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Qu’est-ce que l’épreuve du politique ? Lefort et le projet moderne
Doctorant en sociologie

(Université Paris Cité - CERLIS)

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Depuis la mort de Claude Lefort en 2010, c’est à une véritable redécouverte de son œuvre qu’on assiste, incarnée dans divers colloques, ouvrages, émissions radiophoniques et numéros de revues1. Cette redécouverte se fait, si l’on schématise, dans deux directions. La première s’attache à restituer le « tranchant » de la pensée lefortienne, en indiquant la portée conflictuelle de sa réflexion sur le politique et les droits de l’homme. La seconde direction dans laquelle est sollicité le travail de Lefort est le rappel du caractère socio-anthropologique de son œuvre. Cette seconde voie paraît aujourd’hui féconde et encore trop inexplorée. La raison tient essentiellement à l’abandon et à la critique des sciences sociales par Lefort à la fin des années 19702. Sans chercher ici à interpréter les raisons de cet abandon progressif, on peut signaler malgré tout que Lefort, en dépit de la critique du positivisme et de l’artificialisme qu’il prêtait aux sciences, n’en jugeait pas moins qu’une « interrogation sur l’histoire, sur la société, qui n’assumerait pas la tâche des données mises en forme par la science ne s’ouvrirait pas un chemin3 ». C’est à partir de la redécouverte contemporaine de la démarche sociologique de Lefort que ce texte sera orienté.

 

1) D’abord, en formulant l’hypothèse que c’est dans le contexte de l’essor du structuralisme qu’on peut concevoir sa relecture du rapport entre religion et politique.

 

2) Ensuite, en estimant que le crédit apporté par Lefort à la condition anthropologique moderne peut être lu en parallèle de l’entreprise structuraliste.

Ces deux points commandent un détour par l’interprétation générale de la modernité chez Lefort, et ce qu’il doit à l’antécédent théologico-politique dans la compréhension de cette forme politique. Ce détour permet d’aborder certaines difficultés propres à la diffusion de Lefort dans les sciences sociales contemporaines.

Claude Lefort a construit son travail sur les rives du continent structuraliste, rives qu’il a quittées pour formuler sa propre anthropologie philosophique4. À sa façon, Lefort est un auteur post-structuraliste, si on se tient à cette dénomination comme d’un simple repère chronologique. Venir après le structuralisme, c’est affronter la révolution opérée par Lévi-Strauss et ses disciples dans les sciences humaines. C’est mesurer les conséquences décisives pour la modernité européenne d’un renversement complet de l’idée d’humanité, c’est nous débarrasser de toute forme d’évolutionnisme et c’est nous inciter à une vigilance stricte et constante envers toute forme d’ethnocentrisme. C’est aussi peser à nouveaux frais la question du symbolique dans les rapports de l’homme et du monde. On le sait depuis les travaux cruciaux de Camille Tarot, la question du symbolique, terme cher à Lefort, occupe une place cardinale dans la socio-anthropologie française depuis Durkheim et Mauss5. Cette tradition socio-anthropologique française du XXe siècle situe son ambition épistémique dans un souci de comprendre à nouveau frais la modernité européenne et les sociétés-Autres en rupture avec les précédents évolutionnistes de l’anthropologie du XIXe siècle. Par ailleurs, la socio-anthropologie française a choisi de reprendre le problème de la religion dans d’autres coordonnées que celles héritées des Lumières et du marxisme, suivant une interprétation en termes de projection mentale illusoire ou de mensonge social. Or, comme le fait remarquer Camille Tarot, le structuralisme dans sa version anthropologique infléchit le sens du symbolique, en le décollant de son rapport au sacré et en aménageant une place marginale à la question de la religion, remplacée par une analyse formaliste du mythe. Sans avoir le temps ici d’aborder les critiques, précoces, de Lefort envers le structuralisme, rappelons qu’il estimait l’anthropologie structurale coupable d’identifier le symbolique et le social, et partant, de réduire « le système à un plan de la réalité physique6 ». Lefort a donc cherché à préserver une conception opaque du symbolique, en deçà de sa saisie objectiviste.

