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Préhistoire et politique
Dès son émergence au XVIIIe siècle et sa consécration en tant que discipline scientifique dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la préhistoire revêt un enjeu politique et idéologique. Cet enjeu est d’autant plus prégnant que les données archéologiques sont rares et dispersées, souvent peu explicites, et laissent une large place à l’extrapolation, voire à l’imaginaire. Néanmoins, ces données ne sont pas inexistantes et elles livrent un certain nombre de faits concrets, pour ne pas dire têtus. Pourtant, leur étude et leur interprétation ne se sont pas toujours affranchies des contextes historiques, sociaux et politiques dans lesquels elles prenaient place. Dès la naissance de la préhistoire, des controverses teintées d’idéologie se sont fait jour. Il en est ainsi de celle sur les origines de l’Homme, incarnée par Armand de Quatrefages et Gabriel de Mortillet. Le premier, conservateur, s’opposait aux théories polygénistes, et défendait une origine unique de la lignée humaine, une idée qui permettait d’entretenir un compromis entre le récit biblique et les avancées scientifiques1. Le second, socialiste, anticlérical acharné et progressiste, soutenait la théorie contraire : selon lui, la pluralité physique et culturelle des groupes humains à travers le monde ne pouvait s’expliquer que par l’existence de plusieurs origines, de plusieurs lignées. Bien qu’argumentées, ces deux positions n’en reflétaient pas moins les préoccupations politiques des deux hommes, à un moment où progressistes et défenseurs de l’Église et de l’Ordre moral s’affrontaient, à l’aube de la Troisième République, et imprégnaient le monde intellectuel de leurs divergences2.
Les femmes préhistoriques vues à travers un prisme masculin
Dès le siècle des Lumières, les rôles des femmes préhistoriques dans les domaines productifs, économiques, sociaux ou encore symboliques ont fait l’objet d’un intérêt particulier. Le propos était souvent de démontrer que leur condition s’inscrivait dans la nuit des temps, et elles étaient généralement dépeintes associées à la domus, au foyer, s’occupant des enfants et des affaires domestiques. Par exemple, Jean-Jacques Rousseau, dans sa tentative de retracer l’origine des inégalités, fait remonter la division des rôles entre les femmes et les hommes au moment où l’humanité serait passée de l’état de nature, où chacun et chacune satisfaisait individuellement les besoins de son existence, à celui de société : les unes se seraient alors spécialisées dans la garde du foyer et des enfants, les autres dans l’acquisition de la subsistance3. Au fond, Rousseau n’a fait que projeter dans un passé encore imprécis une conception du rôle des femmes conforme à la société dans laquelle il évoluait et qui, selon lui, était destinée à se maintenir toujours, quels que soient les progrès de la souveraineté populaire qu’il défendait par ailleurs4.
Au siècle suivant, Engels, tout à sa tâche d’illustrer la théorie matérialiste de l’histoire, impute l’asservissement des femmes à l’émergence des classes sociales, survenue avec le développement de l'élevage et de l'agriculture, la production de surplus et la recherche d’une plus grande productivité. C’est à ce moment précis que les femmes auraient perdu leur autonomie5. Pourtant, selon lui, les rôles des femmes et des hommes, qu’il calque sur ceux de la société du XIXe siècle, n’auraient pas varié : au « stade inférieur de la barbarie » comme au « stade supérieur »6, les femmes auraient fait la cuisine, fabriqué les vêtements, effectué toutes les activités domestiques ; les hommes, eux, auraient assuré la subsistance de la maisonnée. Mais l’accroissement de la production par l’économie agricole et la propriété privée auraient permis aux hommes de produire plus qu’il n’était nécessaire et de s’enrichir, donnant ainsi une valeur marchande au travail productif. Cantonnées à la sphère domestique, les femmes auraient été exclues de ce processus et, comme elles exerçaient des tâches désormais sans valeur et qu’elles étaient dépendantes des hommes pour leur subsistance, leur travail aurait été déprécié et leur émancipation serait devenue impossible. Seule la lutte des classes pouvait, selon Engels, les affranchir.
Émile Bayard : « Une famille à l’âge du renne », gravure extraite de L’Homme primitif, de Louis Figuier, Hachette, 1870.
