(université Paris 1 - Centre de philosophie contemporaine )
Luc Foisneau – On dit parfois que l’agrégation joue un rôle important dans l’orientation de la recherche. Parfois un sujet de concours est à l’origine d’une vocation. Cela a-t-il été le cas pour toi ?
Jean-François Kervégan – Non, je pense, si ce n’est que je me suis trouvé pour la première fois, à l’oral, face à celui auquel j’allais un peu plus tard demander de diriger ma thèse, Bernard Bourgeois. Mais il est vrai, de manière générale, que les concours, l’agrégation en particulier, jouent un rôle important, et qu’on peut juger excessif, non seulement dans le choix des objets de recherche de ceux qui s’y destinent, mais aussi dans l’organisation intellectuelle des apprentis-philosophes. Je m’en étais expliqué dans un article paru en 2012 dans Esprit : l’organisation française des études supérieures, où les classes préparatoires et les concours de recrutement jouent un rôle décisif, plus décisif en tout cas que celui de l’université, engendre un certain formatage de l’esprit qui a de grands mérites (le membre que je fus des jurys de l’ENS et de l’agrégation de philosophie a pu le constater) mais qui influence incontestablement le « style » philosophique français et le distingue clairement, à qualité comparable, de celui des jeunes philosophes anglo-saxons ou allemands. C’est peut-être une des raisons du succès qu’a connu outre-Atlantique une certaine French philosophy (celle de Derrida ou Lyotard, pas celle de Vuillemin ou Granger).
Luc Foisneau – Te souviens-tu de ta première rencontre avec la philosophie ? Était-ce dans un cadre scolaire ? À propos d’une interrogation sur un problème ou une question ?
Jean-François Kervégan – Lycéen dans les années précédant 1968, je n’ai guère eu de contact avec la philosophie avant la classe terminale ; tout au plus quelques tentatives de lecture, gère concluantes, de Marx et de Freud (mais aussi du Discours de la méthode…). En terminale, j’ai été marqué par l’enseignement d’un jeune professeur timide et attachant par son incertitude (il ne regardait jamais les élèves !). Bien que l’horaire d’enseignement de la philosophie fût réduit dans une classe scientifique très « concurrentielle », avec une lourde charge de travail dans les matières « importantes », je suivis les cours de philo avec une sorte de fascination, en m’efforçant autant que faire se pouvait de pratiquer quelques lectures jusqu’à ce que le cours du monde, à partir du mois de mars 1968, m’éloigne pour un temps de la philosophie, au moins en apparence. Mais, sous l’effet de cet enseignement autant que des événements politiques auxquels je pris une part active, je décidai de renoncer à poursuivre mes études prévues en classe préparatoire scientifique ; je fis donc ma rentrée en hypokhâgne et non en « Math’ sup ». Dès lors, bien que ma culture philosophique fût alors très mince, ma « vocation » ne fit plus de doute. Quant à savoir où cela pouvait mener, c’est bien plus tard que je me posai la question. Heureuse époque (qui allait vite prendre fin) où l’on débattait passionnément de l’avenir collectif, mais où l’avenir individuel n’était pas source d’angoisse…
Luc Foisneau – Une carrière universitaire passe par une série d’ « épreuves », les concours de recrutement, le doctorat, l’HDR, etc. Pourrais-tu nous dire celles qui ont été pour toi les plus significatives, les plus pénibles, et pourquoi ?
Jean-François Kervégan – Les plus pénible : toutes ! La préparation des concours, ENS et agrégation, fut un cauchemar, car je me trouvais confronté à l’étendue de mes ignorances (un sentiment qui ne m’a jamais complètement abandonné, même une fois devenu un chercheur ayant pignon sur rue). Mais la pire de ces expériences fut sans conteste la soutenance de ma thèse d’État (je m’étais inscrit juste avant l’institution du « nouveau doctorat » et de l’HDR), à Lyon. Elle dura sept heures et j’y fus confronté, de la part de la majorité des membres du jury qu’avait composé mon directeur de thèse, à des marques presque inimaginables de défiance ou d’hostilité ; tout cela parce que la thèse développait une confrontation entre Hegel et Carl Schmitt, un auteur dont certains de mes juges avouaient ignorer l’existence, et qui pour d’autres était le diable (ce qui n’était pas entièrement infondé, pour autant que je puisse en juger) ; jugement que traduisit, après une heure et demi de délibération, une mention (très honorable à la majorité, si je me souviens bien) que je puis me flatter, si j’ose dire, d’être un des rares candidats à avoir obtenue ! L’épreuve fut si violente que je mis plus d’un an à m’en remettre, d’autant plus qu’elle eut pour suite une mésaventure lors de ma première candidature universitaire : classé premier sur un poste de MCF par la commission de spécialistes d’une grande université parisienne, je fus déclassé par le CNU (qui à l’époque statuait en dernier). Il est vrai qu’il entérina l’année suivante mon élection comme professeur des universités à la toute nouvelle université de Cergy-Pontoise, ce qui fait que je n’ai jamais été maître de conférences… J’ai tiré la leçon de cette mésaventure : dans les très nombreuses soutenances auxquelles j’ai participé dans ma carrière, comme directeur de thèse, garant ou membre du jury, je me suis senti tenu1à toujours faire preuve de bienveillance envers le ou la candidate, quelles que fussent par ailleurs mes réserves sur le contenu du travail ou mon agacement devant l’attitude présomptueuse (rare, au demeurant) des personnes dont j’avais à juger le travail. A quelque chose malheur est bon…
En ce qui me concerne, la réussite à l’agrégation m’a conduit à devenir professeur de lycée dès la fin de ma scolarité à l’ENS (il n’existait alors ni contrats doctoraux, ni bourses de thèse), ce qui a retardé de plusieurs années mon inscription en thèse, car j’étais submergé par mes tâches d’enseignement ; le peu de temps libre que je parvenais à dégager était consacré à un travail collectif sur la Logique de Hegel, hors de tout cadre universitaire.