Garder en tête le rapport de Lefort au structuralisme et de la mise à l’écart du religieux, offre la possibilité de faire un pas de côté à l’égard de son inscription toujours reconduite au dialogue avec Marx et le marxisme dans la littérature. C’est aussi s’avancer sur un terrain que l’auteur de Permanence du théologico-politique ? a abordé non sans ambiguïté. Bernard Flynn estime que la religion constitue un point particulièrement « obscur » de la pensée de Claude Lefort7. L’obscurité de sa position semble pouvoir être illustrée par la citation suivante.

« C’est, à mon sens, l’erreur de nombreuses sociologies de la religion que d’avoir considéré le phénomène religieux comme le produit de l’imagination des hommes ou comme le résultat du rapport que les humains entretiennent avec la nature ou un certain état de la technique. Ce type de sociologie qui prétend faire d’une culture l’expression des rapports sociaux me paraît erronée. En réalité, c’est de façon inaugurale que les hommes ont une religion ou font l’expérience d’un rapport qui les dépasse. La pensée contemporaine souffre d’un artificialisme qui habite la plupart des ouvrages de sociologie, lorsqu’elle laisse entendre que les institutions-mères sont des créations humaines. Je crois cependant que les hommes se sont constitués, en tant que personnes et en tant que communautés, par une interrogation qui s’est mise en forme à travers la religion pendant des millénaires8 ».

Ce passage illustre bien le refus lefortien des lectures matérialistes, fonctionnalistes et évolutionnistes du fait religieux. Lefort se situe nettement à rebours d’une pensée “laïciste” qui considère que la religion est une aberration, qu’elle ne devrait simplement pas exister. Cette posture laïciste, puisée dans les Lumières, présente le défaut de forcer un contraste entre un pôle d’une modernité laïque empreinte de sens et un pôle religieux réduit à « diviniser la servitude et le non-sens9 ». Au sein de la socio-anthropologie française, Lefort ne semble pas embrasser non plus le traitement mentaliste du fait religieux par Lévi-Strauss. Quant à l’école durkhémo-maussienne, il n’est pas interdit de penser que Lefort s’en rapproche. Par-delà ces intuitions à vérifier, il est à vrai dire bien difficile de savoir ce qu’est la religion pour Lefort, étant le plus souvent définie négativement, et isolée comme une manifestation du symbolique, lui-même jamais défini explicitement10. Le fait religieux étant chez Lefort toujours compris en rapport avec l’interprétation du fait politique, il faut revenir sur cette dernière.

L’épreuve du politique et sa spécificité moderne

Ce détour par la socio-anthropologie, forcément trop rapide, permet de garder à l’esprit que Lefort se situe de plein pied dans les débats générés par la socio-anthropologie française (depuis Durkheim et Mauss jusqu’à Lévi-Strauss) sur l’auto-réflexivité des Modernes, l’actualité de la religion et l’évaluation de notre condition anthropologique. L’évaluation lefortienne cherche à articuler un examen de la condition de l’homme moderne à la fois interne (à travers la comparaison entre la démocratie et le totalitarisme) et externe (la comparaison de la démocratie avec des sociétés traditionnelles et religieuses). Elle passe par une définition du politique, dont Lefort a donné plusieurs formulations, dont celle-ci.

« Le politique – ainsi identifié à l’institution du social, aux principes générateurs de sa “forme” – ne se laisse pas réduire à un pur choix des hommes (fût-il jugé inconscient), c’est-à-dire qu’il témoigne à la fois d’une élaboration et d’une épreuve de la condition humaine dans des circonstances données11 ».

Cette définition du politique, sybilline, commande une interprétation de sa profondeur. Le terme d’épreuve appliqué à la modernité mérite de s’y attarder. La conception lefortienne de la modernité comme épreuve lui confère sa généralité et sa propriété. Toute société étant politique, toute société est confrontée à une épreuve de la condition humaine, dont les modalités peuvent varier. Le précédent théologico-politique dans l’institution symbolique du social permet de saisir la reconfiguration moderne de cette épreuve anthropologique. La modernité démocratique contient comme toute société un mystère du monde, une étrangeté à elle-même que ni la Raison ni l’Histoire ne saurait lever12. Le terme d’épreuve, lui, est habilement choisi car il renvoie, par sa polysémie, au moins à une triple signification.