Les femmes des sociétés les plus anciennes furent également réputées avoir détenu une sorte de pouvoir – ou de supériorité – sur les hommes, que la suite de l’histoire leur aurait retirée. Ce pouvoir se fonderait sur leur capacité de procréation. Ainsi, pour Johann Bachofen7, les femmes des origines, telles qu’il a cru les trouver dans les mythes antiques, auraient exercé une gynécocratie primitive fondée sur la filiation maternelle – la seule certaine en ces époques reculées – et auraient fait régner la paix, l’amour et la piété, autant de qualités réputées féminines au XIXe siècle. Au début du XXe siècle, Robert Briffault, dans le prolongement de Bachofen, affirme que la maternité est le facteur principal de la supériorité des femmes dans les groupes préhistoriques : le caractère « sauvage » et démonstratif avec lequel les mères des sociétés primitives observées par l’ethnologie interagissent avec leurs enfants en serait un vestige, la civilisation – autrement dit le patriarcat – n’ayant pas encore permis de domestiquer leurs sentiments « naturels »8. Chez Briffault, le sexisme se teinte aussi d’une pointe de racisme.
Qu’il s’agisse de Rousseau, d’Engels ou de bien d’autres, les femmes des origines sont vues d’abord à l’image des femmes qui sont leurs contemporaines : la sphère domestique est leur domaine, la paix, le partage et la générosité commandent leurs rôles sociaux. Avant que leur capacité procréatrice ne soit « domestiquée », elles régnaient sur un monde matrilinéaire. Presque toujours, ces points de vue justifient ou se fondent sur l’ordre social qui les entoure, même quand ils se placent dans une perspective d’évolution, que celle-ci soit effective (le passage au patriarcat, que Briffault considère comme une caractéristique des sociétés de niveau supérieur) ou à conquérir (l’abolition des classes et l’émancipation des femmes chez Engels). Ces conceptions qui, aujourd’hui, nous paraissent désuètes et pleines de préjugés, peuvent-elles être mises sur le compte d’une époque révolue où les connaissances archéologiques et anthropologiques étaient moins développées, la pratique scientifique moins rigoureuse et les interprétations entachées de biais ethnocentrés ? La suite du XXe siècle puis le XXIe siècle, avec leurs lots d’avancées technologiques et scientifiques, ont-ils permis d’établir une démarche archéologique objective ? Autrement dit, l’époque actuelle a-t-elle su éviter le piège des savoirs situés dans notre perception des femmes préhistoriques ?
Les femmes préhistoriques sous un autre angle : archéologie féministe
Les femmes préhistoriques deviennent un objet d’étude à part entière avec l’émergence de l’archéologie du genre. On peut situer ce moment à la fin des années 1960 et durant les années 1970, à l’issue de la « Deuxième Vague féministe ». À cette époque, le contexte politique est, pour les femmes, à la revendication de l’égalité salariale, de la reconnaissance professionnelle et de l’accès aux postes importants. Il est aussi parfois à l’affirmation des différences entre les hommes et les femmes, certaines féministes prônant, plutôt qu’un effacement des genres, la valorisation des particularités du sexe féminin à l’égal de celles du sexe masculin. C’est dans ce contexte que sont publiés, en 1968, les actes du colloque « Man the Hunter » qui s’est tenu à Chicago en 19669. Centré sur les sociétés de chasseurs-cueilleurs subactuelles et préhistoriques, cet ouvrage est souvent cité comme un réservoir de points de vue de chercheurs masculins pour qui le chasseur serait la figure centrale, et qui auraient ignoré les femmes et leurs activités10. En réalité, il traite de questions bien plus larges que ne le laisse entendre son titre : l’objectif était en effet de recenser, chez les chasseurs-cueilleurs subactuels, les systèmes de subsistance, la structure sociale, la division du travail, les systèmes matrimoniaux, ou encore les modèles de résidence, la démographie ou l’exercice de la justice, et de tenter d’en saisir les traces dans les temps préhistoriques. Il s’agit aussi de l’un des premiers ouvrages anthropologiques où la question du travail des femmes, par exemple la collecte des ressources végétales à des fins alimentaires, était posée11.
