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Contrepoisons, contrepoints et entre-mondes
portrait de la philosophe Seloua Luste Boulbina

Seloua Luste Boulbina

Seloua Luste Boulbina est philosophe, chercheuse associée (HDR) au Laboratoire du changement social et politique de l’université Paris-Diderot et autrice de nombreux ouvrages, dont L’Afrique et ses fantômes (Présence africaine, 2015) et Le Singe de Kafka et autres propos sur la colonie (les presses du réel, 2020). Née en France en 1957, elle a grandi dans l’Algérie récemment indépendante avant de revenir dans son pays de naissance pour des études supérieures qui la mèneront à l’agrégation de philosophie, qu’elle prépare en tant qu’auditrice libre à l’ENS-Sèvres. Elle complètera sa formation par un cursus en sciences politiques à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle est attachée scientifique à l’Institut Pierre Mendès France (1989-1992). Elle enseigne la philosophie en classes préparatoires aux grandes écoles à Paris et la théorie politique à l’Institut d’études politiques de Paris (1990-2005). Chargée du séminaire « Penser la colonie », au Collège international de philosophie (2006-2009), elle dirige ensuite le programme « La décolonisation des savoirs » (2010-2016). Elle passera deux ans en Nouvelle-Calédonie (2020-2021), comme chargée de mission d’inspection. Elle a été professeure invitée à l’université normale de Pékin, en Chine (2013), à l’université Gaston Berger de Saint-Louis, au Sénégal (2014), et à l’université de Brasilia, au Brésil (2019). L’œuvre philosophique de Seloua Luste Boulbina aborde les questions coloniales et postcoloniales en faisant appel à de nombreux registres de discours, à la fois scientifiques ou académiques (psychanalyse, histoire, anthropologie…) et extra-académiques (arts, littérature). Elle a publié cette année deux nouveaux ouvrages : Malaise dans la décolonisation. Terres éparses et îles noires (les presses du réel, 2025) et Sortir de terre. Une philosophie du végétal (Jimsaan et Zulma, 2025). Était paru, en 2022, Alger-Tokyo. Des émissaires de l’anticolonialisme en Asie (les presses du réel).

Adama Ouattara-Sanz – Il me semble qu’un fil directeur pour cheminer dans votre œuvre pourrait être celui d’un projet de philosophie critique postcoloniale. Cela serait toutefois insuffisant pour saisir la spécificité de votre travail, tant la notion de postcolonialisme possède aujourd’hui de formes diverses, parfois opposées. Pour préciser les choses, on pourrait notamment retenir de l’introduction de votre livre Les Miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie), publié en 2018, les deux points suivants : une philosophie postcoloniale ne saurait être une doctrine, elle est bien plutôt un cheminement critique qui nécessite une « désorientation », et elle a pour particularité d’articuler l’énoncé et l’énonciation. Ces éléments permettent-ils de caractériser une spécificité de la pensée postcoloniale ? Quels autres éléments seraient nécessaires pour définir le postcolonialisme ?

 

Seloua Luste Boulbina – Mon projet est effectivement de développer une philosophie critique postcoloniale. Une philosophie politique critique n’emprunte pas le langage des politiques ou des journalistes. Elle recourt au langage philosophique pour dire comment et combien le politique, au sens large du terme, est tissé, noué ou défait. Dans mon cas, ce langage est hybride car il est à la fois théorique et empirique. En outre, il m’inclut, dans une préoccupation de méthode : l’usage de la première personne (qui n’est pas seulement grammatical) souligne la réflexivité du savoir situé et l’intérêt pour la clinique plutôt que pour l’anatomie et la dissection. C’est une façon d’élaborer une analyse par le bas et non par le haut, comme on l’apprend, en philosophie, à l’université. Je préfère ainsi les incertitudes caractéristiques d’une recherche aux affirmations dogmatiques ou idéologiques caractéristiques de l’élaboration d’une doctrine, c’est-à-dire d’un prêt à penser réutilisable par d’autres. L’énonciation demeure inimitable et pousse, voire force chacun, pour emprunter ici à Rousseau, à assumer sa liberté de penser. C’est pourquoi – aussi – je ne reprends pas à mon compte le terme de « postcolonialisme » car le colonialisme est le fer de lance des colonisateurs et je ne souhaite pas me placer dans le sillage ou dans l’héritage de ce vecteur. C’est pourquoi je (m’en) tiens au « postcolonial » comme à un prolongement de l’anticolonialisme, une décolonisation qui succède aux luttes pour l’indépendance pour aller plus loin, économiquement, socialement, culturellement.