1) L’épreuve est d’abord un test, une expérience.

 

L’épreuve a valeur d’expérience au sens historique. Dès lors qu’est admise l’historicité au cœur de la société moderne s’ensuit une « aventure », où l’invention est non seulement reconnue, admise mais aussi encouragée. Le primat du politique chez Lefort commande le reste : c’est parce que la structure symbolique de la modernité autorise une multiplicité de devenirs que sont pensables et possibles une série de nouveautés. L’invention démocratique préside à l’invention technique ou scientifique par exemple. Le langage technique ou scientifique de « l’expérience » est inféré d’une expérience plus profonde et nouvelle du pouvoir et du temps, une expérience politique. La désintrication de la loi, du savoir et du pouvoir débloque une exploration des possibilités techniques et scientifiques, inhibées au sein de l’inertie d’un pouvoir traditionnel ordonné selon des repères cosmologiques ou théologiques condamnant la mobilité et l’artifice. Lefort assume les inventions nées de la démocratie, le capitalisme et la technique, jusque dans leurs risques les plus dangereux, nous reviendrons sur ce point. Par contraste, les sociétés traditionnelles refusent simultanément l’imprévisible de la démocratie et l’imprévisible de la technique. En effet, l’invention va de pair avec l’accident. Pour paraphraser Paul Virilio, si dans le domaine technique « inventer le navire, c’est inventer le naufrage13 », de façon analogue, dans le domaine politique, inventer la démocratie, c’est inventer le totalitarisme. À ce titre, le totalitarisme est un échec paroxystique du test moderne, de l’expérience démocratique.

2) L’épreuve prend ensuite le sens d’une interrogation.

 

Une société qui accepte son incertitude constitutive est une société qui s’examine, de façon continue et interminable. La modernité naît simultanément de la critique des autorités traditionnelles et de leur crise, dès lors que le pôle du savoir a été isolé du pôle du pouvoir, non pas une fois pour toute – rien n’interdit la possibilité de leur recomposition – mais le simple fait de l’avoir été une fois marque la coupure introduite par la modernité dans l’histoire politique des hommes.

3) L’épreuve renvoie en toute logique à une difficulté.

 

La condition moderne est une condition proprement éprouvante pour l’humanité. Mais cette difficulté d’être moderne ne renvoie pas à une impossibilité ou à une mutilation. S’il y a un « manque d’être », cette béance serait constitutive de l’humanité même, et non susceptible d’être comblée. Lefort écrit ainsi, comme pleinement conscient de la douleur d’être moderne.

« La liberté individuelle instaure une distance entre les hommes, [qu’]elle demeure irrésorbable dans la communauté. L’homme ne peut oublier la solitude. Il y a bien évidemment une solitude atroce qui sourd de la société capitaliste. Nous n’avons pas à nier ce phénomène. Il y a cependant une solitude féconde, profondément liée à l’institution de la société démocratique. L’homme seul peut être noyé dans la foule ; mais c’est là, aussi, qu’il est appelé à se savoir différent14 ».

Ce passage témoigne de la défense stratégique qu’opère Lefort de la démocratie. Lefort n’est pas si enthousiaste qu’on pourrait le croire à l’égard du monde moderne, mais il tranche en sa faveur car il estime que vouloir refaire une communauté, soudée et accueillante, présente à elle-même et déterminant la place de chaque membre suivant une inscription dans l’ordre de l’être, est désormais impossible. La tension qui parcourt l’humanité démocratique, déjà identifiée par Rousseau, l’aspiration à refaire corps, à recréer une communauté perdue pour y noyer sa solitude entre en contradiction avec l’absolu de la liberté individuelle qui menace de s’y dissoudre. L’originalité de Lefort par rapport à Rousseau, est de ne plus faire de cette origine perdue la trace d’une faute15, et ce, en dépit de ce que le récit de la désincorporation symbolique du pouvoir charrie de tragique dans sa narration16. La distance entre les membres de la communauté n’est pas que perte, mais aussi ouverture.