Le choix de la philosophie allemande : pourquoi Hegel ?
Luc Foisneau – Nous nous sommes connus à l’ENS de Fontenay-aux-Roses en 1983 ou 1984 dans un séminaire que tu animais avec Catherine Colliot-Thélène et Élisabeth Kauffmann. C’était un séminaire de traduction, parfait pour susciter des vocations en philosophie allemande. Une année nous avions travaillé sur les Discours à la nation allemande, si ma mémoire est exacte. Quelle importance accordes-tu à la traduction dans ton travail philosophique en général, et dans ton approche de Hegel en particulier, avec lequel tu as entretenu un long compagnonnage intellectuel.
Jean-François Kervégan – Disposer de traductions de qualité est décisif pour le travail du commentateur, même si l’accès au texte original n’est jamais vraiment remplaçable. J’ai toujours mis en garde les étudiants qui voulaient entreprendre une thèse sur Kant ou Hegel : sauf exception (dans le cas d’étudiants étrangers pour lesquels l’accès aux traductions françaises requérait lui-même un effort), je demandais une maîtrise minimale de la langue allemande, permettant d’avoir un contexte direct, même balbutiant, avec les textes concernés. Pour ma part, j’ai pu constater dans ma propre approche des textes de Hegel à quel point la qualité des traductions était importante. Ma première lecture hégélienne, en hypokhâgne, porta sur le texte de la Logique dans la traduction, alors seule disponible, de Stanislas Jankélévitch. C’était un défi que je m’étais lancé, j’allai donc jusqu’au bout des quatre petits volumes, la plupart du temps sans rien comprendre à ce que je lisais ; la traduction n’y était pas pour rien, même si la difficulté intrinsèque des textes de Hegel n’en rend jamais l’abord facile. En tout cas, je pus mesurer les progrès de ma compréhension lorsqu’une autre génération de traductions est apparue au moment même où je me mettais sérieusement à l’étude de Hegel : celle de G. Jarczyk et P.-J. Labarrière pour la Logique, celle de B. Bourgeois pour l’Encyclopédie, et bien d’autres encore durant les années 1970 et 1980.
Luc Foisneau – Traduire Hegel, tu viens de le rappeler, n’est pas une mince affaire. Comment en es-tu venu à t’engager dans le travail titanesque qu’est la traduction des Principes de la philosophie du droit ? En quoi traduire a-t-il contribué à nourrir ta réflexion sur Hegel et la philosophie du droit ?
Jean-François Kervégan – Durant la période de préparation de ma thèse d’État (1980-1990), ma lecture des Principes de la philosophie du droit, plus encore que celle des autres écrits de Hegel, était quotidienne, ce qui me permit de me convaincre des insuffisances des traductions alors existantes : celle d’André Kaan et celle de Robert Derathé et Jean-Paul Frick, surtout lorsqu’on les comparait aux traductions précitées de la Logique et de l’Encyclopédie. L’idée me vint donc, après l’achèvement et la publication de ma thèse (en 1992) de donner ma propre traduction de ce texte. Ce travail, qui s’accompagnait de la rédaction de copieuses notes de commentaire nourries par les recherches menées durant la préparation de ma thèse (et qui n’avait que très partiellement été incorporées à celle-ci et au livre qui en était issu) déboucha en 1998 sur la publication de ma traduction commentée des Principes, précédée d’une introduction d’une centaine de pages. Reprise en format de poche en 2005, elle a été substantiellement augmentée en 2013 par l’incorporation des Additions rédigées par Eduard Gans à partir de notes d’étudiants prises aux cours de Hegel. Au total, ce travail de traduction et de commentaire s’est poursuivi durant une quinzaine d’années et a incontestablement nourri mes publications ultérieures et infléchi mon point de vue global sur ce texte et sur l’œuvre de Hegel dans son ensemble, en me rendant par exemple plus attentif à la dimension institutionnelle de cette philosophie du droit.
