouveau. Le reste – c’est ancien, ça vient de là-bas. Ça vient de là-bas. »
Il faut donc recommencer à partir de rien, en faisant table rase des œuvres produites avant le départ. C’est un processus difficile, accompagné d’une crise d’identité :
« J’ai souffert assez longtemps, parce qu’il est difficile de commencer à partir de zéro. Et il est difficile de se dire qu’on commence à partir de zéro. Parce que l’organisme est une machine avec beaucoup d’inertie, il n’est pas prêt de percevoir qu’à 36 ou 39 ans tu recommences à partir de zéro. Et il n’est pas très clair comment : musique sans paroles ? musique en anglais ? Et qu’est-ce que tu fais maintenant ? Qui es-tu ? […] Probablement, les gars qui n’ont rien produit pendant deux ans, ont quelque part raison. Parce qu’il ne fallait rien faire, parce que ça ne se faisait pas. Et les choses que j’ai faites en anglais, tout ça – c’était une tentative de devenir quelqu’un d’autre ».
La dernière rupture que veut réaliser Arseny dans son œuvre est celle avec la scène underground de la Russie, en repensant ses références et son contexte culturel, porteurs d’une dégradation éthique et de la corruption. C’est un acte presque cathartique pour lui, destiné à contribuer, au moins dans le domaine d’indie rock, à faire émerger un nouveau cadre, un nouveau système de références, une nouvelle culture. C’est un acte de réponse culturelle au traumatisme de l’agression contre l’Ukraine, acte qui pose des bases d’une société elle-même en rupture avec les arcanes politiques de son passé.
« Il est clair qu’à la fin on est arrivé à la guerre. Mais ce n’est pas encore fini, et tout cet énorme problème postsoviétique, il murissait sous nos yeux. De ce point de vue, il est très symbolique que je me sois fait soigner les dents avant de venir en France, plusieurs dents ont été arrachées. […] Quand la dentiste sortait ces pourritures puantes de ma bouche, je lui disais en anglais “Sorry, post-Soviet tooth”. C’est cette pourriture qui est en nous, cette putréfaction. Et il y en a beaucoup qui sur cette base construisent une nouvelle vie, encore une vie, et ce n’est pas correct, parce que tu ne peux pas construire tout ça sur de la pourriture. L’idée n’est pas qu’il faut détruire quelque chose, mais il faut tout revoir. Parce que voilà, nous sommes déjà arrivés à diable sait quoi parce que nous ne faisions pas attention. Pour ceux qui ne feront pas attention après, ce sera encore pire. Il est impossible de regarder les affiches de concerts en Russie maintenant, ça fait rire. Et si on parle de qui a perdu quoi – il me semble qu’ils ont tous perdu leur cerveau. Dans l’underground, le milieu où je travaillais – tout est de la merde. Parce que l’art ne peut pas exister quand tu caches à ce point ta langue dans ton cul et casses ta colonne vertébrale. […] Indie rock est un truc très spécifique, il doit de toute manière être pro-occidental, il ne peut pas y être du Z-indie-rock12. Ce sont des sensations particulières, un aspect consumériste. On ne peut pas, ne peut pas le faire en Russie maintenant. On peut faire du black metal, l’enregistrer sur les pommes de terre et les enterrer. Ça peut marcher. Mais l’indie rock – optimiste, hédonistique, un peu mélancolique – je n’y crois pas. Et eux, ils continuent, comme par inertie. C’est une voie qui ne mène nulle part. »
« Tout le monde devra payer, et nous avons payé pour tout ce que nous avions fait. Ce n’est ni beaucoup, ni peu : certains ont payé de leur vie, d’autres de leur liberté. Mais c’est incroyable que même ceux qui sont partis ne comprennent pas la situation. Ils ne la comprennent pas parce que ce robot, ce squelette, leur dicte que quelque chose continue, alors qu’en fait les choses ont beaucoup changé. Beaucoup de choses ne reviendront pas, et ils ne l’ont pas encore digéré. Ainsi, lorsqu’ils chantent de vieux tubes, ils se font croire que “toute la vie est devant nous, il faut espérer et attendre” [citation des paroles d’une chanson soviétique optimiste], mais en fait, il faut disséquer toute la réalité postsoviétique – parce que nous sommes toujours les mêmes. Nous devons donc tout disséquer, tout démonter, tout démembrer, et voir ce qu’il en est. C’est comme si une bombe explosait dans ta maison et que tu devais tout dégager pour pouvoir y vivre. »
Ruptures dans les modes de production culturelle
Si la question de la rupture dans l’œuvre s’interroge à ce qui est produit, on peut également se poser la question de « comment ». De ce point de vue, la première conséquence de l’exil d’Arseny est que ses groupes n’y survivent pas, ou en tout cas se mettent en pause, ce qui pousse le musicien à changer de mode opératoire et passer au mode individuel de production artistique. Pour quelques semaines en 2024 le batteur et le bassiste de Sonic Death sont venus à Paris pour une série de concerts, mais malgré l’espoir d’Arseny ils sont repartis sans prendre une décision ferme sur leur déménagement en France et sans l’exclure non plus.