Dans le prolongement de « Man the Hunter », s’ouvrira par la suite un débat sur la place des femmes dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, préhistoriques comme préindustrielles. En 1977, une table ronde est organisée à Stavanger, en Norvège. Elle porte pour titre « Were they all men ? » et avait pour ambition d’explorer le rôle des femmes et des enfants de la Préhistoire et, pour ce faire, de repérer, dénoncer et corriger les biais masculins dans les études archéologiques. D’autres ouvrages paraissent à la fin des années 1970 et au tout début des années 1980. L’un d’eux, intitulé « Woman the Gatherer »12, est conçu comme le pendant féminin de « Man the Hunter » et propose un tour d’horizon des activités féminines chez les chasseurs-cueilleurs. Après celui des femelles chimpanzés, dont les comportements d’accouplement se tourneraient préférentiellement vers les mâles qui leur dispensent toilettage et nourriture, différents cas d’étude sont exposés. L’accent y est mis sur les rôles des femmes dans la production des moyens de subsistance, les décisions politiques, les rituels ou encore les représentations symboliques. C’est également dans ce livre que sont décrits les Agta des Philippines où les femmes chassent avec des arcs et des flèches13, exemple fréquemment cité pour envisager l’hypothèse de chasseuses préhistoriques14. De façon plus générale, ces ouvrages envisagent le rôle des femmes principalement sous l’angle des activités de cueillette et de préparation des mets, ainsi que sous celui de leur capacité reproductive, le tout s’exerçant dans un esprit de partage et de coopération avec les hommes. Au passage, notons que ce point de vue se rapproche de l’idée de la Déesse-mère préhistorique (ou Grande Déesse), reprise et développée dans les années 1970 et 1980 par Marija Gimbutas, pour qui une religion préhistorique à visage féminin aurait prévalu jusqu’à l’instauration du patriarcat par des envahisseurs Indo-européens au IIIe millénaire avant notre ère. Les valeurs véhiculées par ce culte de la Déesse-mère évolueraient autour du partage, de la concorde et de la paix dans une société dite « matristique », gouvernée par les femmes à parité avec les hommes15. Bien que largement réfutée car fondée, notamment, sur des données archéologiques disparates, mal datées et largement sur-interprétées, cette conception continue d’être régulièrement relayée dans la littérature archéologique ou anthropologique pour appuyer l’idée d’une forme de matriarcat préhistorique16.
Frances Dahlberg (dir.), Woman the Gatherer, New Haven, Yale University Press, 1981.
On sera peut-être surpris de constater qu’en définitive, il existe peu de différences entre les conceptions anciennes et celles dont il vient d’être question : la maternité, les travaux domestiques, la coopération et le partage sont au centre de ce qui ferait une femme préhistorique, au XIXe comme au XXe siècles. L’irruption du concept de genre en archéologie va-t-elle changer la donne ?
Archéologie des femmes et archéologie du genre
L’archéologie des femmes et du genre prend son plein essor dans les années 1980, principalement en Europe du Nord et aux États-Unis. Elle donne lieu d’abord à une critique féministe de l’archéologie qui s’inspire de la notion de « savoirs situés » (situated knowledges)17. Selon celle-ci, toute recherche scientifique, depuis la définition de son objet jusqu’aux interprétations, est fondée sur des préjugés androcentrés propres à l'organisation sociale et aux systèmes de pensée dans lesquels évoluent les chercheurs et qui agissent tel un miroir déformant sur les pratiques et les résultats. À cet égard, dans leur article de 1984, Margaret Conkey et Janet Spector, deux fondatrices de l’archéologie du genre et des femmes, affirment que « l’“invisibilité” archéologique des femmes est davantage le résultat d'une fausse notion d'objectivité et des paradigmes de genre employés par les archéologues que d'une invisibilité inhérente à ces données18 ». Pour restituer aux femmes préhistoriques toute leur place, il faut donc repérer, dénoncer et corriger les biais transférés dans l’étude du passé et en particulier ceux qui ressortent de la domination masculine et du patriarcat modernes.
