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Le mythe fasciste de Rome, cent ans après
Professeure d’histoire contemporaine

(Université de Teramo, Italie - Département de Sciences politiques)

À gauche : Elvira Migliario et Gianni Santucci (dir.), « Noi figli di Roma ». Fascismo e mito della romanità, Milan, Le Monnier, 2022. À droite : Paola S. Salvatori, Federico Santangelo et Fabrizio Oppedisano (dir.), Costruire la nuova Italia. Miti di Roma e fascismo, Rome, Viella, 2023.

À gauche : Elvira Migliario et Gianni Santucci (dir.), « Noi figli di Roma ». Fascismo e mito della romanità, Milan, Le Monnier, 2022.

À droite : Paola S. Salvatori, Federico Santangelo et Fabrizio Oppedisano (dir.), Costruire la nuova Italia. Miti di Roma e fascismo, Rome, Viella, 2023.

L’impact de l’événement dans un contexte de présentisme a été mis en relief par les études sur les régimes d’historicité. Le centième anniversaire de la Marche sur Rome (28 octobre 1922) corrobore cette hypothèse. Au cours des années 2020, un nombre significatif d’ouvrages ont porté sur les origines du fascisme, stimulés par deux facteurs principaux : d’une part, l’occurrence du centenaire ; d’autre part, l’utilisation persistante, dans le débat public, de l’analogie avec les années 1920.

Dans le cadre des parutions récentes, le mythe fasciste de Rome n’en a pas été absent, bien que sa construction et sa circulation aient été davantage associées à la volonté de l’État totalitaire de perdurer plutôt qu’à sa quête de domination. Deux livres ont traité le sujet de multiples manières, à partir de sources hétérogènes : « Noi figli di Roma ». Fascismo e mito della romanità, dirigé par Elvira Migliario et Gianni Santucci (Le Monnier, 2022)1, et Costruire la nuova Italia. Miti di Roma e fascismo, édité par Fabrizio Oppedisano, Paola S. Salvatori et Federico Santangelo (Viella, 2023)2. Les auteur·ices relèvent de générations et de disciplines différentes : histoire, histoire du droit, histoire du cinéma, histoire de la littérature, histoire de l’architecture, histoire de l’art, archéologie. Iels analysent plusieurs facettes des usages politiques du passé romain pendant les vingt ans du fascisme, offrant ainsi un éclairage nuancé et détaillé sur les dynamiques politiques et idéologiques sous-jacentes. Les textes abordent une multitude de sujets liés à l’architecture et à l’urbanisme, tels que les monuments, les ruines archéologiques, les palais publiques et les aménagements d’exposition. Ils se penchent également sur les pratiques touristiques, les institutions culturelles, les publications périodiques, les théories, la propagande, ainsi que sur la législation, les programmes et les actions politiques. En outre, ils traitent de l’enseignement scolaire et universitaire, du cinéma, de la gestion du patrimoine culturel, tant sur les territoires métropolitains qu’aux colonies. Sans prétendre restituer la richesse et l’articulation de ces œuvres, je voudrais proposer ci-après quelques réflexions inspirées de leur lecture croisée.

État de l’art

Un premier ordre de considérations porte sur la structure collective des deux ouvrages, qui s’avère particulièrement pertinente pour appréhender l’ampleur du mythe et pour l’insérer dans la volumineuse production critique qui en a découlé au fil du temps.

Le mythe fasciste de Rome a fait l’objet d’une attention significative, tant en Italie qu’à l’échelle internationale. Les analyses initiales ont été réalisées juste après la chute du fascisme, durant cette période de transition vers la démocratie qui a été marquée par l’introspection des disciplines les plus touchées par le passé romain, notamment en ce qui concerne leur compromission avec le régime3. À partir des années 1970, la romanità a acquis le statut de sujet de recherche à part entière. Son investigation a bénéficié d’un enrichissement progressif des archives, des méthodes et des thèmes abordés, ainsi que du dialogue de plus en plus étroit entre les historiens de l’Antiquité et ceux des totalitarismes du XXe siècle. Les étapes de cette démarche, qui s’étend désormais sur plus de cinquante années, sont exposées avec rigueur dans l’introduction de Costruire la nuova Italia4. Cette analyse s’inscrit dans la continuité d’un chantier initié par Luciano Canfora dans la revue Quaderni storici en 1975, qui est consacré aux relations entre classicisme et fascisme, et s’achève par les études menées au cours du XXIe siècle, orientées vers les expressions populaires du mythe, ses manifestations architecturales, ses implications raciales, et vers la comparaison avec l’Allemagne du Troisième Reich et les fascismes européens5. Sans entrer dans les détails, ces étapes témoignent du travail complexe qui a permis de reconnaître l’existence d’une culture fasciste et de s’interroger sur ses fonctions et sur son fonctionnement, y compris la dimension mythique dans laquelle le régime dirigé par Benito Mussolini a projeté ses relations avec le passé proche et la passé lointain.