Les écoles postcoloniales, depuis Saïd, et subalterne, initiée par des Indiens en Inde, sont habitées par la question du sujet : qui parle et qui peut parler ? Qui peut raconter l’histoire et comment ? La sortie des canons européens, ainsi que l’inversion de perspective, sont décisives pour penser les postindépendances qui ont bénéficié aux autochtones, comme celle de l’Inde, en 1947. L’école décoloniale, issue de l’Amérique du Sud, se déploie dans un continent où les indépendances, anciennes, ont bénéficié aux Européens et à leurs descendants, au détriment des peuples autochtones et des populations déportées d’Afrique. Ils ressemblent structurellement aux anciennes métropoles. Elle ne part pas et ne dérive pas de l’indépendance mais de la persistance du schème colonial : la colonialité.

À cette aune, et pour schématiser, l’Algérie relève du postcolonial ; l’Afrique du Sud du décolonial. Dans ce grand continent, un seul pays a été colonialement « épargné » : l’Éthiopie – et encore, puisqu’elle a subi une occupation italienne partielle entre 1936 et 1941. Un autre pays attire l’attention : le Libéria, fondé en 1822 par l’American Colonization Society, destiné à l’immigration des « gens de couleur libres » américains, qui acquiert son indépendance en 1847. Tout le reste du continent a été occupé par les puissances européennes, notamment à partir de la conférence de Berlin, en 1884-1885, qui a réuni quatorze pays, dont les États-Unis, afin de contrôler formellement le continent sur des bases communes. C’est ce que Jacques Berque a nommé « passé intermédiaire1 ».

Ce passé intermédiaire et ses conséquences présentes m’ont poussé à centrer ma recherche sur la question de la décolonisation et sa consistance. Il est clair qu’on ne peut se contenter de slogans et de bréviaires. Décoloniser doit s’entendre objectivement et subjectivement (se décoloniser). Pour en saisir l’enjeu il faut partir d’une double impossibilité : celle de se décoloniser, celle de ne pas se décoloniser. Il n’y a pas d’autoroute, a fortiori déjà tracée. En outre, la décolonisation n’est pas un idéal mais un devenir.

Adama Ouattara-Sanz – Le statut de la subjectivité, et de son devenir, me paraît fondamental dans votre réflexion. La subjectivité est en effet ce qui est nié par le dispositif colonial, et par ce qui en reste : la personne colonisée n’est pas un sujet, ou elle ne l’est qu’au sens de l’assujettissement ; elle n’existe que comme objet du savoir et du pouvoir coloniaux. Là-contre, le discours critique postcolonial consiste en une prise de parole émancipatrice, par laquelle advient une subjectivation. Ainsi, dans votre ouvrage Le Singe de Kafka (2008), le personnage conceptuel éponyme incarne à la fois cette déshumanisation, et cette libération toujours inachevée. L’effacement de la subjectivité rend alors nécessaire une critique de l’historiographie, car l’histoire comme discipline du savoir a le plus souvent échoué à s’écarter de l’objectivation coloniale. Ainsi, vous opposez parfois un oubli libérateur à une « culture historique » qui étouffe l’agir, à travers une lecture de Nietzsche. En quoi l’émancipation décoloniale suppose-t-elle donc un processus particulier de subjectivation, et quel rapport à l’histoire ce processus doit-il entretenir ?

 

Seloua Luste Boulbina – L’expérience vécue, éprouvée subjectivement, ne peut être mise de côté, car elle est structurante et, quelquefois, traumatique. Frantz Fanon l’a remarquablement mis en lumière dans Les Damnés de la terre2. La colonie coule dans leurs veines et atteint tout, en particulier la langue première, ravalée au rang de dialecte et souvent interdite de séjour. L’idéal colonial est celui de sujets rendus sourds et muets, passifs et inertes : des morts vivants, des hommes choses. C’est pourquoi l’extermination fait partie de l’horizon du projet colonial comme stade ultime de la chosification. Mais les entreprises les plus extrêmes ne parviennent jamais à détruire la subjectivation des faits par celles et ceux mêmes qui en étaient jugées inaptes et qui subissent la domination. Ces derniers développent une double vision – entre eux et avec les autres : les Européens pris dans le système colonial – qui peut les rendre au contraire particulièrement aptes à déjouer les pièges raciaux-coloniaux.