Luc Foisneau – À propos de ton compagnonnage avec Hegel, quand a-t-il commencé et quelles en ont été les principales étapes ? Marx a-t-il joué un rôle dans le choix de Hegel ?
Jean-François Kervégan – Marx a sans doute joué un rôle indirect. Comme beaucoup de mes contemporains, je me réclamais, dans les années 1970, du marxisme, et plus précisément de l’interprétation résolument anti-hégélienne de Marx développée par Louis Althusser et ses élèves dans Pour Marx et Lire le Capital. Dans cette perspective, il allait de soi que la pensée de Marx se fondait sur un « renversement » de « l’idéalisme » de Hegel ; d’ailleurs, Marx lui-même avait écrit qu’il se proposait de « remettre sur ses pieds » une dialectique qui, chez Hegel, « marchait sur la tête ». Mais quelle était la teneur de cet idéalisme ? Au-delà de certaines proclamations un peu sommaires de Hegel (« toute vraie philosophie est un idéalisme »), il m’apparut assez tôt que les choses étaient plutôt compliquées quand on prenait la peine de lire sérieusement ses textes. Il fallait donc trouver une clef permettant de pénétrer les arcanes de l’idéalisme hégélien, afin de comprendre comment on pouvait le renverser – objectif dont je ne doutais pas qu’il fût absolument valable. Mais les choses ne prirent pas le tour que j’imaginais.
Ce qui fut déterminant dans mon investigation de Hegel, ce fut la lecture, lorsque j’étais en khâgne, du livre de Lebrun, La patience du concept, qui ouvrit pour moi (et beaucoup d’autres) un horizon enthousiasmant. Dès lors, je sus qu’il me faudrait consacrer beaucoup de temps à m’expliquer avec cet auteur, dont j’avais entrepris en aveugle la lecture en hypokhâgne en commençant pas le moins accessible , la Science de la Logique, livre auquel a été consacré le premier travail académique auquel j’ai participé, un commentaire collectif en trois volumes rédigé à l’initiative de mon ancien professeur de khâgne, André Lécrivain, dans la continuation d’un séminaire de lecture exigeant qui se poursuivit plusieurs années durant à l’ENS Saint-Cloud. Je dois ajouter que le choix de cette orientation fut conforté par celui qui dirigea mon premier travail universitaire, Jean-Toussaint Desanti, qui fut pour toute une génération d’étudiants en philosophie, à Paris 1 et à l’ENS, un maître respecté. Lors de la soutenance de mon mémoire de maîtrise qui portait sur Logique formelle et logique transcendantale de Husserl, il me glissa : « Allez donc voir du côté de Hegel, c’est plus intéressant… » Je suivis son conseil et consacrai, toujours sous sa direction, mon mémoire de DEA (aujourd’hui : master 2) à la Logique de l’essence de Hegel. A partir de ces deux expériences (les séminaires « libres » de Saint-Cloud, les travaux académiques à Paris 1), je fus embarqué dans un commerce dont j’ignorais (mais est-ce que je l’ignorais ?) qu’il se poursuivrait durant cinquante ans.
Luc Foisneau – Que penses-tu de ce que dit Ricœur à propos de Hegel dans un entretien à la Revue Non-Violente : « Il est certain, toutefois, que la philosophie hégélienne a favorisé l’idéologie de la violence. Pour cette philosophie, ce qui compte, c’est la réalisation historique de grands États-Nations, au prix de destructions et de massacres, en écrasant les faibles, afin de créer la grandeur. »
Jean-François Kervégan – Je ne partage pas ce point de vue. D’ailleurs, Ricoeur lui-même, en fin lecteur qu’il était, l’a nuancé, voire contredit dans d’autres textes, par exemple dans Parcours de la reconnaissance, livre paru en 2004, où il montre (parallèlement à Axel Honneth) le profit qu’on peut tirer des écrits hégéliens d’Iéna concernant le « combat pour la reconnaissance ». De façon générale, je crois que l’image d’un Hegel thuriféraire de la violence a été surtout ciselée post mortem, lors des progrès de l’idéologie nationaliste et pangermaniste développée dans la deuxième moitié du XIXe siècle, par exemple par l’historien Heinrich von Treitschke, qui veut voir en Fichte et Hegel des zélateurs du Machtstaat, de l’État-puissance, qu’il oppose, contrairement à Hegel, au Rechtsstaat, à l’État de droit. Cela dit, il est évident que Hegel n’est pas un penseur pacifiste ; il considère que la conflictualité est immanente à l’humanité et qu’elle peut être un facteur de progrès dans la « conscience de soi de l’esprit ». Mais ses énoncés les plus « belliqueux » (une page de l’article sur le droit naturel de 1802, qu’il a tenu à citer lui-même au § 324 des Principes) doivent être remis en contexte ; et il ne faut pas oublier que pour Hegel le patriotisme authentique se vérifie moins dans les actes de bravoure militaire que dans les gestes de la civilité quotidienne (Principes, § 268).