L’intérêt majeur des deux livres publiés à l’occasion du centenaire de la marche sur Rome me semble reposer sur leur capacité à proposer une « synthèse réfléchie6 » de cette vaste fortune critique, souvent négligée ou sous-estimée par l’historiographie la plus récente et pourtant fondamentale pour l’évolution de la recherche, car elle permet d’éviter la fragmentation en des études de cas isolés, répétitifs et autoréférentiels. Costruire la nuova Italia et « Noi figli di Roma » peuvent être considérés, en fin de compte, comme des travaux d’équipe. En effet, ils mobilisent une gamme de disciplines et un éventail d’échelles d’observation difficilement accessibles à un seul chercheur ; de plus, ils contribuent à la mise en commun d’un patrimoine de réflexions et d’informations dont la consultation est souvent compliquée, voire entravée, par la spécialisation de l’activité et du marché de l’édition universitaires. Il s’agit donc d’une synthèse réfléchie et précieuse, et sa prise en compte s’avère désormais inéluctable.

Le temps du mythe

Un deuxième ordre de remarques s’articule autour du rapport au temps que le mythe de Rome présuppose et prédispose.

Il est notoire que les attestations du passé romain se sont manifestées de manière prolifique et sous des formes variées. Dans les deux ouvrages susmentionnés, il est fait référence à des symboles, un lexique, une gestuelle, des exemples moraux, un leadership charismatique, un code civil, des monuments, une pédagogie et des stratégies diplomatiques ; le répertoire encore pourrait se prolonger. La mythisation de Rome est un phénomène qui a histoire longue, dont les racines remontent au Moyen-Âge ; cependant, elle a connu des transformations considérables entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, dans une Europe traversée par le renouveau des théories raciales et par le réveil des nationalismes. Il n’est pas fortuit que, parmi les fonctions que la romanità a exercées pendant les vingt années de pouvoir du fascisme, celle qui a prévalu a été la contribution à la refonte de l’identité italienne, plus précisément au projet fasciste de palingénésie anthropologique que nous avons pour habitude de désigner par l’expression « homme nouveau ».

En effet, le mythe opère sur l’axe temporel : il en altère la perception et y engendre des sauts, des connexions et des ellipses qui ne répondent pas à la rythmique historique. Afin d’exemplifier le fonctionnement de la temporalité mythique, il apparait pertinent d’évoquer la politique de « libération » des monuments menée par les urbanistes et par les archéologues fascistes. Au cours des années 1930, les centres historiques des grandes villes italiennes ont fait l’objet de démolitions massives, qui visaient à « isoler » les édifices anciens dans le but de les mettre en communication directe avec le présent. Les sventramenti (éviscérations) ont eu des conséquences sur le tissu urbain stratifié au fil des siècles et sur la population qui y vivait, relogée de force dans des quartiers périphériques construits à cet effet. La distorsion a aussi touché la relation entre les Italiens et leur identité nationale, une identité qui a été déconnectée de l’écoulement du temps historique, projetée dans l’éternité et ancrée dans un passé plurimillénaire dont le régime se voulait le dépositaire et le catalyseur de la régénération7.

De nombreux articles publiés dans Costruire la nuova Italia et « Noi figli di Roma » traitent précisément de ce sujet par le biais de l’urbanisme fasciste. D’autres abordent le temps selon différentes approches : en plus du mythe, il est question de l’« usage politique du passé » (légendaire, monarchique, républicain, dictatorial, impérial), et de « l’invention de la tradition » (nordique, latine, méditerranéenne, rurale). Il s’agit de trois manières distinctes d’agir sur le passé, qui supposent toutes le recours à l’analogie historique. La question se pose alors de savoir comment procéder à l’analyse de ces figures de distorsion du temps, et comment identifier les outils méthodologiques permettant de mesurer leur portée et d’en saisir la signification. Concernant ces aspects, la construction collective des deux volumes mentionnés ci-dessus met en évidence que la distinction entre le vrai et le faux ne suffit pas à elle seule à éclairer les manipulations temporelles, qui s’inscrivent en profondeur et ne craignent pas les incohérences. S’il s’avère nécessaire de procéder à une déconstruction du mythe (en particulier du mythe moderne), il est tout aussi essentiel d’identifier les acteurs ayant commandité les utilisations politiques, ainsi que de repérer la genèse des traditions imaginées.

Le mythe de Rome et ses alentours

En guise de conclusion, je voudrais m’attarder brièvement sur les lacunes, non pas tant dans les deux ouvrages, mais sur les études mêmes du mythe de Rome.

Les recherches présentées prennent en compte les suggestions et les nouvelles questions qui émergent de l’historiographie la plus récente, notamment le tournant visuel et spatial, l’exploration des émotions, la perspective transnationale et, de manière significative, le repositionnement postcolonial. Cependant, il apparaît que la relation entre la Rome antique et le monde de l’antifascisme nécessite une exploration supplémentaire. Au-delà des frontières étatiques, le mythe transcende également les milieux politiques, et ces derniers s’observent, s’imitent et s’influencent mutuellement, consciemment ou inconsciemment. Deux exemples parmi tant d’autres. La sécession de l’Aventin (juin 1924), qui trouve son nom dans l’histoire romaine ; et l’ouvrage Marcia su Roma e dintorni, écrit par Emilio Lussu en 1931 et publié en 19458: dans son récit autobiographique, le militant de Giustizia e libertà fait régulièrement référence à la Rome républicaine, la considérant comme un modèle d’opposition et de résistance contre le régime fasciste. Ces événements sont des éléments constitutifs de l’histoire du mythe de Rome durant la première moitié du XXe siècle, et requièrent une étude approfondie et minutieuse.