 

En ce sens, la même chose peut produire l’aliénation la plus terrible, dans la lactification (ou faux self) par exemple, processus dans lequel le sujet cherche à coller à une image, l’image idéalisée que le « Blanc » a de lui-même ; ou conduire à l’émancipation, en particulier par le biais de l’ironie, marque de fabrique de Rotpeter, le singe de Kafka, qui se décolle de l’image que les « Blancs » ont de lui, et la leur renvoie en miroir. Ce « singe » qui n’en est pas un sait ce que double langage veut dire : humanisme signifie violence coloniale, universalisme veut dire exclusion de la rationalité, etc. Accéder ainsi à ce qui est souterrainement défendu d’un côté, et à ce qui est secrètement désiré de l’autre, est une issue. Hypocrisie du colonialisme versus ironie de l’anticolonialisme. L’hypocrisie impériale vise la domination : ce qui est déclaré politiquement est sans rapport avec ce qui est fait. On l’observe aujourd’hui encore tant le discours sur les « investissements » en Afrique dissimule l’extractivisme prédateur. L’ironie, de l’autre côté, permet de créer une réserve interne de questionnement, une énergie nécessaire à la résistance, ce qu’on pourrait nommer « dialectique négative » : prime la « non-identité ». Tous les impérialismes sont d’abord des mensonges du pouvoir. L’ironie se situe sur le plan d’un savoir qui n’est pas forcément pleinement su, parce qu’il engage une instance singulière, l’inconscient, et exige un travail de réflexion, notamment politique.

C’est bien l’inconscient qu’il faut faire émerger de la scène coloniale ou postcoloniale. Les historiens lui ont largement tourné le dos tant il est, épistémologiquement, perturbant et perturbateur. C’est pourquoi, plutôt que de continuer à opposer histoire et mémoire, j’ai conçu l’histoire comme étant, subjectivement, une architecture intérieure, entre su et non su, transmis et non transmis, subi et agi.

Adama Ouattara-Sanz – Les Miroirs vagabonds commence par la phrase suivante : « Je n’ai jamais séparé la philosophie de la littérature et des arts. » À vous lire, on rencontre effectivement un foisonnement de références artistiques, desquelles se nourrit la réflexion : Kateb Yacine, Assia Djebar, Franz Kafka, le peintre Chéri Samba ou l’artiste plasticienne Fatima Mazmouz cohabitent et interagissent avec Glissant, Fanon, Deleuze ou Spivak. De plus, je crois avoir compris que vous concevez le lieu de la création artistique comme recelant un lien particulier, intime, avec le lieu propre du postcolonial, du voyage et de la migration : ce que vous avez nommé « l’entre-mondes », parfois figuré par un espace flottant, maritime, odysséen. Comment expliquer ce lien privilégié entre création artistique et déterritorialisation postcoloniale ? Y a-t-il des œuvres d’art, ou des artistes, qui auraient été particulièrement déterminantes pour votre travail philosophique ?

 

Seloua Luste Boulbina – Si j’envisage l’espace postcolonial comme un « entre-mondes » flottant, c’est parce, dans la colonie, la terre est confisquée, le sol se dérobe, au propre et au figuré. L’assurance est celle des coloniaux sûrs, coûte que coûte, de leur bon droit. En face, avec l’arasement de l’existence, l’incertitude s’installe, nourrie par la dépossession, les menaces, les exactions, la répression ; puis par l’interculturalité ou la transculturalité. Elle ne disparaîtra pas avec les indépendances, puisque celles-ci sont promesses de nouveaux pays inconnus. Ce sont des espèces et des espaces de migrations qui n’en finissent pas. Qui plus est, les anciennes puissances impériales, et le monde entier, n’ont pas disparu avec les indépendances africaines de la seconde moitié du XXe siècle. Le postcolonial, et ses migrations spécifiques, est l’autre face de la mondialisation, entendue comme un devenir Tout-monde, au sens où Glissant en a parlé. En effet, les Africains, tous polyglottes, se sont de plus en plus affirmés, jusque sur le terrain des Européens. Le fluide est un avantage et un inconvénient : il inquiète, mais facilite le mouvement.

Si, d’autre part, je ne conçois les savoirs qu’en excédant les frontières rigides de l’académie, c’est parce qu’il faut accepter la pluralité des formes et des dispositifs de connaissance. Ce, d’autant que l’académisme et le colonialisme sont, en Europe, consanguins. Le savant est l’analogue du civilisé, le populaire du sauvage ou du primitif. Quand l’Académie française entérine « nénuphar », la fleur de l’eau par excellence, et non « nénufar », c’est pour antiquiser, gréciser et européaniser un terme qui vient pourtant de l’arabe نینوفر, nīnūfar. Le ph nationalise et anoblit en même temps. Cette opération linguistique est emblématique de la colonialité. Le français n’est au fond traité que comme un moyen de distinction sociale et d’affirmation de supériorité.