« Maintenant, les sensations sont tout autres. J’avais un grand drame dans la vie personnelle, parce que tout de suite après le départ à l’étranger il s’est avéré que j’étais seul à avoir besoin de mes groupes, parce que les gars ont tout de suite commencé à s’occuper de leur propre vie. Construire leur vie, car ils ont compris que c’était fini. Et moi, je croyais que nous allions nous réformer, nous ressaisir et recommencer. […] Je voulais toujours impliquer les gens, parce que quand on est plusieurs, on est comme une vague, on peut tout balayer sur son passage. Et quand tu es seul, tu es juste un chanteur. Je n’ai jamais voulu être ce “chanteur”, mais je comprends maintenant que rien ne me reste de tout ça – hormis le nom et le prénom, et ainsi soit-il. J’ai appelé mon nouveau projet “Arseny Morozov” et commencé à faire des chansons en russe dans ce cadre. »

Concert de Sonic Death, Paris, 2024.
« La musique est une très grande combinaison de tant de facteurs – les gens avec qui tu la fais, le studio où tu l’enregistres... Parce que j’écris toujours les chansons de la même manière – je prends ma guitare, je m’assois dans la cuisine et je les invente. Mais il y a aussi tout ce qui commence après : que tu ailles dans un studio de répétition pour répéter, que tu ailles dans un studio pour enregistrer, etc. […] Maintenant je fais tout ça tout seul face à l’ordinateur à l’aide de deux boîtes – une à rythme et autre à effets. […] Et c’est tellement bizarre, parce que je voulais vraiment que ce soit aussi l’affaire des gars [musiciens], pour qu’ils s’y retrouvent. […] Je n’ai jamais voulu faire tout ça seul, mais maintenant je me trouve obligé de faire la musique tout seul. »
Ce mode de production individuel et bricolé a tout de même des avantages selon Arseny, notamment parce qu’il renforce la dimension underground, « do it yourself », authentique de la création, libre des contraintes qui pesaient de plus en plus sur les groupes d’Arseny en Russie à mesure qu’ils avaient plus de succès et s’enfonçaient dans les logiques professionnelles.