« Ce qui se joue dans la démocratie, c’est une expérience très énigmatique, parce qu’il s’agit bien d’un rapport à l’autre qui implique une distance vis-à-vis de l’autre, qui implique par-là même un autre inconnu. Reconnaître l’autre comme inconnu, c’est aussi ouvrir la possibilité de reconnaître l’individu dans l’autre et l’inconnu en soi-même17. Au lieu donc de l’effacer, la démocratie dévoile la dimension de l’autre dans l’expérience de la vie18 ».

Ce vocabulaire elliptique de l’altérité laisse penser qu’en dépit de l’inflexion de son lieu, qui n’est plus le lieu divin, la modernité garde intacte une altérité constitutive de la condition humaine, ce rapport qui dépasse les hommes, évoqué plus haut. Il semblerait donc que l’échec de l’épreuve, à savoir l'avènement du totalitarisme, combine un échec proprement moderne, historique, et un échec, général, de la condition humaine.

Voici quelques éléments de ce rapport d’identité entre modernité politique et épreuve tracée par Lefort. Ce qui est remarquable ici réside dans le fait que Lefort récuse l’identification courante de la modernité à un projet.  Ce décrochage conceptuel fait sa force, mais aussi sa faiblesse. L’idée que la modernité serait un projet se retrouve aussi bien chez des auteurs qui la critiquent (la modernité comme projet anthropocentrique, comme projet de la domination technique, etc.) que chez ceux qui la valorisent ou y décèlent un potentiel émancipateur (la modernité comme projet inachevée, la modernité comme projet d’autonomie). En prêtant à la modernité les traits d’une épreuve, Lefort peut distinguer en valeur les deux formes politiques qu’il juge contemporaines de la modernité ; le régime démocratique de l’indétermination, c’est-à-dire, au fond, le régime sans projet déterminé, et le régime totalitaire porteur d’un projet déterminé. En quelque sorte, Lefort reporte l’identification de la modernité comme un projet sur son pôle vicié. Il trace une étanchéité conceptuelle entre démocratie et totalitarisme à travers la distinction de leur pouvoir, vide, ou plein. On peut dire qu’il aura tout « misé » philosophiquement sur cette hétérogénéité de pouvoir pour soustraire la démocratie au procès de la modernité rabattue sur son versant totalitaire. Lefort « sauve » la modernité par son versant démocratique. En effet, pour beaucoup de critiques de la modernité, celle-ci se caractérise par une « projection de plans19 » visant à garantir que « l’humanité  ne rencontrera que ce dont elle a “idée”, ce à quoi elle est préparée20 ». Ces critiques postulent que la modernité réduit ce qui « est » à ce qui est connaissable, positif, prédictible et maîtrisable, selon des axiomes de la représentation, de l’adéquation et de l’auto-fondation. Ce qui est frappant est que ces traits attribués à la modernité comme maîtrise de la totalité, comme volonté de transformation et de production du monde, comme neutralisation de l’imprévisible et de l’énigmatique, tous ces traits sont prêtés par Lefort aux régimes totalitaires seuls. Autrement dit, Lefort en vient à sauvegarder la légitimité des Temps Modernes en faisant sauter la continuité établie par ses critiques entre les différents régimes. Dès lors, la religion a quelque chose en partage avec la démocratie, une expérience de l’Altérité, ce que Lefort nomme « la part de l’irréductible21 ». Lefort peut spécifier le refus totalitaire de l’épreuve comme un refus d’affronter l’épreuve de l’altérité. Les régimes totalitaires sont des régimes de l’immanence qui échouent dans l’épreuve de l’altérité, véritable invariant des sociétés humaines, tout en échouant dans l’épreuve typiquement moderne de l’incertitude, c’est-à-dire de l’expérience et de l’examen reconduit sans fin. Le totalitarisme ne retourne pas seulement la modernité contre elle-même, mais s’attaque aussi à l’humanité même de l’homme. Dans ces circonstances, la religion en vient à jouer un étrange rappel heuristique22. Par contraste avec d’autres intellectuels contemporains, Lefort ne se sert pas de la religion pour espérer reconquérir un rapport spirituel au monde23 ou pour solliciter un levier normatif24, mais davantage comme d’un argument en faveur d’un éloge de l’immaîtrisable. Lefort, commentant le revival catholique dans la Pologne communiste et athée, écrit :

« En réponse à la fantastique tentative de comprimer l’espace social, comprimer le temps dans les limites de l’espace social, revient la référence d’un corps absent, symbole d’une durée inappropriable, immaîtrisable, irréductible25 ».