L’académisme, comme l’a montré Edward Said avec ce qu’il a nommé « théories voyageuses3», est un moyen d’évider les idées de leur sève et de leur vitalité, en défaisant leur lien à la pratique, en les transformant en questions d’école, et de doxographie. Par jésuitisme, le philosophe fait ainsi tendanciellement de la race une notion détachée de tout et de tous, comme si l’absence énonciative du chercheur, pourtant hanté par le fétichisme de l’auteur, était le « nec plus ultra » de la connaissance. C’est pourquoi il faut s’ouvrir aux champs dans lesquels la décolonisation a éclos, s’est profilée et développée avant de pénétrer l’université – la littérature, les arts. Ces espaces sont moins censurés et accueillent plus facilement les innovations et les transformations. Je traite ainsi les œuvres comme des références, non comme les objets d’un savoir que je posséderais déjà par ailleurs ou, pire, comme des illustrations de mon propos. Ce sont des lieux de savoir qui permettent d’élargir les perspectives et de transformer les langages. Pour moi, en effet, la décolonisation des savoirs n’engage pas seulement les discours (énoncés) mais les langages (énonciations). Il faut faire droit à la pluralité des savoirs ainsi qu’à la pluralité des expressions, philosophiques, littéraires, artistiques, et autres. L’université française, telle une église, est un espace de reproduction plus que de création et reste par définition conservatrice. Un écrivain ne peut y enseigner.

Adama Ouattara-Sanz – Il faut ajouter que votre œuvre se consacre autant aux enjeux précédents qu’à la réflexion sur le genre et la sexuation. En effet, à la désubjectivation coloniale s’est toujours ajoutée la chosification de l’objet du regard masculin. Dans L’Afrique et ses fantômes, ouvrage paru en 2015 chez Présence africaine, vous traitez notamment de la question du voile et du dévoilement forcé en Algérie. Vous commentez la manière qu’a eue Frantz Fanon d’aborder cette question, en la comparant à la démarche de Gayatri Chakravorty Spivak qui, dans Les Subalternes peuvent-elles parler ?4, pense un problème pouvant être rapproché, sous certains aspects, du précédent : celui du sati (le sacrifice des veuves) en Inde. Dans ces deux cas, à partir desquels s’élabore votre réflexion, les enjeux féministes et postcoloniaux s’entremêlent de manière complexe. Par quels ressorts la désubjectivation des femmes colonisées a-t-elle opéré, et quelles voies d’émancipation celles-ci ont-elles pu emprunter ?

 

Seloua Luste Boulbina – L’Afrique et ses fantômes est consacré à l’histoire comme architecture intérieure, à la langue comme politique interne, et à l’espace sexué. La colonie révèle combien l’empire des corps et leur hiérarchisation occupe l’espace social. Le corps féminin devient, en colonie, objet disponible. Les marins qui abordent Tahiti sous l’autorité de Bougainville se jettent sur les Tahitiennes, les violent, comme si elles leur étaient « offertes », faisant naître le mythe de la vahiné. Puis les Européens leur imposent la « robe mission », destinée à dissimuler ces corps féminins « attirants » en eux-mêmes. En Nouvelle-Calédonie, comme ailleurs, les Européens interdisent et empêchent l’usage de plantes abortives destinées à réguler les naissances, comme si les femmes n’étaient pas libres de disposer de leur corps. De façon générale, la légende dorée du colonialisme soutient que les hommes européens sauvent les femmes extra-européennes de la barbarie des autochtones. C’est un discours qui continue à être tenu, en dépit de l’évidence.

C’est cet agencement que Gayatri Spivak déconstruit dans Les Subalternes peuvent-elles parler ?. Car l’argument, et la politique européenne d’assujettissement total des femmes, ont été mis en œuvre partout, quoique différemment. Pour le dire d’un mot, le patriarcat (international) ne peut jamais combattre le patriarcat (local), y compris dans les colonies d’« outre-mer ». Les femmes se retrouvent donc entre le marteau et l’enclume avec d’un côté, pour l’Algérie, les impositions du patriarcat local (se voiler) et de l’autre celles du patriarcat étranger (se dévoiler). Elles sont ainsi visiblement vouées à être des objets à disposition devant se conformer aux prescriptions masculines. Le comble survient quand les féministes « blanches » entendent sauver les femmes « arriérées » comme si elles savaient mieux que celles-ci ce qui est « bon » pour elles (despotisme) et comme si elles pouvaient jouer le rôle salvateur et miraculeux de chevalier blanc, idéal masculin par excellence.