Cette démarche a attiré l’attention sur deux aspects fondamentaux : d’une part, sur la nécessité d’aborder les thématiques de genre dont la faculté structurante dans les organisations sociales a été démontrée par les sciences humaines ; d’autre part, sur la pratique archéologique, en s’interrogeant sur la part de l’environnement culturel des archéologues dans leurs approches et leurs interprétations des vestiges de la Préhistoire. Mais a-t-elle pour autant dégagé l’étude des femmes d’une vision fondée sur les contingences politiques du moment ?
Pas toujours. Même s’il concerne une période récente, un ouvrage est emblématique de l’intrication entre politique, femme et archéologie. Dans « What This Awl Means ? », Janet Spector retrace la démarche qui l’a conduite à revoir son approche archéologique des Indiens Dakota19 : elle établit le constat que les études, méthodes et concepts archéologiques ont été faits par des hommes, que la question des femmes n’y figurait jamais et que les populations concernées, Indiens natifs et femmes, n’y étaient pas impliquées. Selon elle, sous peine de produire un savoir biaisé, il est indispensable d’associer ces populations à la fouille et à l’étude archéologiques, depuis la décision de fouiller jusqu’à l’interprétation, ce qu’elle a fait dans son étude sur les femmes Dakota du site archéologique de Little Rapids (Minnesota)20. Il s’agit donc d’une démarche archéologique sous-tendue par un contexte politique sensible, où archéologues et descendants directs des populations étudiées se confrontent face à l’histoire des États-Unis, dont les plaies sont encore ouvertes. Toutefois, dans ce cas précis mais aussi dans d’autres, l’apport de la démarche archéologique à la connaissance du genre reste modeste car l’essentiel des informations sur les modes de vie indiens proviennent des récits écrits (par des missionnaires, des commerçants…) ou oraux (par les Indiens eux-mêmes). Ici, l’étude du site archéologique permet surtout de détecter l’emplacement des activités de pelleterie effectuées notamment avec un poinçon (d’où le titre), et d’illustrer le propos.
What This Awl Means Feminist Archaeology at a Wahpeton Dakota Village de Janet D. Spector.
Cette conception, qui se revendique du féminisme, ne se limite pas au cas de l’archéologie des périodes récentes aux États-Unis. Dans son étude de l’habitat du site d’Opovo en Yougoslavie, Ruth Tringham y recourt pour aborder la question des femmes dans ce village néolithique. D’abord, elle considère que la maisonnée est le lieu par excellence pour aborder les femmes préhistoriques, puisque leur présence y est « garantie21 ». Ce faisant, elle s’inscrit résolument dans l’idée traditionnelle établissant un lien entre sphère domestique et femmes. Mais, selon elle, ce ne sont pas les rapports de genre, ni même une quelconque division du travail, qu’il s’agit de percevoir dans les vestiges matériels des unités domestiques fouillées. Il convient avant tout de faire preuve « d’imagination » pour donner visages et sentiments aux occupantes disparues et, dans cette démarche, les données archéologiques ne sont effectivement d’aucun secours. La contribution de Tringham à la connaissance des femmes néolithiques se limite à un petit texte où elle imagine, selon ses termes, les sentiments d’une femme devant l’incendie volontaire de sa maison, à la suite du décès du chef de la maisonnée.
Plus qu’une archéologie du genre, on est ici dans une archéologie « genrée », faite par des femmes pour des femmes, avec des préoccupations – un peu désuètes à mon avis – de femmes. Ce type d’approche est théorisé notamment dans un dossier paru en 2007 dans le Journal of Archaeological Method and Theory et intitulé « Doing Archaeology as a Feminist ». Des préhistoriennes y détaillent les critères à prendre en compte pour atteindre l’objectif d’une archéologie pleinement féministe : aborder des questions pertinentes pour les femmes et plus généralement pour les groupes sociaux opprimés ; produire la connaissance collectivement afin de contrecarrer les pratiques archéologiques dominantes ; se livrer à une critique féministe sur la manière dont les connaissances sont produites, que celles-ci résultent d’un point de vue conventionnel ou de la théorie féministe22. Les tenantes de l’archéologie féministe regrettent même l’émergence, dans les années 1990, d’une archéologie du genre qui aurait fait perdre de son poids à la critique féministe tout en provoquant un appauvrissement de la première en la privant des ressources de la seconde23. Il s’agit avant tout d’une approche politique assumée où l’archéologie du genre est considérée comme trop restrictive devant l’ampleur des questions abordées par l’archéologie féministe24. Ici, l’objet politique, le féminisme, est une fin en soi de la pratique archéologique. Mais les résultats, en termes de connaissance archéologique, restent maigres et, on l’a vu, leurs prémisses ne se démarquent pas vraiment d’une conception essentialiste du rôle des femmes.