La religion est donc à la fois ce qui limite la créativité humaine – en bridant l’invention démocratique – et ce qui limite la démesure humaine – en faisant éclater la clôture totalitaire. Ces éléments invitent à penser qu’il existe une fascination successive et à priori antinomique de Lefort pour la destruction de la métaphysique qu’entreprend Machiavel et la résistance de celle-ci suggérée par Kantorowicz. Schématiquement, sa pensée semble osciller entre « l’activité » sociale-historique initiée par le Florentin contre sa dégradation chrétienne et la « passivité », modalité d’une épreuve insurmontable de la transcendance et de l’altérité. L’épreuve démocratique est à la fois activité et passivité.

Ceci dégagé, si l’on admet que l’épreuve a aussi valeur de vérification, comme lorsqu’on vérifie une équation mathématique, on peut se demander, une fois la vérification obtenue, quel est son résultat ? Autrement dit, quelle est la mesure de l’action qui s’assure de la conformité entre le régime et son principe ? Comme l’observe très justement Agnès Louis, « il semble que Lefort soit porté à rejeter les opinions par trop déterminées ou déterminantes, c’est-à-dire celles qui allient un projet d’action spécifique à une affirmation forte de ce que serait une communauté juste ou bien ordonnée26 ». Ce faisant, il rend particulièrement flou le sens de l’action politique propre aux modernes. Sa préférence pour les mouvements des droits, mouvements faiblement déterminés, en atteste. En fait, à vrai dire, Lefort n’appréhende pas prioritairement la politique de façon active, mais perceptive. Il s’agit avant tout de savoir comment une société particulière se perçoit, et non ce qu’elle vise. On est toutefois en droit de se demander à quel degré d’indétermination – pour user de son vocabulaire – Claude Lefort porte le maintien de la démocratie, dans sa double exigence d’ouverture et de permanence historiques. Cette question semble là aussi devoir rester irrésolue au sein même du discours lefortien, balançant entre le pôle actif de la démocratie, et son pôle passif. La sauvegarde de la démocratie prend parfois une orientation purement négative, de refus des projets « pleins » et d’une attitude quasi tragique et stoïcienne, comme lorsque Lefort écrit :

« À mes yeux, aucun artifice institutionnel ne peut empêcher la démocratie de dériver vers le totalitarisme, de succomber à la tentation de l’Un. Seul est efficace le désir des hommes d’accepter la différence et l’altérité27 ».

Mais à d’autres endroits, en particulier dans l’immédiateté d’une actualité qu’il se plaisait à commenter, Lefort se fait plus affirmatif, arguant d’une défense ferme, résolue, pour le coup déterminée, de la démocratie. La « passivité » de la philosophie de Lefort est à nuancer par elle-même, comme lorsqu’il évoque au sein d’un entretien de 1992, la légitimité et la nécessité qu’il y avait à interrompre le processus démocratique en Algérie après la victoire du FIS. Interrogé dans le même entretien sur la possibilité d’en faire de même si le Front national venait à arriver au pouvoir, voici sa réponse :

« Aucun souci de la légalité formelle ne doit empêcher de barrer la route à un ennemi qui est prêt à détruire nos valeurs fondamentales. L’opinion de la majorité, contrairement à une thèse répandue et perverse, ne saurait être un critère absolu pour juger du caractère démocratique d’un régime. La démocratie suppose l’acceptation de la pluralité des intérêts et des croyances, et le respect des droits de l’homme. Aucune majorité ne peut s’arroger la toute-puissance et imposer sa loi à l’ensemble de la population. C’est là un principe constitutif de toute république démocratique. Si une telle majorité se dessine, il revient à ceux qui ont le sens de leur responsabilité politique de la combattre28 ».