Dans ma réflexion, j’ai interrogé la position de l’épouse (en Algérie), de la veuve (en Inde) et de l’amante (en Martinique) avec Mayotte Capécia, pseudonyme de Lucette Céranus Combette. Quand elle publie Je suis Martiniquaise5, récit autobiographique, est-elle totalement aliénée, comme le soutient Fanon dans Peau noire, masques blancs6, ou est-elle libre, comme certaines lectures ultérieures l’ont conclu ? Autrement dit, le choix d’un homme blanc pour partenaire sexuel est-il imposé par la valorisation des Blancs ou conquis par la liberté d’une femme noire de condition « modeste » ? Tel est le résultat de la superposition d’un système racial à un système patriarcal. On peut bien sûr estimer qu’ils sont en fait intriqués et donc inséparables. Dans les deux premiers cas, en Algérie et en Inde, il s’agit pour les colonisateurs de faire plier les hommes, indirectement, et, par le fait même, de les féminiser en les dévirilisant.

Adama Ouattara-Sanz – La question suivante voudrait porter, si vous le permettez, sur votre parcours personnel, et les manières de penser que ce parcours a mis en œuvre. L’introduction de L’Afrique et ses fantômes témoigne de votre enfance partagée entre l’Algérie et la France, pour amorcer « une réflexion sur le devenir décolonial ». Le devenir qui a été le vôtre a par la suite donné lieu à un style philosophique qu’on pourrait peut-être qualifier d’éclectique, de par la grande diversité des matières et des références abordées : vous avez écrit à propos d’Edward Saïd, d’Édouard Glissant, mais aussi à propos de Tocqueville, dont vous avez édité plusieurs écrits, et ce après avoir écrit une thèse de science politique sur les « grands travaux » mitterrandiens. Cet éclectisme – si du moins ce terme vous paraît pertinent – est-il une conséquence de la déterritorialisation par quoi se caractérise la pensée décoloniale ? À qui s’adresse cette dernière pensée, quand vous la pratiquez ? En d’autres termes, et dans une terminologie qui vous est chère, pour quel peuple manquant écrivez-vous ?

 

Seloua Luste Boulbina – En préambule, je commencerai par la thèse de sciences politiques : son sujet m’a été imposé par mon directeur après dix-huit mois de recherche sur un sujet totalement différent, que j’avais choisi, et qu’il avait accepté. Le département de sciences politiques de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne était, comme d’autres, très sexiste et visiblement xénophobe. Les propos de certains enseignants étaient proprement abjects et leur comportement problématique. Outre le sexisme, le conformisme, que l’on observe aussi dans le champ intellectuel (revues, maisons d’édition, grandes écoles et universités), abritait une bonne dose de xénophobie, et un ostracisme bien rôdé. En particulier à l’égard des Algériens (et assimilés), notamment, alors, du fait du grand nombre d’anciens fonctionnaires coloniaux et de « rapatriés » dans l’enseignement supérieur. De façon générale, mon parcours a été semé d’embûches, d’entraves, et d’obstacles.

Je me vois comme une philosophe marquée par l’internationalisme, « initialisée » par le panafricanisme, sensible à la migration des idées et, de façon générale, au pluriel. Tocqueville est à mon sens le premier expert français, au sens contemporain du terme. Il se situe dans la zone intermédiaire entre l’Intérieur et les Affaires étrangères : les colonies. Il défend l’abolition de l’esclavage et prône, au lieu de la simple conquête, la colonisation de l’Algérie. Les deux questions sont contemporaines et liées. C’est pourquoi, alors que quasi personne n’incluait la colonie dans ses préoccupations, j’édite Sur l’Algérie7 et Sur l’esclavage8. Plus tard, m’intéressant à la diffusion de Fanon au Japon, et à la politique étrangère intensive menée par le FLN (Front de libération nationale), inscrite dans l’axe afro-asiatique, et couronnée d’une belle victoire diplomatique, je publie Alger-Tokyo. Des émissaires de l’anticolonialisme en Asie (2022). Aujourd’hui, l’analogie entre la France et l’Algérie d’une part, le Japon et la Corée d’autre part, est devenue un classique des études asiatiques. À l’origine de ce rapprochement, la traduction des Damnés de la terre au Japon, en 1968, par Michihiko Suzuki, l’interprète et traducteur des « ambassadeurs » de l’Algérie en guerre basés à Tokyo, grâce auxquels il a découvert Fanon.