Certaines archéologues, qui reconnaissent par ailleurs l’enracinement fort de l’archéologie du genre dans le féminisme, considèrent que ces démarches s’inscrivent dans un agenda davantage politique que scientifique et qu’il faut s’en démarquer si l’on veut définir les méthodes et les théories du genre archéologique25. Mais la conception essentialiste des femmes du passé reste encore aujourd’hui vivace, notamment au sein de l’archéologie du genre qui s’est développée en Europe ces vingt dernières années. Certaines archéologues continuent de voir les femmes du passé comme des êtres en charge de la transformation des denrées et de la préparation de la nourriture, du tissage et du soin prodigué aux vieillards, aux malades, aux enfants, etc. Ces activités laissant parfois des traces matérielles (foyers dédiés à la cuisine, reliefs de repas, ateliers, outils et autres zones de mouture, etc.), il suffirait de les détecter pour percevoir les rôles des femmes26. Cette erreur de raisonnement s’explique en partie par le fait que les données anthropologiques sont très souvent conformes à ce schéma. Mais si l’on considère l’adéquation comme automatique sans jamais la questionner, l’étude du genre perd une partie de son objet.
Par ailleurs, dans de nombreuses publications parues depuis les années 1990 sur l’archéologie du genre, la nécessité de s’abstraire du modèle patriarcal occidental est répétée comme un mantra27 : il faut que les archéologues fassent preuve d’ouverture d’esprit car les sociétés préhistoriques n’étaient sans doute pas organisées selon cette conception binaire et androcentrée du genre, où les hommes dominent et où les femmes sont dominées. Dans une certaine mesure, ceci est probablement vrai. Mais pour contrer ces biais, diverses notions forgées par les sciences humaines sont mobilisées et appliquées sans précaution à l’archéologie. Parmi ces notions, citons l’hétérarchie et l’agentivité. La première est une organisation favorisant la coopération entre les agents sociaux qui peuvent appartenir à un ou plusieurs systèmes sociaux hiérarchisés ou non, évolutifs ou non, et dans lesquels ils interagissent à divers niveaux en fonction de leur place ou de leur rang hiérarchique dans les systèmes. La seconde, qui est parfois présentée comme une composante de l’hétérarchie, consiste à affirmer que les individus sociaux, femmes ou hommes, ont une marge de manœuvre pour négocier et faire évoluer les rapports sociaux. Ainsi, hommes et femmes préhistoriques ont pu (ont dû ?) exercer leur agentivité, dans un cadre hétérarchique ou non, et ainsi, résister aux normes sociales imposées, les détourner et les faire évoluer. Outre que l’on se prive des moyens de définir les normes sociales en question, ces notions ont une fâcheuse tendance à être mobilisées afin de justifier une « interprétation nuancée » des données archéologiques dès lors qu’elles semblent faire ressortir des indices en faveur de la subordination des femmes et de la domination des hommes. C’est ainsi qu’est interprétée, par exemple, la dichotomie entre les représentations féminines mutilées et en posture de soumission au sein de la capitale aztèque et celles que l’on trouve dans les provinces de l’empire et qui ne présentent pas ces particularités : cette dichotomie traduirait une résistance à l’idéologie de la domination masculine qui peut, de ce fait, être relativisée, dans les provinces mais aussi dans la capitale aztèque elle-même28. S’il est fort probable que les territoires tributaires des Aztèques aient exercé une forme de résistance et que les gravures de femmes et d’hommes mutilés aient pu servir la mainmise de l’empire aztèque sur ces régions, de tels raisonnements conduisent à écarter l’étude des rapports de genre avant même de l’avoir entreprise.