Ces propos peuvent paraître banals. Pourtant, le fait même d’envisager l’interdiction d’un parti politique antidémocratique semble relever d’une radicalité intempestive qui ne paraît comme telle qu’en raison du déplacement considérable qui a abouti à notre conjoncture politique. À ce titre, faisons simplement remarquer que le légalisme, le culte du débat contradictoire avec l’adversaire extrémiste et une vision tronquée de la tolérance et du pluralisme sont les symptômes d’un dévoiement au dernier degré de l’idée de démocratie.

Pour prolonger la question du degré d’indétermination de la démocratie, on pourra se demander ce qu’il en est de la question de la destruction de l’humanité, par elle-même ou par la destruction de son lieu d’habitation. Est-ce que l’humanité démocratique doive aussi faire l’épreuve de sa disparition ? Il est clair que l’écologie grippe quelque peu la pensée de Lefort parce que la crise environnementale contient la charge impérieuse d’une décision collective de grande ampleur, déterminée. En plaçant au centre de sa réflexion sur la modernité la liberté politique, Lefort n’interroge qu’un versant de la liberté. Ce faisant, il s’interdit de penser la dialectique entre la liberté politique et la liberté à l’égard de la nature. Pourtant commentateur si précis du retournement de la liberté politique en son contraire, Lefort laisse impensée la question du retournement de la liberté vis-à-vis de la nature en son contraire. Or, la difficulté à penser le rapport de l’homme à la nature va de pair avec la difficulté à penser la technique, comme l’a remarqué Jean-Louis Déotte, cette difficulté à penser l’homme comme être simultanément politique et technique29. Pour Lefort, c’est parce que les sociétés humaines sont des sociétés politiques avant d’être des sociétés techniques, que c’est la liberté politique qui prime et préside au jugement sur les différentes sociétés. Au demeurant, la liberté politique n’est dès lors pas dépendante d’une liberté sociale ou économique, ce qu'exprime le désintérêt croissant chez Lefort pour la question sociale30. Cette disjonction de la question sociale et de la question politique explique, au passage, son degré de pénétration dans les différents courants de la sociologie française. Lefort est vu d’un bon œil chez des sociologues comme Touraine, Ehrenberg ou Caillé, quand il est simplement ignoré dans les sociologies qui subordonnent le politique au socio-économique, comme celles inspirées de Bourdieu.

Relire Lefort à l’aune de cet angle double du structuralisme et du problème de la religion implique donc de saisir que sa défense de la modernité s’effectue en partie contre le discrédit qu’offre le structuralisme à l’égard de cette forme politique. Le nœud théologico-politique joue un double rôle. D’un côté, Lefort s’en sert pour couper la modernité en deux, sans cesser de symétriser l’union contraire de la démocratie et du totalitarisme. Chacun de ces régimes peut être apprécié à partir de ce qu’il partage avec la religion ; l’aspiration à l’Un ou la préservation de l’Altérité. De l’autre, Lefort réintroduit de la complication en rééquilibrant les comptes du jugement sur notre temps ; ce que la modernité a perdu d’enchantement doit se mesurer à ce qu’elle a gagné de liberté, et ce, en dépit de sa perversion. Ce recomptage apparaît comme stratégique dès lors que Lefort n’est pas complètement sourd aux effets néfastes d’une modernité désenchantée et la menace qu’elle fait peser sur l’altérité. Seulement, par son primat du politique, Lefort ne peut qu’aménager une place secondaire à la question de l’Autre, qui revient au premier plan une fois la logique totalitaire débattue. Par son présentisme, Lefort pousse jusqu’au bout une forme de sobriété historique et de quiétisme politique, contre les nostalgies pour l’origine qui menacent de s’abîmer en une politique du sublime. L’ambition inflexible de Lefort est de restituer à l’humanité moderne sa dimension politique, contre les pensées qui font de l’homme moderne un être dépolitisé et contre les pensées qui ne retiennent du politique qu’un reflet de l’arbitraire de la force. Si l’humanité démocratique telle qu’envisagée par Lefort demeure barrée dans son accès à une pleine transparence d’elle-même, en butte à un mystère qui se dérobe à tout épuisement de la question, cette humanité n’est ni déchue ni vouée à la rédemption, ni maîtresse infaillible de sa condition, ni prisonnière d’un mensonge à elle-même en raison de la réflexivité que l’institution démocratique lui aménage31.