J’ai, par le passé, mis en relation Gayatri Chakravorty Spivak et les éditions Amsterdam pour la traduction de Can the Subaltern Speak ?. Comme vous l’aurez compris, ce texte m’avait interpellée. Quand je publie Les Arabes peuvent-ils parler ? chez BlackJack éditions (2011), hommage explicite à Spivak – la même année que je dirige le numéro « Monde arabe : rêves, révoltes, révolutions » de Lignes (2011) –, l’éditrice d’art contemporain Léa Gauthier me donne carte blanche pour un « pile ou face » sur Said : je choisis trois entretiens de Said non traduits, et écris un texte en contrepoint de Said. On sait qu’il accorde une grande importance au contrepoint. J’avais découvert L’Orientalisme lors de sa parution en français et avais senti en l’auteur un ami, comme je l’avais senti aussi avec Fanon. Deux auteurs de mon côté et non, comme j’en avais l’habitude, de l’autre côté. Leur lecture a été un contrepoison (pharmakon). Mon texte est une réflexion sur les lieux : « entre-mondes », « monde arabe », « quelque part ». Il propose de concevoir les écrivains, les artistes, les philosophes, comme des anges (rusul).

J’écris pour un peuple qui manque, non pour un peuple manquant. Après Paul Klee, pour lequel « le peuple manque » à l’art, Deleuze estime que l’art est « destiné » à un « peuple à venir ». Dans L’Image-temps9, Deleuze déclare : « Au moment où le maître, le colonisateur proclament “il n’y a jamais eu de peuple ici”, le peuple qui manque est un devenir, il s’invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer. » Cela peut – doit – s’étendre à la littérature et à la philosophie, pour contribuer à l’invention d’un peuple.

Adama Ouattara-Sanz – Je propose de conclure cet entretien en abordant vos deux livres les plus récents, parus cette année : Malaise dans la décolonisation. Terres éparses et îles noires, paru aux presses du réel début 2025, ainsi que Sortir de terre. Une philosophie du végétal, publié aux éditions Jimsaan et Zulma. À plusieurs égards, ces deux livres me semblent former un ensemble, et se répondent comme par échos, ou encore, pour réemployer le motif saïdien que vous convoquiez plus tôt, comme en contrepoint. La première résonnance significative provient d’un lieu : la Nouvelle-Calédonie, qui intervient peut-être comme un terrain pour votre pensée philosophique – bien que je ne sache pas si vous reprendriez à votre compte cette idée de philosophie de terrain, qui implique une réflexion sur les rapports entre philosophie et ethnologie (réflexion bel et bien présente dans les deux textes qui nous occupent ici, je crois). Dans Malaise dans la décolonisation, les Kanak interviennent à la fois à travers la violence impérialiste et colonialiste subie jusqu’à aujourd’hui, et au prisme d’une dignité que des résistances sans fin parviennent à préserver. À partir de là, le livre prolonge, tout en la déterritorialisant, la réflexion sur l’histoire que nous avons déjà abordée. La notion de réparation joue dans ce cadre un rôle important, notamment dans une dimension que vous nommez « cosmétique », à la faveur d’une réflexion sur l’art. Il me semble que le concept de réparation s’est imposé comme l’une des catégories politiques fondamentales des décolonisations théoriques et pratiques. Mais que s’agit-il au juste de réparer ? Peut-on véritablement demander réparation, ou n’y a-t-il réparation que de soi par soi ?

 

Seloua Luste Boulbina – Je commencerai par la fin. Car la réparation, pour moi, doit s’entendre doublement. D’une part comme une dette que le débiteur (l’ancienne puissance coloniale) doit au créancier (l’ancienne colonie), ce qui engage notamment la problématique de la restitution des biens et des restes humains. D’autre part comme une dette que le créancier se doit à lui-même (côté postcolonial). La première est politique et gouvernementale ; la seconde est collective et individuelle. Il faut restaurer, ou soutenir, la dignité, et recoller les morceaux. Cette réparation peut être cosmétique : assurée par la fiction, littéraire ou cinématographique, par les représentations visuelles, par la musique, la danse, le chant, le théâtre. En forçant le trait, je dirais que dans le premier cas, la dette porte sur les préjudices ; dans le second sur les blessures. Dans le cas français, 210 essais nucléaires, par exemple, ont été réalisés en Algérie et en Polynésie française entre 1960 et 1996, l’année où ils furent internationalement interdits. L’opération Gerboise bleue, au Sahara, fait de la France la quatrième puissance nucléaire mondiale après les États-Unis, l’Union soviétique (actuelle Russie) et le Royaume-Uni. La France s’est-elle occupée de la décontamination et de la prise en charge des conséquences de l’irradiation dont elle est responsable ? Pas du tout. Ni les espaces, ni les populations ne comptent réellement. L’usage abusif du chlordécone dans les départements de Guadeloupe et de Martinique, quand il était interdit en France hexagonale, et ses dégâts pérennes, est un autre problème. Les Français hexagonaux demeurent majoritairement indifférents à l’inertie gouvernementale. Rien n’a été réparé, ni par des dédommagements, ni par des politiques.