Luc Foisneau – Ricœur ajoute : « Derrière cela, il y a chez Hegel le modèle de l’État romain et de sa grandeur. D’une certaine façon, l’Occident est l’héritier de cette grandeur-là. ». Serais-tu d’accord pour situer Hegel dans cette postérité de l’Empire romain ? Peut-on en tirer des conséquences concernant la place des Principes de la philosophie du droit dans l’œuvre hégélienne ?
Jean-François Kervégan – Là aussi, je ne suis pas très convaincu, en dépit de l’existence de bons travaux (surtout italiens) sur le rapport de Hegel à la romanitas. Il suffit de lire le passage de la Phénoménologie de l’esprit intitulé « L’état du droit » (Rechszustand), qui concerne en fait non pas « l’État de droit » (Rechtssstaat) moderne, mais l’empire romain, pour comprendre à quel point Hegel a peu d’appétence pour la « conscience de soi monstrueuse » qui est celle du « maître du monde » – l’empereur romain (Phénoménologie, trad. Bourgeois, p. 418). Il y a chez Hegel, depuis la phrase initiale de son manuscrit inachevé sur la constitution de l’Empire allemand : « l’Allemagne n’est plus un État », jusqu’à ses cours berlinois sur la philosophie de l’histoire, une constante défiance à l’endroit des configurations impériales : au Reich, il oppose l’État (Staat) qui est selon lui la configuration politique rationnelle, seule à même de répondre aux défis de la modernité. Bien sûr, il admire Napoléon ; mais, pour lui, la tentation impériale et impérialiste est ce qui a compromis, et finalement fait échouer ce qui était à ses yeux la vraie mission de Bonaparte : consolider les acquis de la Révolution française en établissant les fondements institutionnels d’un État moderne. La philosophie hégélienne du droit est une pensée de l’État, pas de l’empire. A cet égard, Carl Schmitt s’oppose frontalement à lui, lui qui considère que « l’ère de l’État est à son terme » (La Notion de politique, p. 42) et que l’avenir est sans doute aux empires. Ce en quoi, malheureusement, il n’avait peut-être pas tort.
Que faire (finalement) de Carl Schmitt ?
Luc Foisneau – Que faire de Carl Schmitt est le titre d’un ouvrage que tu as fait paraître chez Gallimard en 2011, dans une période où la polémique faisait rage en France sur la portée de son engagement au service du régime nazi. Pourrait-il aussi caractériser ta préoccupation dans le premier livre que tu lui as consacré issu de ta thèse, sous le titre Hegel, Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positivité ? Ou le propos était-il différent ?
Jean-François Kervégan – Ma rencontre avec Carl Schmitt, dont un seul texte, La Notion de politique, était aisément accessible en langue française à la fin des années 1970, fut fortuite ou presque. Elle résulta de la conjonction de deux facteurs. D’une part, me réclamant alors du marxisme, j’étais frappé – comme beaucoup d’autres – par l’absence dans ce courant de pensée d’une théorie consistante du politique, celle-ci se réduisant, même chez Lénine, à des formules dont on a pu voir qu’elles pouvaient aboutir aux pires des pratiques (pensons à la « dictature du prolétariat ») ; d’où l’idée de rechercher ailleurs, et même dans ce qui était à première vue le plus éloigné de l’univers de pensée marxien, des éléments d’une théorie du politique qui ne le réduise pas à une simple « superstructure ». La lecture de La Notion de politique fut, dans cette perspective, une heureuse rencontre. J’ignorais, à cette époque, que d’autres que moi avaient suivi un cheminement analogue, notamment en Italie où s’était développé ce qu’on a pu appeler un « schmittisme de gauche » – expression évidemment paradoxale quand on sait qui était Carl Schmitt et quel fut son itinéraire.
D’autre part, embarqué que j’étais par mon travail de thèse dans la lecture des écrits juridico-politiques de Hegel, je fus frappé, alors que j’acquérais une connaissance bien plus large des écrits de Schmitt (elle devint même exhaustive une fois que je fus installé dans l’Institut Max-Planck de Francfort, où j’achevai la rédaction de ma thèse), par le rapport surprenant, fait de « divergent accord » (selon une heureuse formule de Jacob Taubes pour décrire son propre rapport avec l’œuvre de Schmitt), entre ces deux pensées fortes. Accord pour critiquer les conceptions dépolitisantes de la politique (disons : le libéralisme, étant entendu que le libéralisme naissant auquel se mesure Hegel est bien différent de celui du XXe siècle dont Schmitt a fait son adversaire d’élection) ; mais divergence, d’une part quant à la philosophie politique propre (Hegel est, somme toute, un « libéral autoritaire », alors que l’antilibéralisme radical est le fond constant de la pensée schmittienne, qui a connu par ailleurs bien des évolutions, du conservatisme catholique au nazisme, puis à une posture « métapolitique »), d’autre part surtout quant aux ressorts philosophiques, j’oserais presque dire : métaphysiques, de leur pensée : dualisme tranché du côté de Schmitt, refus des pensées du « ou bien, ou bien » chez Hegel.