Pour revenir au structuralisme, tout un parallèle serait à écrire entre Lefort et Lévi-Strauss, grands penseurs à la fois juifs et athées, dont la discrétion sur leur origine ne camoufle pas complètement l’orientation du choix des objets, la prise en charge d’un examen critique de la modernité occidentale et génocidaire. Mais cet examen, non seulement diverge sur l’épistémologie de l’altérité et la priorité donnée à l’objet, mais sépare leurs préférences normatives en matière de types de société. Significatifs sont à cet égard les rapports de Pierre Clastres à Lefort et Lévi-Strauss : les analyses de l’auteur de La société contre l’État se rapprochent davantage de celle de son ami Lefort, mais son diagnostic sur le présent et sa tendresse pour les sociétés traditionnelles le situent plutôt aux côtés de Lévi-Strauss. Le structuralisme lévi-straussien déjà payait sa dette rousseauiste d’une discrète nostalgie des sociétés froides, qu’on retrouve, à des degrés divers, chez des auteurs aussi différents que Bourdieu ou Dumont. L’appropriation contemporaine de Clastres (Scott, Graeber), devenu référence incontournable de l’anthropologie politique, est un autre bon indicateur de la non-réception de Lefort dans la socio-anthropologie actuelle. L’interprétation de l’œuvre clastrienne reste en effet majoritairement anarchisante et découplée du problème de la religion et de la Loi ancestrale. La lecture de Clastres par Lefort a été relativement évincée, c’est-à-dire une lecture qui pointait que l’égalité radicale des sociétés sans État avait pour vertigineux envers une égale obéissance à la Loi originaire, impératif en tension avec les principes mêmes de l’autonomie moderne32. On peut identifier ainsi quelques éléments de résistance contemporaine, consécutif à l’éclatement de l’héritage structuraliste, à une lecture socio-anthropologique de Lefort, encore majoritairement lu et commenté par des philosophes politiques33.

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    1

    Ce texte est une version légèrement remaniée d’une communication prononcée à la Maison de l’Amérique Latine le 28 novembre 2024, dans le cadre du colloque « Claude Lefort. Une pensée pour le XXIe siècle ? » organisé par Gilles Bataillon.

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    2

    Alain Caillé, « Claude Lefort, les sciences sociales et la philosophie politique », in Claude Habib et Claude Mouchard (dir)., La démocratie à l’œuvre. Autour de Claude Lefort, Paris, Éd. Esprit, diff. le Seuil, 1993. En ligne : https://www.journaldumauss.net/?Claude-Lefort-les-sciences

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    3

    Claude Lefort, « Préface », Les formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978.

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    4

    Stéphane Vibert, « Claude Lefort et l’anthropologie du politique : les leçons de l’ethnologie », in Sylvain Pasquier (dir.), Avec Lefort, après Lefort, Caen, Presses universitaires de Caen, 2023. En ligne : https://books.openedition.org/puc/20611

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    5

    Camille Tarot, Le symbolique et le sacré : théories de la religion, Paris, La Découverte, 2008.

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    6

    Claude Lefort, « Préface », Les formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978.

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    7

    Bernard Flynn, « Political Theology in the Thought of Lefort », Social Research, n° 80 (1), 2013, p. 129-142. En ligne : https://www.jstor.org/stable/24385711?seq=1

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    8

    Claude Lefort, « La dissolution des repères et l’enjeu démocratique », Le temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 551-568.

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    9

    Vincent Descombes, « Louis Dumont ou les outils de la tolérance », Esprit, n° 253 (6), 1999, p. 65-85. En ligne : https://www.jstor.org/stable/24278124

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    10

    Claude Lefort et François Roustang, « Le mythe de l’Un et le fantasme dans la réalité politique », Revue du Collège de psychanalystes, n °9, octobre 1983.

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    11

    Claude Lefort, « Dialogue avec Pierre Clastres », Écrire. À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992.

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    12

    Il faut noter encore une fois que cette non-coïncidence de la société à elle-même se retrouve, quelle qu’en soit la forme, dans toutes les grandes interprétations sociologiques de la modernité (Habermas, Beck, Parsons, Touraine, Luhmann).