Il est clair que je ne suis ni une philosophe normative, ni une historienne de la philosophie, et que les cadres philosophiques universitaires français me paraissent à la fois trop étroits et trop rigides. Avec Malaise dans la décolonisation, peut-être est-il préférable de parler d’expérience plutôt que de terrain. Je n’ai pas procédé à la manière des anthropologues, ou des sociologues, en menant des entretiens ou des enquêtes. Je n’ai pas « fait de terrain » en allant quelque part ailleurs étudier ce qui s’y passe. En revanche, les faits, les problèmes empiriques, soulèvent des interrogations philosophiques, à la condition me semble-t-il d’assurer la transition entre des catégories de « nature » philosophique et les faits eux-mêmes. Ma formation en sciences politiques y a beaucoup contribué car les sciences humaines m’apparaissent, d’une certaine façon, comme un passage pour la philosophie. Je me situe ainsi entre études empiriques et théories philosophiques : en mouvement. Ainsi, en vivant deux ans dans le cadre d’un apartheid de fait, en Nouvelle-Calédonie, je ne pouvais faire l’économie d’une réflexion sur la race, que j’aborde sous trois angles différents et à l’intérieur d’espaces distincts, car la racialisation est un phénomène général qui prend des formes particulières dans des pays qui sont, ou ne sont pas, indépendants. Les peuples autochtones (476 millions de personnes au niveau mondial10) en font les frais partout dans le monde et l’on considère, dans certains milieux, que les questions qui les concernent sont négligeables.

Adama Ouattara-Sanz – Dans Sortir de terre, le style d’écriture mis en œuvre me paraît différent : les textes y sont plus brefs, ponctués d’images et de photographies, et procèdent « à sauts et à gambades », comme dit Montaigne. L’humour, aussi, y est mis en valeur ; par exemple, puisqu’il est question de manière peu académique des rapports humains au végétal, dans leurs diversités, on parlera de « philosophie buissonnière ». On pourrait croire que l’objet principal de l’enquête déployée, à savoir l’igname calédonien, puits sans fond de significations culturelles, avait été jusque-là un parfait étranger pour l’histoire de la philosophie. Or, cela n’est pas tout à fait vrai : il nous est promptement rappelé en quoi il a joué un rôle fondamental pour la pensée du « rhizome », chez Deleuze et Guattari, depuis Haudricourt jusqu’à Édouard Glissant. Le livre aussi – et bien sûr, ce n’est pas une coïncidence – possède la structure horizontale et décentrée, acéphale et foisonnante, de cette tige sous-terraine. Dans ce cadre, ma dernière question porte sur le(s) sens que vous prêtez à la philosophie elle-même. La volonté de s’échapper d’un certain carcan académique n’implique aucun renoncement de la philosophie : une « philosophie vivante » est opposée à « la philosophie scolaire qui fige les catégories, invente les alternatives, tue les questions dans les réponses ». Ainsi, même au regard d’un objet malgré tout peu commun pour la discipline, le topos de l’étonnement philosophique continue d’intervenir : « les plantes sortent de terre ! ». La pratique de la « philosophie vivante » suppose sans doute un travail critique, c’est-à-dire une séparation du mort et du vif. Dès lors, en philosophie, qu’est-ce qui est mort et qu’est-ce qui doit vivre ?

 

Seloua Luste Boulbina – Malaise dans la décolonisation part de ce qui sépare, du creusement structurel des écarts économiques, politiques et sociaux que l’on peut observer entre la population européenne (et affiliée) et la population kanak. Ce prétendu fossé est culturalisé. La racisation des Kanak, qui ne peut se dire exactement dans les termes raciaux des années 1980, soutient l’infériorité culturelle : le communautarisme, la non-adhésion pleine et entière au capitalisme, etc. Sortir de terre part de ce qui unit et forme un socle commun à toutes les humanités quelles qu’elles soient, différenciées par leurs pratiques culturelles, par ce qui est commun à toutes : l’intérêt pour l’invisible, qu’il soit à venir ou disparu, l’attention porté à la naissance et à la mort, aux hommes et aux femmes dans la procréation. Effectivement, Sortir de terre est le complément de Malaise dans la décolonisation. Il est ludique et présente une palette de relations avec le végétal qu’on pourrait poursuivre, sachant que chaque chapitre pourrait également être prolongé. Dans ce livre, la décolonisation n’est pas seulement un objet, ou un dire : c’est un acte. C’est pourquoi j’ai parlé à son propos de « philosophie buissonnière ».