Telles étaient, schématiquement, les raisons pour lesquelles ma thèse, initialement conçue, dans une perspective inspirée par Foucault, comme une confrontation entre un régime de rationalité incarné par la pensée de Hegel et le développement autonome, dans le domaine du droit comme ailleurs, de la « positivité », prit finalement la forme d’une confrontation de la pensée juridico-politique de Hegel et celle de Carl Schmitt, utilisée comme une sorte de miroir déformant permettant de mettre en lumière certains aspects méconnus de la pensée du premier. Ayant pris connaissance en Allemagne des écrits de Schmitt qui font suite à son ralliement inconditionnel au national-socialisme, je n’ignorais rien du côté le plus sombre d’un personnage pour lequel j’ai toujours éprouvé de l’aversion ; mais je considérais que dans son cas, analogue à bien des égards à celui de Heidegger, la force des écrits, ou de certains d’entre eux, justifiait que l’on sépare en quelque sorte l’homme et l’œuvre. C’est ce qu’ont fait, d’ailleurs, hormis les lecteurs d’extrême-droite, tous ceux qui ont entrepris de penser « avec Schmitt et contre Schmitt », pour reprendre une formule éculée.
Luc Foisneau – Dans Que faire de Carl Schmitt ?, à la page 29, tu dis que Schmitt met la référence à Hobbes en avant, mais que ce qui importe pour lui, c’est Hegel. Pourrais-tu préciser les raisons qui te font penser que Schmitt se prétend hobbesien – et de fait, tu ne diras pas le contraire, a écrit abondamment sur Hobbes … –, mais qu’il est en vérité hégélien ?
Jean-François Kervégan – C’est une question compliquée. Hobbes est le seul auteur auquel Schmitt a consacré un livre (en 1938, à la pire période, et pour développer une interprétation antisémite de l’opposition biblique entre Behemoth et Léviathan), et il lui a consacré quelques-uns de ses derniers écrits. Dans une note de la dernière édition de La Notion de politique, il propose (p. 187-189) une interprétation de ce qu’il nomme « le cristal de Hobbes », qu’il présente comme « le fruit du travail de toute une vie ». Dès la Théologie politique (1922), il se réclame de Hobbes, qu’il présente comme « le représentant classique du type de pensée décisionniste » (p. 43), en l’opposant au « normativisme » de Kant ou de Kelsen Cette interprétation a été vivement contestée par la Hobbes-Forschung, à commencer par Leo Strauss, dont le livre sur Hobbes développe une interprétation en tout point opposée à celle de Schmitt. Quoi qu’il en soit, la référence à Hobbes traverse toute l’œuvre de Schmitt, tout en ayant changé plusieurs fois de signification. Néanmoins, je me suis convaincu – peut-être aussi parce qu’il n’avait pas fait l’objet d’études approfondies, contrairement au rapport Schmitt-Hobbes – que le rapport à Hegel, qu’il nomme emphatiquement « le Philosophe », était plus profond, plus « structurant » pour la pensée de Schmitt que le rapport à Hobbes. Non seulement parce que Hegel est à ses yeux « un esprit politique au sens le plus élevé » (La Notion de politique, p. 105 ; mais la même chose est dite de Hobbes, p. 109) ; mais aussi, plus profondément, parce que le rythme même de cette pensée me semble correspondre à une sorte de mise à plat de la dialectique hégélienne, contraignant celle-ci à revenir à ce « ou bien, ou bien » que Hegel rejetait. Quoi qu’il en soit, je crois qu’on peut soutenir sans risque de contestation que Hobbes et Hegel sont, pour des raisons qui ne sont pas identiques et sur la base d’interprétations hautement contestables dans les deux cas, les deux références philosophiques majeures de Schmitt, parce que ce sont des pensées qui ne sont pas « normativistes » au sens où celle de Kant peut l’être.
Luc Foisneau – Si, comme tu viens de le rappeler, le propos de ta thèse était différent, pourrais-tu préciser l’intention de ton second ouvrage sur Schmitt ?