« Maintenant je comprends combien tout ça était brutal. Combien je n’étais pas libre, parce que j’avais des crédits à rembourser, la famille, le groupe, les tournées, et je n’avais même pas le temps de réfléchir sur ce que j’écrivais. Lorsque, déjà émigré, j’ai fait la connaissance de nouvelles personnes, comme Alisa Yoffe, en commençant à diffuser dans la pièce la musique que j’avais écrite en Russie, je me suis rendu compte que j’avais honte. Et je me dis : à quoi pensais-tu ? Et je me souviens de ce à quoi je pensais. Je ne pensais pas du tout à la musique, je pensais à toutes sortes de choses... À Ilya, l’ingénieur de son qui nous a enregistrés, au fait qu’il avait payé 3000 euros pour les vinyles rush, que nous devions ceci, que nous devions cela... Je ne veux plus avoir honte de mettre ma musique à ma copine. C’est horrible. Et surprenant. Parce que de l’intérieur j’avais l’impression que tout était cool, que nous arrivions à réunir pas mal de public. La dernière tournée d’Arseny Krestitel’, nous l’avons faite à l’aide d’une agence de concerts, mais c’était juste répugnant, affreux. Il y avait ce mec de Vitebsk, monsieur Oleg, qui nous tournait, qui disait : “moi, je tournais les groupes Little Big, Amatory – eux, oui, eux remplissent les salles, pas comme vous…” Des trucs de merde comme ça. En réalité, c’était déjà un signe que tout n’allait pas comme il fallait. »
Le désir de retourner aux origines non commerciales de sa production artistique est visible dans le « projet professionnel » d’Arseny. Son objectif est d’occuper un emploi alimentaire non qualifié afin de ne pas avoir de responsabilités qui pourraient le distraire de la musique et cela, sans aspirer à vivre uniquement de la musique, ce qui imposerait des contraintes, notamment celles de correspondre aux attentes du public, c’est-à-dire à la demande sur marché. Il est intéressant à noter que cette attitude bohème n’est pas sans rappeler celle des musiciens underground de Leningrad des années 1980 qui exerçaient souvent des emplois subalternes et mal rémunérés, mais laissant amplement de temps libre pour l’activité musicale : opérateurs de chaufferies collectives, veilleurs de nuit dans des dépôts industriels, manutentionnaires qui déchargeaient des trains de fret et des camions ou nettoyeurs de rues et de cours.
« Je dis que je veux travailler dans un supermarché, parce que depuis mes quatorze ans jusqu’à mes vingt-neuf ans je travaillais un peu partout. Dans l’agence d’emploi ils regardent mon diplôme universitaire, tout ça, mais je ne veux pas travailler dans le domaine de mon diplôme, parce que je ne suis pas une personne de bureau. J’aime gaspiller ma vie. J’espère qu’ils me donneront un emploi dans un supermarché ou de ce genre. […] Cela n’a pas d’importance. Je me rends compte que je n’arrêterai pas de faire ce que je fais, quelles que soient les circonstances – qu’il y ait ou non des concerts – il est important d’écrire, même si c’est un message dans une bouteille. Je veux dire que c’est important en tant qu’activité. Et en fait, dans ce sens, je comprends maintenant qu’en Russie, nous avions un problème parce que nous sortions déjà de l’underground, et ce n’était pas bien, c’est ce qui m’a troublé parce qu’en fait, nous avons joué là-bas devant six cents personnes lors de notre dernier concert. Je commençais bizarrement à penser que ce n’était plus la même chose qu’avant, que tout le monde connaissait nos chansons par cœur, qu’il n’y avait plus de confrontation. Et maintenant, il y en a de nouveau. »
Décentrement et distanciation par rapport à la communauté russe
Enfin, dans notre conversation Arseny insiste plusieurs fois sur son statut de réfugié politique – attribué à cause de nombreuses menaces de mort qu’il a reçues après avoir publiquement exprimé le soutien à l’Ukraine. Il ne s’agit pas d’une simple formalité juridico-administrative. Pour lui, être réfugié est un acte existentiel qui redéfinit l’identité. Il est porteur de plusieurs effets et usages significatifs : la revendication de l’identité de réfugié permet de mettre en avant l’abandon de son passé (y compris du point de vue géographique, puisque ce statut exclue les voyages dans son pays d’origine sauf changement de situation politique sur place), de signaler, clarifier et confirmer ses opinions politiques, mais aussi marquer la rupture par rapport à l’image glorieuse de son pays et avec des migrants qui ont un comportement et un discours ambigus par rapport à la Russie.