Quant à la notion de fluidité du genre, elle trouve parfois des applications surprenantes en archéologie préhistorique. Ainsi, la fluidité du genre durant cette période, qui au demeurant n’a jamais été démontrée (mais peut-elle l’être ?), est réputée nourrir les arguments en faveur de l’altérabilité des normes androcentriques et hétérosexistes du présent : si le genre était fluide dans ces temps reculés, alors, le patriarcat n’ayant pas toujours existé, il sera plus facilement renversé29. Ce raisonnement fait écho à tous ceux tenus depuis un siècle et demi sur le matriarcat primitif. S’il convient d’être prudent quant à l’interprétation des données archéologiques en matière de genre, ces notions fondées sur l’observation directe de populations vivantes ne peuvent être transférées abruptement aux études préhistoriques. Les processus qu’elles décrivent ont certainement existé par le passé et ils constituent probablement des facteurs importants dans l’évolution de l’humanité. Mais leurs manifestations archéologiques sont difficiles à détecter, surtout en contexte préhistorique où les phénomènes sociaux sont souvent insaisissables. L’agenda de tels parti-pris paraît dès lors strictement politique et, paradoxalement, les « savoirs situés » précédemment dénoncés ressurgissent dans un registre symétriquement opposé.
Après #MeToo
D’autres approches archéologiques existent, qui s’efforcent de saisir les manifestations matérielles du genre, les seules accessibles à l’archéologie, et apportent des données significatives sur le genre au passé30. Par ailleurs, l’intersectionnalité31, qui est devenue un courant important des études sur le genre, trouve des applications concrètes et pertinentes en archéologie. En effet, elle vise à mettre en exergue la diversité des genres en intégrant divers paramètres tels que l’âge, l’origine, le statut social, etc. : autant d’aspects revêtant une certaine matérialité perceptible dans les données archéologiques (étude des ossements, des mobiliers insérés dans les tombes, analyses chimiques, etc.). Elle rejoint également la définition proposée très tôt par Conkey et Spector, qui envisagent le genre comme un ensemble de paramètres conditionnés, entre autres, par « le statut, la classe, l’ethnie et la race32 ».
Mais aux côtés de ces approches, il reste que, jusqu’à une période très récente, la vision des femmes préhistoriques est demeurée stable depuis les premiers écrits du XVIIIe siècle : elles sont vues comme des mères, nourricières, domestiques, soigneuses, en charge du bien-être, promotrices d’un monde de paix et de partage, etc. Le récit sur les femmes, après presque deux siècles d’enrichissement des connaissances sur la Préhistoire, peine à se dégager de cette vision essentialiste. Cette dernière est pourtant décriée par la plupart des féministes modernes car les femmes y sont réduites à leur corps – pour ne pas dire à leur utérus – et aux qualités perçues comme inhérentes à la maternité tels que le soin, la douceur, la justice, le partage, etc. C’est déjà ce que relevait Cynthia Eller33 quand elle alertait sur l’ambigüité du mythe du matriarcat primitif qui véhicule des valeurs semblables, et enferme les femmes préhistoriques dans la sphère domestique qu’elles n’auraient par conséquent jamais quittée. C’est sans doute pour répondre à cette nécessité de modernisation du discours féministe qu’une autre dimension a été introduite très récemment : la working woman, émancipée, contrôlant sa fécondité, choisissant ses partenaires, et œuvrant à parité aux côtés des hommes pour le bien du groupe familial, voire exerçant des activités prestigieuses implicitement attribuées aux hommes, tels que la chasse au grand gibier ou l’art pariétal. Pourtant, ce monde préhistorique, qui serait composé d’individus tolérants et ouverts à la différence, ressortit, encore et toujours, à un idéal où régneraient l’harmonie et la concorde, notamment entre les sexes34. Il n’est sans doute pas anodin que cette vision augmentée des femmes préhistoriques intervienne après le phénomène #MeToo : selon cette version, l’égalité homme/femme, qui constitue aujourd’hui un enjeu majeur, aurait existé dans le passé et il ne tiendrait qu’à nous de la faire renaître. Mais, tout comme le mythe du matriarcat préhistorique dont le succès, depuis des décennies, repose sur l’illusion qu’il fournirait un point d’appui pour l’émancipation future des femmes, la working woman paléolithique n’est qu’un avatar de nos aspirations actuelles. C’est plaisant, mais ce n’est ni de la science ni du féminisme. Quelle qu'ait été la situation des femmes préhistoriques, cela n’augure en rien de ce que cette situation deviendra et il n’est nul besoin d’en appeler à une Préhistoire rêvée pour faire avancer la cause des femmes.