Jean-François Kervégan – Je n’imaginais pas à l’époque, en dépit de ma soutenance de thèse mouvementée, que la redécouverte de l’œuvre de Schmitt, facilitée par la parution progressive d’excellentes traductions de ses principaux écrits, allait donner lieu à de telles polémiques au cours des années 2000, au cours desquelles le soupçon fut émis, dans la revue Cités et dans les colonnes du Monde, selon lequel l’intérêt manifesté par certains (moi bien sûr, mais aussi d’autres comme Catherine Colliot-Thélène, Olivier Beaud ou Étienne Balibar) témoignait forcément d’une trouble fascination pour ce qui constituait, selon certains, le fond obscur de cette pensée : l’antisémitisme (telle était, par exemple, la thèse soutenue par Raphaël Gross dans son livre Carl Schmitt et les Juifs, mais aussi par des auteurs français dont la connaissance des écrits de Schmitt était parfois sommaire). Entendons bien : je ne dis pas que Schmitt n’a pas été nazi (il l’a été, entièrement, de 1933 à 1945), et j’observe chez lui, en particulier après 1945, dans son « journal » (Glossarium : c’est un peu l’équivalent schmittien des Cahiers noirs de Heidegger…), des traits antisémites caractérisés. Ce que je croix faux, c’est que l’antisémitisme soit dès le départ, en particulier dans ses écrits de la période de Weimar, le moteur de sa pensée. J’attends toujours que l’on montre que l’antisémitisme est le ressort ultime de la Théorie de la Constitution de 1928. Face à une offensive qui visait à contester la légitimité même de toute lecture autre que dénonciatrice, j’organisai d’abord la publication dans la revue Le Débat de plusieurs contributions (de Catherine Colliot-Thélène, Giuseppe Duso, Philippe Raynaud et moi-même) prouvant a contrario, dans leur diversité même, l’intérêt qui pouvait s’attacher à la lecture de Schmitt. Mais j’ai voulu aller plus loin, et publier un livre expliquant de manière détaillée mes propres raisons de m’intéresser à cet auteur. C’est non seulement pour réfuter le bien-fondé des soupçons auxquels j’avais été exposé, mais plus généralement pour exposer les raisons pour lesquelles, sur un ensemble de questions relatives au droit, à la politique, et même à la théologie, une attention non complaisante prêtée aux analyses de Schmitt pouvait s’avérer fructueuse, que j’ai écrit Que faire de Carl Schmitt ?, publié chez Gallimard en 2011. La traduction de ce livre dans diverses langues montre que les questions qui y sont abordées rencontrent un certain écho. Dans mon esprit, cette confrontation devait être ultime, pour solde de tout compte, car il me semble avoir tiré de la lecture de Schmitt tout le bénéfice que je pouvais en tirer ; s’il faut le résumer d’un mot : le mérite de Schmitt est de nous rappeler que le droit a toujours une assise politique. Ceci posé, je me suis plus ou moins tenu depuis à une ligne de conduite « abstentionniste », même s’il m’est arrivé depuis lors, et s’il m’arrive parfois encore, de répondre à des sollicitations concernant cet auteur. Entre-temps, dans le domaine de la philosophie du droit, d’autres questions, plus juridiques que politiques, avaient retenu mon attention et engagé mes recherches dans une autre direction. Mais je crois que nous allons y revenir.
Le droit, la philosophie du droit et au-delà
Luc Foisneau – Dans quelle mesure le droit, indépendamment de la philosophie du droit, nous donne-t-il à penser le monde dans lequel nous vivons ?
Jean-François Kervégan – C’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse assurée et complète. Quelques éléments peuvent cependant être évoqués. Évidemment, toutes les sociétés humaines ont un droit, si on entend par là un encadrement normatif des actions séparant le permis du défendu. Dans la plupart d’entre elles, jusqu’à la période moderne, ce corps de normes était différentiel : les « droits et devoirs » des individus n’étaient pas les mêmes selon leur âge, leur sexe, leur « état ». C’est ce qui a changé avec les protocoles normatifs établis lors des grandes révolutions de la fin du XVIIIe siècle, l’américaine et la française : désormais, principiellement, les hommes sont « libres et égaux en droits » – même si, bien entendu, la réalité sociale et politique rechigne à se conformer avec les principes normatifs formulés par les Déclarations, ce qui eut pour conséquence non de les abandonner, mais de les préciser et de les renforcer (avec les droits dits de la deuxième, puis de la troisième génération). Bien entendu, cette promotion d’un droit universaliste et des « droits de l’homme » n’est pas le fruit d’un hasard ou d’une illumination subite : elle est manifestement liée à l’émergence en Occident, en lieu et place de la vieille société d’ordres, d’une société de marché disposant, à côté et pour une part indépendamment de l’État, de modes autonomes de régulation reposant en principe sur l’interaction libre des atomes sociaux que sont les individus. La « société civile » de Hegel (et de Smith, de Ricardo, de Marx…) est une société assise sur le droit, dont elle postule (même si c’est en partie illusoire) la consistance et la complétude. Le positivisme juridique, qui va devenir en quelque sorte l’épistémologie officielle des juristes depuis le XIXe siècle, a mis en place une conception du droit adaptée à la position que celui-ci occupe dans les sociétés contemporaines, auxquelles il offre, comme le montre Luhmann, un codage universel indispensable à raison même de la différenciation de la société en sous-systèmes relativement autonomes (la politique, l’économie, la culture…). En ce sens, le droit, en dépit de sa fragilité et de ses accrocs, est indispensable à l’existence de notre monde et contraint philosophes, sociologues, historiens et politistes à se doter des moyens d’en penser la consistance et les effets (par exemple ce qu’on appelle la juridicisation de la vie sociale, qui n’est pas sans poser question).