Il s’agit d’un jeu plus que d’un travail, quoique l’ouvrage soit savant et ne manque pas de sérieux. Mais j’avais besoin d’intégrer des images, d’employer un ton plus léger pour montrer, positivement, combien la culture de l’igname, par exemple, a irrigué la philosophie et la littérature après avoir été étudiée par un ethnobotaniste. J’aurais pu commencer par Robinson, le « découvreur », pour revenir ensuite à Vendredi, « l’inventeur ». J’ai préféré procéder à l’inverse et explorer, « à sauts et à gambades », autrement dit en dansant, ce que nous investissons et projetons dans et sur le végétal, ce que nous en retenons – sachant que notre langage est tissé de métaphores végétales, comme les « jeux floraux » qui sont, depuis l’Antiquité, des concours de poésie. De sorte que le livre présente en coupe, si l’on peut dire, un ensemble rhizomatique – horizontal – d’explorations, dans lequel l’art est au premier plan, et la philosophie sur le même plan que d’autres pensées sensibles aux plantes. Cette philosophie du végétal met les choses à plat. Elle vise à coudre ce qui est coupé, à rapprocher ce qui est éloigné, à balayer du regard et, parfois, à revivifier ou à revitaliser des réflexions souvent traitées comme des plantes sèches dans des herbiers classificatoires. Je pense en particulier à Rousseau qui dit avoir du foin dans la tête. Pour le coup, on est vraiment dans une philosophie liée aux terrains et à ce qui y pousse.

J’ai souvent vu mes professeurs comme des gardiens de cimetières, attentifs et froids, actifs dans les allées de stèles et de tombeaux des « grands philosophes » du passé, prêts à s’agenouiller ou à arroser les plantes. Très ennuyeux. Faut-il vraiment emprunter leurs pas, les suivre sur le chemin qu’ils ont tracé ? Faut-il, au nom de la noblesse – ou de la hauteur – du général, se détourner du particulier ? Faut-il, après Kant, dissocier philosophie savante et philosophie populaire, et choisir de ne pas donner d’exemple ? Faut-il entrer dans des querelles nominales dissociées de toute expérience, et de toute expérience possible ? Une certaine idée, sociale, de la noblesse de vue en philosophie, immobilise et fige au lieu de stimuler et de soutenir l’innovation. Une certaine représentation sacerdotale acquise dans la « grande » école pousse à parler avec « profondeur » et « autorité ». L’humour est largement absent, ou ce qu’on nommait « esprit » au XVIIIe siècle, et qui autorisait la plaisanterie. Surtout, des questions très sensibles sont souvent anesthésiées par divers procédés rhétoriques rendant le discours d’importance possible. La bibliophilie est aussi en cause, qui peut pousser à décharner les questions comme si elles étaient toutes de « cabinet ». De façon générale, je place la répétition, ou la reproduction répétitive, du côté de l’inanimé. Les textes qui me plaisent, en ce sens, sont surtout des textes d’animation, ou de réanimation.

    Unfold notes and references
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    1

    Jacques Berque, Dépossession du monde, Paris, Seuil, 1964, p. 10.

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    2

    Frantz Fanon, Les Damné de la terre, Paris, La Découverte, 2004.

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    3

    Edward W. Said, The World, the Text, and the Critic, 10. “Traveling Theory”, Cambridge, Harvard University Press, 1983, p. 226 sqq.

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    4

    Gayatri Chakravorty Spivak, Les Subalternes peuvent-elles parler, Paris, Éditions Amsterdam, 2020.

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    5

    Mayotte Capécia, Je suis martiniquaise, Paris, Correa, 1948.

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    6

    Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 2015.

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    7

    Alexis de Tocqueville, Sur l’Algérie, Paris, Garnier-Flammarion, 2003.

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    8

    Alexis de Tocqueville, Sur l’esclavage, Paris, Actes Sud, Babel, 2008.

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    9

    Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985.

    Pour citer cette publication

    Seloua Luste Boulbina et Adama Ouattara-Sanz , « Contrepoisons, contrepoints et entre-mondes » Dans Salim, Abdelmadjid (dir.), « Actualité de la philosophie africaine », Politika, mis en ligne le 26/06/2025, consulté le 30/06/2025 ;

    URL : https://www.politika.io/en/node/1587