« Encore l’année dernière j’ai remarqué que mes très nombreux compatriotes ne déposaient pas la demande d’asile. Ils croient, probablement, que c’est honteux. […] Ils gardent les liens avec le pays, s’agitent, obtiennent une APS [autorisation provisoire de séjour] et tout ça. De ce point de vue, mon évolution n’est pas celle d’un émigré, mais celle d’un réfugié. Je me vois, je veux me voir dans la dimension plus globale. J’ai laissé tomber tout ce truc russe, toute cette communauté russe. Parce que ces gars ont la tête tournée vers l’arrière dans beaucoup de questions. Même les bien-pensants. »
« Et si nous avons gardé quelque chose dans cette situation où nous avons tout perdu, c’est que nous n’avons pas voyagé en cette Russie de merde depuis mars 2022 et que nous ne le ferons pas pour des raisons idéologiques. […] Il ne faut pas mélanger les cartes. Et il y a beaucoup de gars dans la communauté russe – je pense souvent qu’ils ont déménagé en Europe parce qu’ils ont l’impression que c’est plus confortable pour eux. Mais pour moi, en tant que réfugié, ce n’est pas plus confortable ici du tout. Pour moi qui ai chanté en russe, c’est trois fois moins confortable. Nos situations sont tellement différentes. »
« Peut-être, ce que je dis est trop radical, mais mon expérience d’émigré est très courte, et ainsi j’ai tendance à tout percevoir d’une manière très aigue et à vouloir tout diviser en blanc et en noir pour choisir les formes acceptables. Je suis très content que nous ayons déposé la demande d’asile. Au lieu de chipoter, en demandant l’APS, le Passeport talent ou autre chose. Nous nous trouvons dans une situation qui est honnête. Tu t’occupais de quelque chose, maintenant c’est fini, et on ne peut pas continuer. Or, de très nombreux gars continuent comme si de rien n’était. C’est incroyable ! Et c’est à cause de ça que tout ça va durer et durer. C’est affreux. Et comme dans toutes les communautés d’immigrés, il y a des gars qui font des aller-retours [entre la France et la Russie]. En réalité, je ne devrais pas leur serrer la main, parce que j’ai tout perdu à cause de mes opinions. »
« On m’a accordé le statut de réfugié parce qu’il y avait des menaces de mort, provenant non pas de la police, mais de notre public, merde, et c’est très désagréable. Je comprends que je n’ai pas la possibilité de revenir, que je ne pourrai peut-être pas aller à l’enterrement de ma mère. C’est sérieux. Mais je vois des gens qui me disent “Ma mère est âgée, j’irai à Moscou en juillet-août”. Nous avons tous une mère âgée. Alors qu’est-ce que tu fais ici, en France dans ce cas ? C’est tout. Parce que personne ne me fait de cadeaux : si je vais en Russie, on va me mettre en prison – non pas parce que je suis le plus radical ici, mais parce que je suis fidèle à mes opinions, que je soutiens l’Ukraine. »
Le statut de réfugié permet ainsi de sortir de sa « russité », aller au-delà de cette définition identitaire, en se sentant partie d’une communauté plus globale des réfugiés. Ce décentrement vers l’identité de refugié permettrait de voiler et d’atténuer celle d’artiste russe.
« Ce que j’essaye de construire ici, je ne voudrais pas le faire avec les personnes du passé. Parce que nous nous sommes tous déchirés et dispersés. Il faut quelque chose de nouveau, et trouver un soi absolument nouveau. Une réalité absolument nouvelle. Il faut comprendre ton rapport à l’État [français], comment ça se passe. C’est très important, parce que c’est aussi ce qu’affrontent les gars qui viennent en barques depuis l’Afrique. C’est la même chose. Je les regarde, et je comprends que je viens d’un même type de pays. Mon pays est aussi foutu que le leur. Mais de nombreux “expatriés” russes, on dirait qu’ils sont toujours originaires d’un “grand pays”. C’est très étrange, en réalité c’est de l’impérialisme. Il faut que ça cesse. Et on retrouve ça aussi chez des journalistes libéraux, par exemple. »
« Je suis immigré, je veux être ami avec les mêmes personnes – je ne veux pas rester dans la communauté russe, ce qui m’intéresse plutôt, c’est de communiquer avec les gens de Syrie, d’Iran. Parce que toute cette histoire est globale, et la France accepte ça, elle accueille, c’est très sérieux ».