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    13

    Paul Virilio, L’accident originel, Paris, Galilée, 2005.

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    14

    Claude Lefort, « La dissolution des repères et l’enjeu démocratique », Le temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 551-568.

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    15

    Roberto Esposito, « La faute », Communitas. Origine et destin de la communauté, précédé de Conloquium, Paris, Presses universitaires de France, 2000.

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    16

    Edouard Delruelle, « Démocratie et désincorporation », Noesis, n° 12, 2007, p. 190-205.

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    17

    Claude Lefort et François Roustang, « Le mythe de l’Un et le fantasme dans la réalité politique », Revue du Collège de psychanalystes, n °9, octobre 1983.

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    18

    Claude Lefort, La complication. Retour sur le communisme, Paris, Fayard, 1999.

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    19

    Martin Heidegger, « L’époque des conceptions du monde », Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1986.

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    20

    Dana R. Villa, Arendt et Heidegger. Le destin du politique, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 2008.

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    21

    Claude Lefort, « Permanence du théologico-politique ? », Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 251-300.

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    22

    Warren Breckman, « Democracy between Disenchantment and Political Theology: French Post-Marxism and the Return of Religion », New German Critique, n° 94, 2005, p. 72-105. En ligne : https://www.jstor.org/stable/30040951?seq=1

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    23

    Hartmut Rosa, Pourquoi la démocratie a besoin de la religion : à propos d’une relation de résonance singulière, Paris, La Découverte, 2023.

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    24

    Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, Paris, Gallimard, 2008.

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    25

    Claude Lefort, « Permanence du théologico-politique ? », Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 251-300.

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    26

    Agnès Louis, « Claude Lefort : Portée et Limite d’une Phénoménologie Politique », Politique et sociétés, n° 34 (1), 2015, p. 111-129. En ligne : https://urlr.me/mRTshF

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    27

    Claude Lefort, « La dissolution des repères et l’enjeu démocratique », Le temps présent. Écrits 1945-200, Paris, Belin, 2007, p. 551-568.

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    28

    Claude Lefort, « Il fallait arrêter le FIS », Le Nouvel Observateur, 16 janvier 1992, repris dans Le temps présent. Écrits, 1945-2005, Paris, Belin, 2007.

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    29

    Jean-Louis Déotte, « L’invention démocratique vs l’Invention technique : Lefort et Simondon », in Sylvain Pasquier (dir.), Avec Lefort, après Lefort, Caen, Presses universitaires de Caen, 2023. En ligne : https://books.openedition.org/puc/20711?lang=fr

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    30

    Hugues Poltier, « Du lieu vide du pouvoir démocratique et de son efficace », in Sylvain Pasquier (dir.), Avec Lefort, après Lefort, Caen, Presses universitaires de Caen, 2023. En ligne : https://books.openedition.org/puc/20681?lang=fr

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    31

    Robert Legros, L’idée d’humanité. Introduction à la phénoménologie, Paris, Grasset, 1990.

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    32

    Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983.

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    33

    Ainsi, on pourra se demander si la préférence d’un néo-structuraliste comme Descola n’irait pas à Clastres plutôt qu’à Lefort, dans le même souci de réhabiliter des ontologies non modernes. Or, il y a fort à parier que Lefort rejetterait la révision de l’ontologie moderne appelée par Descola. Ce serait là un moyen d’occulter le rapport qu’entretiennent les ontologies animistes avec un dispositif théologico-politique. Voir notamment, Mohamad Amer Meziane, Au bord des mondes : vers une anthropologie métaphysique, Bruxelles, Éd. Vues de l’Esprit, 2023.

    Pour citer cette publication

    Robin Freymond, « Qu’est-ce que l’épreuve du politique ? Lefort et le projet moderne » Dans Gilles, Bataillon (dir.), « Claude Lefort, une pensée pour le XXIe siècle ? », Politika, mis en ligne le 14/01/2025, consulté le 15/01/2025 ;

    URL : https://www.politika.io/fr/article/questce-que-lepreuve-du-politique-lefort-projet-moderne