Notes
1
Voir la conférence en ligne de Jean-Jacques Hublin : « Préhistoire et origines de l'Homme : une affaire politique ? », Paris, Collège de France, juin 2022.
2
Nathalie Richard, « La revue L’Homme de Gabriel de Mortillet. Anthropologie et politique au début de la Troisième république », Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, Nouvelle Série, t. 1, fascicule 3-4, 1989, p. 231-255.
3
« Les premiers développemens du cœur furent lʼeffet dʼune situation nouvelle qui réunissoit dans une habitation commune, les maris & les femmes, les peres & les enfans […]; & ce fut alors que sʼétablit la premiere différence dans la maniere de vivre des deux sexes, qui jusquʼici nʼen avoient [93] eu quʼune. Les femmes devinrent plus sédentaires, & sʼaccoutumerent à garder la cabane & les enfans; tandis que lʼhomme alloit chercher la subsistance commune » (Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754, édition en ligne 2012 www.rousseauonline.ch).
4
Voir à ce sujet Émile ou de l’éducation (1762), Livre V, édition en ligne 2012 (www.rousseauonline.ch) : «…toute lʼéducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer & honorer dʼeux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable & douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, & ce quʼon doit leur apprendre dès leur enfance. »
5
Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. À propos des recherches de L. H. Morgan, Moscou, Éditions du Progrès, 2012 [1884].
6
Terminologie reprise de Lewis Henry Morgan dans La Société archaïque (1877). S’il fallait donner un parallèle approximatif selon notre chronologie actuelle, les débuts de la « Barbarie » correspondent au Néolithique, et son « stade supérieur » à l’Âge du Fer.
7
Johann Jakob Bachofen, Le Droit des mères dans l’Antiquité, 1861, préface de l’ouvrage Das Mutterrecht, traduit et publié, ainsi que la table analytique des matières, par les soins du Groupe français d’études féministes, Paris, 1903.
8
« Among the women of uncultured races maternal love is in many respects more conspicuous than is usually the case with civilised women, in whom sentiments and impulses are subject to more complex controlling forces. » (Robert Briffault, The Mothers, 1927, p. 42-43).
9
Richard B. Lee et Irven DeVore (dir.), Man the Hunter, Chicago, Aldine Pub, 1968.
10
Il faut dire qu’il ne comptait que six femmes sur les soixante-sept contributeurs.
11
Notons qu’une bonne partie de celles et ceux qui le critiquent aujourd’hui ne semblent pas l’avoir lu. Voir à ce sujet les erreurs relevées par Fabien Abraini sur son blog : https://anthropogoniques.com/2022/06/17/quelques-erreurs-communes-a-propos-de-man-the-hunter.
12
Frances Dahlberg (dir.), Woman the Gatherer, New Haven, Yale University Press, 1981.
13
Agnes Estioko-Griffin et P. Bion Griffin, « Woman the Hunter: The Agta », in Frances Dahlberg (dir.), Woman the Gatherer, New Haven, Yale University Press, 1981, p. 121-140.
14
Voir notamment Sophie Archambault de Beaune, « A Critical Analysis of the Evidence for Sexual Division of Tasks in the European Upper Paleolithic », in K. A. Overmann et F. L. Coolidge (dir.), Squeezing Minds From Stones: Cognitive Archaeology and the Evolution of the Human Mind, Oxford University Press, 2019 ; Thomas Cirotteau, Jennifer Kerner et Éric Pincas, Lady Sapiens. Enquête sur la femme au temps de la Préhistoire, Paris, Les Arènes, 2021.
15
Marija Gimbutas, The Language of the Goddess, San Francisco, Thames and Hudson, 1989 (trad. fr. Le Langage de la déesse, Paris, Éditions des Femmes, 2005).
16
Voir par exemple Heide Goettner-Abendroth, Les Sociétés matriarcales. Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde, Paris, Éditions des Femmes - Antoinette Fouque, 2019.