D’ailleurs, Arseny se dit content de l’accueil en France, notamment comparé celui qu’il a reçu en Géorgie où sa nationalité russe, comme nous l’avons vu, était une source de tensions.
« On nous a vraiment accueilli ici, et je dois maintenant avant tout apprendre la langue française – non seulement pour trouver un emploi, mais par gratitude. Parce qu’après la Géorgie, après toute cette attitude “Cassez-vous les occupants”, ici chacun dit au contraire, “Oh, nous avons une grande histoire ensemble”, etc. Surtout lorsqu’ils apprennent que je viens de Saint-Pétersbourg. Et je comprends qu’il faut répondre avec politesse à cette main tendue. Je veux être utile à ce pays, parce que ce pays nous a sauvés. […] Surtout compte tenu du fait que les circonstances obligent une quantité innombrable de personnes de revenir en Russie, et certains sont arrêtés. »
Sa prise de distance par rapport à la communauté russe ne signifie pas la fin de la participation d’Arseny à des activités destinées à dénoncer la politique russe : au moment de notre conversation il se prépare à aller en Finlande pour se produire dans le cadre d’un festival contestataire « Père Noël contre Poutine ». Mais il se sent déçu par les structures politiques et partisanes de l’opposition russe en exil, notamment à cause de conflits internes et de l’incapacité manifeste des leaders d’opposition à produire une explication cohérente des événements politiques récents et à proposer une stratégie claire et unifiée.
Conclusion
Au-delà du cas individuel d’un artiste, le parcours d’Arseny Morozov montre comment des prédispositions sociales ont joué dans le contexte de la guerre et d’une crise humanitaire et politique. Elles l’ont incité à des prises de position contestataires plus directes et radicales, et enfin à l’exil, qui semble être pour lui une prise de position contestataire ultime en soi, une sorte d’œuvre à la fois artistique et politique. Ce parcours montre aussi la complexité de la condition d’un artiste exilé de son pays d’origine en raison de son désaccord avec les autorités, en particulier dans le contexte d’une forte stigmatisation de la culture de ce pays. Dans le cas d’Arseny, ces tensions ont provoqué une introspection radicale et de nombreuses ruptures : pour ce qui est de l’œuvre, des modes de production, mais aussi pour ce qui est de l’identité.
Musique et vidéos des groupes d’Arseny Morozov
Sonic Death
https://foreversonicdeath.bandcamp.com
https://open.spotify.com/intl-fr/artist/4icpPWgCsyDjSbqgzerUSf
https://www.youtube.com/@sonicdeath3330
Arseny Krestitel’ / Arseny Morozov
https://arsenijthebaptist.bandcamp.com
https://open.spotify.com/intl-fr/artist/7m7b6ITjIHViCpDVIdEAGD
https://open.spotify.com/intl-fr/artist/6gl1aGdJSLwuLLvbrYZHL0
www.youtube.com/@arsenij_the_baptist
Eternal Gardens
https://eternalgardensworld.bandcamp.com
https://open.spotify.com/intl-fr/artist/6JsX0JwFK8aQWfsWDs6FSu
Notes
1
Ses titres incluent, par exemple, « Vladimir Putin is Dead » et « Russians Go Home ».
2
Voir en ligne : https://aa-e.org/fr/ (dernière consultation le 4 février 2025).