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    1

    Enzo Fimiani, Arnaldo Mancone, Andrea Giardina, Simona Troilo, Cristiana Volpi, Elvira Migliario et Hannes Obermair, Jan Nelis, Giacomo Manzoli, Cosimo Cascione, Mario Varvaro, Gianni Santucci, Gustavo Corni, Paola S. Salvatori, et Luciano Canfora ont contribué au volume, dont le sommaire peut être consulté à l’adresse suivante : https://www.mondadorieducation.it/catalogo/noi-figli-di-roma-0069801/.

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    2

    Contributions de Pier Luigi Tucci, Grégory Mainet, Simone Ciambelli et Thomas Morard, Giorgio Lucaroni, Orietta Lanzarini, Stefania Castellana, Simona Troilo, Sergio Brillante, Niccolò Bettegazzi, Sergio Roda, Claudio Schiano, Pietro Pinna, Penelope J. Goodman, Antonio Duplà-Ansuategui, Giovanni Costenaro, et Joshua Arthurs. Voir https://www.viella.it/libro/9791254694022.

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    3

    Dans son article « Roma antica sui mari. Mussolini e la costruzione di un mito », Andrea Giardina cite une réflexion menée par Arnaldo Momigliano en novembre 1945 ; Arnaldo Momigliano, « Gli studi italiani di storia greca e romana dal 1895 al 1939 », in Carlo Antoni et Raffaele Mattioli (dir.), Cinquant’anni di vita intellettuale italiana 1896-1946. Scritti in onore di Benedetto Croce per il suo ottantesimo anniversario, I, Naples, Edizioni Scientifiche, 1950, p. 105-106, cité in Elvira Migliario et Gianni Santucci (dir.), « Noi figli di Roma ». Fascismo e mito della romanità, Milan, Le Monnier, 2022, p. 62.

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    4

    Voir Fabrizio Oppedisano, Paola S. Salvatori, Federico Santangelo, « Nuove ricerche su fascismo e Roma antica », in Paola S. Salvatori, Federico Santangelo et Fabrizio Oppedisano (dir.), Costruire la nuova Italia. Miti di Roma e fascismo, Rome, Viella, 2023, p. 7-18.

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    5

    Dans l’impossibilité de rendre compte de l’ensemble de la production historiographique sur le mythe de Rome, je me limiterai à en signaler les titres les plus significatifs : Mariella Cagnetta, Antichisti e impero fascista, Bari, Dedalo, 1979 ; Luciano Canfora, Ideologie del classicismo, Turin, Einaudi, 1980 ; Emilio Gentile, Il culto del littorio. La sacralizzazione della politica nell’Italia fascista, Rome-Bari, Laterza, 1993 ; Andrea Giardina et André Vauchez, Rome, l’idée et le mythe : du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Fayard, 2000 ; Vittorio Vidotto, Roma contemporanea, Rome-Bari, Laterza, 2001, p. 172-223 ; Joshua Arthurs, Excavating Modernity : the Roman Past in Fascist Italy, Londres-Ithaca, Cornell University Press, 2012.

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    6

    Elvira Migliario et Gianni Santucci, « Introduzione », in Elvira Migliario et Gianni Santucci (dir.), « Noi figli di Roma ». Fascismo e mito della romanità, Milan, Le Monnier, 2022, p. 2.

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    7

    Je me permets de renvoyer à Maddalena Carli, « Prima e dopo la proclamazione dell’impero. L’esotico, la rappresentazione delle colonie e gli allestimenti effimeri del fascismo », in « Costruire l’esotico. Convergenze transmediali nell’Italia fascista », Memoria e ricerca, a. XXXII, 2024, n.° 75, p. 17-32 ; Maddalena Carli, « Exposer le présent dans les lieux du passé romain Les pavillons fascistes au Circus Maximus (1937-1939) », in Bruno Bonomo, Charles Davoine et Cécile Troadec (dir.), Reconstruire Rome : la restauration comme politique urbaine, de l’Antiquité à nos jours, Rome, Publication de l’École française de Rome, 2024, p. 446-474 (https://books.openedition.org/efr/57443).

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    8

    Voir Emilio Lussu, Marcia su Roma e dintorni, Turin, Einaudi, 1945.

    Pour citer cette publication

    Carli, Maddalena , « Le mythe fasciste de Rome, cent ans après », dans Agüero Ana Clarisa et Sazbón Daniel (dir.), "", Passés Futurs, 17, 2025, consulté le 24/06/2025 ;

    URL : https://www.politika.io/fr/article/mythe-fasciste-rome-cent-ans-apres