Luc Foisneau – Dans une recension récente, tu reviens sur le concept de théologie politique. Pourquoi ce retour sur un concept dont tu avais parlé dans ton deuxième livre sur C. Schmitt ? Si je te pose cette question, c’est que la préoccupation théologique ne semble pas centrale dans ton approche de la philosophie du droit …
Jean-François Kervégan – C’est tout à fait exact. D’ailleurs, le chapitre intitulé « Théologie » de Que faire de Carl Schmitt ? s’emploie à montrer que dans la « théologie politique » telle que l’entend Schmitt il s’agit bien plus de politique que de théologie… Dans la recension dont tu parles, j’ai confronté trois livres récents, fort différents entre eux, dont le motif de la théologie politique occupe le centre. C’est aussi l’occasion de m’interroger sur les raisons de la récurrence – on peut même parler de retour en force – de ce motif dans la philosophie politique contemporaine, alors que nous vivons dans un monde sécularisé et dont la sécularité constitue un élément définitionnel. Ma conclusion, et ma conviction, est que la théologie est l’affaire des théologiens (et l’objet de leurs disputes), et que la philosophie ferait mieux de la leur laisser, sauf à redevenir, comme dans l’université médiévale, sa servante (philosophia ancilla theologiae…). S’il est vrai que, selon la formule du juriste Ernst-Wolfgang Böckenförde, la démocratie repose sur des présupposés qu’elle ne peut établir elle-même, je ne suis pas convaincu que ces présupposés se situent « entre naturalisme et religion », pour reprendre le titre d’un livre de Jürgen Habermas.
Luc Foisneau – Une fois évacuée la dimension théologique, pourrais-tu préciser la nature de ton approche de la philosophie du droit, une discipline que tu as pratiquée dans plusieurs institutions ?
Jean-François Kervégan – Mon intérêt pour la philosophie du droit (qu’il importe à mes yeux de bien distinguer de la philosophie politique) est né de ma fréquentation assidue de la philosophie classique allemande, dont les principaux représentants (Kant, Fichte, Hegel, et même Schelling à ses débuts) ont offert d’importantes contribution à ce secteur de la philosophie – ce qui a, bien entendu, une relation étroite avec le contexte historique, la Révolution française ayant été la première à mettre la question du droit et des droits au cœur de son programme. Si je me souviens bien, ma première contribution en ce domaine fut un article où je confrontais les premiers théoriciens allemands du positivisme juridique à l’œuvre de Hegel ; j’avais aussi entrepris, sans que cela débouche sur une publication, une confrontation de la pensée juridique de Hegel avec l’œuvre de Friedrich Carl von Savigny, fondateur de l’École historique du droit, considéré comme le plus grand juriste du XIXe siècle. Peu à peu, cependant, mon intérêt pour la philosophie du droit s’est en partie déconnecté de son terreau d’origine, et je me suis intéressé à d’autres traditions juridiques qu’à celles du monde germanique, en particulier à la philosophie du droit anglo-saxonne, dont le background philosophique était tout différent, l’empirisme, puis l’utilitarisme de Bentham et/ou de Mill y ayant un rôle prépondérant. Globalement, je dirai que ma position en matière de philosophie du droit (ou de théorie du droit : je considère cette distinction que l’on fait souvent assez oiseuse) est celle d’un positivisme souple ou soft, et le philosophe du droit dont je me sens le plus proche est Herbert Hart, qui définit lui-même dans le Postscript de la 2e édition de The concept of law sa position comme un soft positivism, dans la mesure où il admet l’existence « d’un certain recoupement » entre droit et morale, alors que d’autres formes de positivisme entendent les séparer rigoureusement. Pour autant, je m’intéresse aussi au positivisme hard, celui de Kelsen par exemple, auquel j’ai consacré un petit livre (en langue italienne).
Pourquoi cette option en faveur du positivisme, alors que les philosophes dont je me suis nourri inscrivaient encore leur réflexion sur le droit dans un cadre jusnaturaliste, tout en redéfinissant les principes et la méthodologie des théories classiques du droit naturel (Hobbes, Grotius, Pufendorf, Rousseau…) ? Parce qu’il me semble que les axiomatiques jusnaturalistes sont dévaluées (encore qu’un certain nombre de philosophes du droit continuent de s’en réclamer, comme Michel Villey et John Finnis, et bien sûr Leo Strauss naguère) ; elles le sont en raison du brouillage de la référence théologique qui les accompagnait et de la péremption du modèle de rationalité « constructiviste », comme dit Hayek, qu’elles mettaient en œuvre. D’autre part, l’autonomisation de la sphère du droit par rapport à d’autres domaines de normativité (morale, religieuse, politique…) a fait que, comme le dit Luhmann, représentant d’un positivisme « systémique » particulièrement ambitieux, « seul le droit peut décider ce qui est du droit » (et pas seulement « ce qui est de droit » …). Une fois qu’on s’est débarrassé des caricatures (positivisme = sacrifice du normatif au profit du factuel = soumission à la force brute du détenteur du pouvoir…), le positivisme juridique m’apparaît comme une position raisonnable dans un contexte de pluralisation inéluctable des systèmes normatifs et des valeurs.