3
Souvent appelé BG, le leader du groupe mythique Akvarium (aquarium) est actif depuis les années 1970. Son œuvre est notamment apprécié dans les cercles de l’intelligentsia soviétique et ensuite russe. Son approche, qui consiste à intégrer des éléments novateurs et actuels de la culture rock anglo-américaine dans l’espace russophone (plusieurs de ses titres des années 1970-1980 renvoient clairement – musicalement, conceptuellement ou poétiquement – à Bob Dylan, David Bowie, Marc Bolan, Talking Heads ou encore Current 93) a sans doute inspiré celle d’Arseny Morozov, qui importe dans la musique russe des éléments empruntés à The Strokes, Adam Green et Sonic Youth, ou renouvelle, en les transformant par son approche garage-indie, l’héritage de The Smiths, Joy Division, Black Sabbath ou des groupes de black metal. Boris Grebenshchikov s’est lui aussi prononcé contre la guerre en Ukraine et a quitté la Russie. Arseny Morozov a enregistré plusieurs reprises de BG (y compris un trois-titres Boris Session de Sonic Death en 2012) et une chanson-dédicace « Boris Grebenshchikov » (sur 23, le deuxième album du groupe Arseny Krestitel’ paru en 2019).
4
Le sous-champ de la diffusion restreinte n’obéit pas aux mêmes règles du jeu que celui de la grande production. En particulier, la reconnaissance par les pairs (consécration spécifique) est primordiale ici, par rapport au succès économique qui peut au contraire être perçu comme un handicap. Aussi, l’objectif n’est pas d’élargir le public, mais au contraire de rester apprécié par les cercles restreints d’initiés. Cette structure dualiste (grande production contre production restreinte) est centrale pour l’analyse bourdieusienne du champ artistique. Voir Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 89, 1991, p. 3-46 ; Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
5
Alexei Yurchak est l’un de ceux qui proposent de voir dans le rock russe du début des années 1980 un phénomène déterritorialisé, qui existe « en dehors » (vnie). Il s’agit d’une forme d’altérité qui permet d’ignorer la réalité sociale soviétique et les contraintes imposées par cette réalité, sans forcément vouloir s’opposer à elle ou la contester. Une des interprétations de ce concept suggérerait « une relation particulière à ce système où on vit en son sein mais reste largement “invisible” » dont les formes plus extrêmes sont décrites en tant qu’« émigration intérieure ». Voir Alexei Yurchak, Everything Was Forever, Until It Was No More, The Last Soviet Generation, Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2006, p. 181-184.
6
C’est-à-dire se réclamant de la position totalement détachée, position qui permet de ne pas se mettre en relation avec l’environnement. Le concept de l’hétérotopie, définissant des lieux se trouvant dans chaque culture, mais qui se situent en dehors de tous les lieux de par leur différence intrinsèque (leur caractère « absolument autre »), a été introduit par Michel Foucault, « Des espaces autres », in Dits et écrits, Tome IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 752-762.
7
Cette vision de l’underground russe des années 1970-2000 caractérisée par l’altérité et l’hétérotopie, a été aussi souligné par Anna Zaytseva, En Quête d’Altérité : pour une sociologie des acteurs, lieux et pratiques de la scène rock à Léningrad/Saint-Pétersbourg dans les années 1970-2000, Thèse de Doctorat, EHESS, 2012.
8
Do it yourself renvoie à l’éthique artistique qui préconise un mode alternatif de la production culturelle, non capitaliste et indépendant par rapport aux grands groupes. Voir, par exemple : Fabien Hein, Do It Yourself ! Autodétermination et culture punk, Paris, Le passager clandestin, 2012 ; Derrick Purdue et al., « DIY culture and extended milieux: LETS, veggie boxes and festivals », The Sociological Review, vol. 45, n° 5, 1997, p. 645-667.
9
Voir en ligne : https://choosetohelp.ge/eng (dernière consultation le 4 février 2025).
10
Arseny Krestitel’, « Moemu Pokoleniiu » (À ma génération), Arseny Krestitel’ i zmey-iskusitel (Arseny le baptiste et le serpent tentateur), 2022. En ligne : https://youtu.be/XiXUWbgkGwA
11
Chanteur rap et rock russe à succès qui s’est prononcé contre l’invasion russe en Ukraine et est parti à l’étranger.
12
Parce qu’elle était tracée sur l’équipement militaire pour identifier certains régiments russes au début de l’invasion, la lettre Z, utilisée souvent comme préfixe, est devenue le symbole de l’agression russe en Ukraine, de soutien de cette agression et de l’adhésion à la politique de Poutine.