17
Donna Haraway, « Situated Knowledges : the Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, vol. 14, n° 3, 1988, p. 575-599 ; Eleanor Burke Leacock, Myths of Male Dominance: Collected Articles on Women Cross Culturally, New York et Londres, Monthly Review Press, 1981 ; Eleanor Burke Leacock « Status in Egalitarian Society: Implications for Social Evolution », Current Anthropology, vol. 19, n° 2, 1978, p. 247-255.
18
Margaret Conkey et Janet Spector, « Archaeology and the Study of Gender », in Michael B. Schiffer (dir.), Advances in Archaeological Method and Theory, Cambridge, Academic Press, 1984, t. 7, p. 1-38.
19
En Amérique du Nord, les cultures et populations natives jusqu’à l’arrivée des Européens sont souvent englobées dans la Préhistoire.
20
Janet Spector, What this awl means? Feminist Archaeology at a Wahpeton Dakota Village, St. Paul, Minnesota Historical Society Press, 1993.
21
Ruth Tringham, « Households with Faces: the Challenge of Gender in Prehistoric Architectural Remains », in Joan Gero et Margaret Conkey (dir.), Engendering Archaeology. Women and Prehistory, Cambridge, Blackwell, 1991, p. 93-131. p. 101 : « The “household scale of analysis” is the vehicle with which we may possibly make the inivisible women of prehistory and their production visible, since at this level- the minimal unit of social reproduction- their presence can be guaranteed. »
22
Alison Wylie, « Doing Archaeology as a Feminist: Introduction », Journal of Archaeological Method and Theory, vol. 14, n° 3, 2007, p. 209-216.
23
Liv Helga Dommasnes, « Women in Archaeology in Norway: Twenty Years of Gendered Archaeological Practice and Some Thoughts about Changes to Come », Aegaeum, 2009, p. 3–8.
24
Ericka Engelstad, « Much More than Gender », Journal of Archaeological Method and Theory, vol. 14, n° 3, 2007, p. 217-234.
25
Voir entre autres : Marie Louise Stig Sørensen, Gender Archaeology, Cambridge, Polity Press, 2000.
26
Voir par exemple : Eva Alarcón García et Margarita Sánchez Romero, « Maintenance Activities as a Category for Analysing Prehistoric Societies », in Liv Helga Dommasnes, Tove Hjørungdal, Sandra Montón-Subías, Margarita Sánchez Romero et Nancy L. Wicker (dir.), Situating Gender in European Archaeologies, Budapest, Archaeolingua, 2010.
27
Voir entre autres : Margaret Conkey et Joan Gero, « Programme to Practice: Gender and Feminism in Archaeology », Annual Review of Anthropology, vol. 26, 1997, p. 411-437 ; Diane Bolger, « Introduction: Gender Prehistory. The Story so Far », in Diane Bolger (dir.), A Companion to Gender Prehistory, Oxford, Wiley/Blackwell, 2013.
28
Elizabeth M. Brumfiel, « Figurines and the Aztec State: Testing the Effectiveness of Ideological Domination », in R. P. Wright (dir.), Gender and Archaeology, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1996, p. 143-146.
29
Diane Bolger, « Introduction: Gender Prehistory. The Story so Far », in Diane Bolger (dir.), A Companion to Gender Prehistory, Oxford, Wiley/Blackwell, 2013, p. 56.
30
Voir entre autres : Marie Louise Stig Sørensen, Gender Archaeology, Cambridge, Polity Press, 2000 ; Roberta Gilchrist, Gender and Archaeology. Contesting the Past, Londres/New York, Routledge, 1999.
31
Notion définie par Kimberlé Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex. A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, vol. 1, n° 8, 1989, p. 139-167.
32
Joan Gero et Margaret Conkey (dir.), Engendering Archaeology. Women and Prehistory, Cambridge, Blackwell, 1991, p. 9.
33
Cynthia Eller, The Myth of Matriarchal Prehistory. Why an Invented Past Won’t Give Women a Future, Boston, Beacon Press, 2000.
34
Marylène Patou-Mathis, L’Homme préhistorique est aussi une femme. Une histoire de l’invisibilité des femmes, Paris, Allary Éditions, 2020 ; Thomas Cirotteau, Jennifer Kerner et Éric Pincas, Lady Sapiens. Enquête sur la femme au temps de la Préhistoire, Paris, Les Arènes, 2021.