Luc Foisneau – Si le positivisme est l’horizon (presque) indépassable de la philosophie du droit contemporaine, à quoi sert encore la philosophie du droit ? On pourrait considérer que les systèmes juridiques se suffisent à eux-mêmes, et qu’il n’y a plus lieu de réfléchir philosophiquement sur le droit … Sauf bien sûr à considérer que la philosophie du droit aurait une fonction exclusivement critique : expliquer pourquoi il n’y a pas lieu d’aller au-delà du droit positif.
Jean-François Kervégan – Le positivisme juridique est une (en fait, plusieurs) philosophie du droit, dont les élaborations conceptuelles peuvent être impressionnantes : songeons à la théorie pure du droit de Kelsen, en laquelle certains ont vu l’équivalent en ce domaine de la Critique de la raison pure dans celui de la théorie de la connaissance. Une fois admise la clôture (relative) du système juridique, les moyens conceptuels requis pour le décrire, en déceler les faiblesses et les incohérences en vue de le transformer sont à inventer, et ils peuvent l’être dans une direction ou une autre. Par exemple, la distinction que fait Herbert Hart entre règles « primaires » et « secondaires » est tout sauf évidente, et peut s’avérer extrêmement féconde pour comprendre le fonctionnement des systèmes juridiques positifs. Autre exemple : le travail accompli au début du XXe siècle par Wesley N. Hohfeld a permis de comprendre qu’une notion comme celle de « droit subjectif » (right) est en réalité polymorphe : lorsque nous, y compris les professionnels du droit, parlons des droits, nous désignons des « choses » juridiques (plus précisément : des pouvoirs normatifs) de nature différente ; et cela va au-delà de la distinction, devenue banale, des « droits de » et des « droits à ». Bref, tout comme le droit positif est divers (le droit des pays de common law est profondément différent du droit « continental », légicentriste), les théories qui s’efforcent d’en rendre compte sont considérablement diverses, et font preuve aujourd’hui d’une sophistication conceptuelle impressionnante (et parfois rebutante). Le positivisme, ou plutôt les positivismes juridiques sont des philosophies du droit qui, loin de se limiter à la reconnaissance de la « force normative du factuel », selon la formule du grand juriste allemand Georg Jellinek, proposent une intelligence de la rationalité juridique qui peut être riche d’enseignements, y compris pour la théorie de la rationalité en général. Ce fut par exemple tout le sens du travail du philosophe, juriste et logicien Chaïm Perelman de mettre en lumière cette connexion. Cela dit, s’il constitue (en sa diversité même) la théorie du droit dominante, le positivisme juridique a été l’objet de critiques virulentes ; la plus notable, dans la période récente, est celle de Ronald Dworkin.
Luc Foisneau – Théorie de la justice a relancé la réflexion sur la justice hors du cadre d’une philosophie du droit. Ce moment de la philosophie normative du XXe siècle peut-il être considéré comme apportant des éléments de réponse aux interrogations qui ont été les tiennes ? Si, comme je m’en doute, tel n’est pas le cas, pourrais-tu nous dire pourquoi ?
Jean-François Kervégan – Comme tu peux le constater, Rawls est peu présent dans mon travail (bien que j’aie publié, il y a longtemps déjà, un article confrontant sa pensée et celle de Hayek). Il y a à cela de bonnes et de mauvaises raisons. Tout d’abord, la Théorie de la justice a été l’objet de tant de commentaires qu’il serait présomptueux de ma part de prétendre y ajouter quelque chose de vraiment neuf. Ensuite, je m’efforce, comme je l’ai dit tout à l’heure, de maintenir une stricte séparation entre la philosophie politique, qui cherche à définir sur un plan normatif ce que peut être une société juste, et la philosophie du droit, qui ne saurait être une discipline purement normative, puisqu’elle a affaire à un matériau existant, bon ou mauvais. Même une « théorie pure du droit » comme celle de Kelsen prétend rendre compte de la nature et du fonctionnement du droit tel qu’il est, et revendique en ce sens d’être « la philosophie du positivisme juridique ».
L’œuvre de Rawls a été, c’est l’évidence, une contribution majeure à la philosophie politique : il y a un avant et un après la Théorie de la Justice. En revanche, son apport à la philosophie du droit est plus modeste. Toutefois, il convient de noter que son article « Two Concepts of Rules » de 1955 est une anticipation remarquable de la distinction hartienne entre règles primaires et secondaires, qui a considérablement impacté la trajectoire de la philosophie du droit.
Notes
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A une exception près, mais il s’agissait d’un cas de plagiat dépassant toute limite.
