« Au moins une poignée de gurises »

(Université de la République, Uruguay - Département d'anthropologie sociale - Faculté des humanités et des sciences de l'éducation)

(Université de la République, Uruguay - Centre d'études interdisciplinaires uruguayennes - Faculté des humanités et des sciences de l'éducation)

Une expérience de réinstallation d'enfants syriens réfugiés et de leurs familles en Uruguay

Cet article a été rédigé dans le cadre du Projet « Contributions à la compréhenstion des processus d'asile et de réinstallation de populations : Politiques d'asile, État et société réfugiée en Uruguay contemporain » financé par la Commission sectorielle de la recherche scientifique, Universidad de la República.

 

Équipe de coordination : Nicolás Guigou, Karina Boggio, Pilar Uriarte, Gianni di Palma.

Équipe de chercheurs : Lucía Masci, Natalia Montealegre, Carla Ramón, Rafael Ramil. 

Introduction

Le point de départ de la présente étude a été l'initiative du gouvernement uruguayen, ou plus précisément, du président José Mujica, d'apporter sa collaboration face à la crise humanitaire en Syrie, résultat du conflit armé qui a éclaté en 2011 et qui s'est étendu aux pays voisins. Ceux-ci ont accueilli depuis la fin 2014 près de trois millions de réfugiés. Dans ce contexte, des pays comme la Jordanie ou le Liban n'étaient plus en mesure de garantir l'accès aux services de santé, d'éducation, d'emploi, ou même aux besoins de base et de survie aux personnes qui traversaient la frontière en quête de protection. Une situation qui n’épargnait pas la population locale. L'ensemble de ces difficultés, associées à la crainte d’amener le conflit armé à l'intérieur des pays d'accueil, a déclenché certaines manifestations de rejet à l'égard des réfugiés.

Carte géographique de la Syrie

Carte géographique de la Syrie

L'un des soucis majeurs de la communauté internationale au sujet du conflit en Syrie (telle était du moins la teneur des déclarations officielles) était alors la situation des « enfants et des adolescents », qui ne pouvaient accéder aux conditions minimales pour permettre un bon développement. Les discours publics et les autres actions de la communauté internationale sur la portée de la crise humanitaire syrienne ont consisté à « empêcher » le « phénomène de la génération perdue », à savoir, l'idée selon laquelle toute une génération subirait les conséquences de la guerre et arriverait à l'âge adulte dépourvue des outils nécessaires pour construire un projet de vie et son contexte social.

Notre approche se centre sur le Programme de réinstallation en Uruguay de réfugiés syriens1 qui cible plus particulièrement les enfants victimes de la catastrophe humanitaire en Syrie, dans le cadre des directives internationales relatives aux politiques d'asile. Cette initiative est née en même temps qu'une tendance croissante en Europe consistant à pratiquer des contrôles biométriques pour limiter l'entrée des populations déplacées. Des dispositifs en plein essort dans le contexte de la « crise des réfugiés » et des « vagues migratoires » qui se fondent sur l'introduction des technologies de gestion gouvernementale des corps.

Le projet pilote lancé en Uruguay, dans le contexte latino-américain, misait sur la création de dispositifs d'intégration sociale et culturelle de petits groupes (unités familiales composées en majorité d'enfants). Nous cherchons à comprendre comment un secteur de la population affectée, défini par l'âge chronologique, corrélé à un moment spécifique et différencié du cycle de vie, devient une catégorie centrale pour les actions mises en place et leurs justifications.

Dans ce texte, nous nous concentrerons sur la controverse autour des divers sens associés aux idées d'enfance et de biens culturels et sur la façon dont ces significations sont articulées au processus d'assimilation, tels qu’il est conçus par les différents acteurs impliqués. Dans des travaux précédents, nous avons examiné les attentes projetées sur la population réinstallée, qui n'étaient pas nécessairement conformes à la réalité vécue par ces familles et qui ont nourri des arguments pour l’interruption du processus de réinstallation2. A partir de cette réflexion, nous pensons que la place spécifique qu'occupent les enfants dans la formation de l'identité nationale uruguayenne et dans le processus de construction de l'État, ainsi que le lien entre « les enfants » et l'enseignement public doit être considéré comme le cadre pour comprendre l'évolution de cette situation3.

Pays d'immigrés pour un monde heureux

Afin de comprendre comment a été mis en œuvre ce Programme de réinstallation de réfugiés, il est nécessaire de rappeler les conditions politiques particulières dans lesquelles il été lancé et les négociations menées à l'échelle internationale par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), pour le rendre possible. Ce processus est directement lié aux caractéristiques uniques des flux migratoires en Amérique latine et en Uruguay et à leur lien manifeste avec la construction des identités nationales ; des processus politiques qui impliquent des altérités historiquement constituées sur la base des matrices coloniales.

Logo du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés

Logo du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.

A l'instar de Segato4, nous pensons qu'il est nécessaire d'aller au-delà de la reconnaissance de ces matrices coloniales. Il est important de connaître et de reconnaître les développements historiques et les configurations nationales spécifiques en tenant compte de la façon dont les identités hégémoniques et les altérités subalternes sont articulées dans chaque contexte singulier.

Il faut souligner que les stratégies d'unification mises en œuvre par chaque État national et les réactions provoquées par ces stratégies ont engendré des fractures particulières dans les sociétés nationales, et qu'à partir de ces fractures, elles ont produit dans chaque cas des cultures différentes, des traditions reconnaissables et des identités pertinentes au sein du jeu des intérêts politiques5.

Nous nous inscrivons dans la continuité de cette réflexion, puisque les divers sens déployés à l'égard des réfugiés syriens et la place qu'ils pourraient occuper dans le processus actuel de développement national sont liés aux représentations antérieures des immigrés européens de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, en Uruguay et dans la région6.

Dans la région du Rio de la Plata, en Uruguay, en Argentine et dans le sud du Brésil, l'établissement d'un modèle normatif d'identité ethnique fondée sur l'image d’immigrés européens bâtisseurs de ces nations a joué un rôle essentiel. Cette présence des immigrés européens, alors majoritaire dans la population uruguayenne, argentine et du sud du Brésil, est constitutive de ces nations. En cela, elle s'oppose aux autres contextes latino-américains au sein desquels la présence européenne/créole ne représentait qu'une élite dont le destin était de gouverner les masses de populations indigènes, autochtones ou paysannes. Toutefois, dans le cas uruguayen, bien que les politiques publiques visant à forger un « peuple » correspondant à la « nation » demeurent en vigueur, celles-ci ne mettent pas l'accent sur les questions raciales contrairement à ce qui se passe dans la majorité des processus nationaux de formation des nations latino-américaines7

Carte géographique de l'Uruguay

Carte géographique de l'Uruguay.

Dans son étude « Configuraciones histórico-culturales de los pueblos americanos8 » Ribeiro considère l'Uruguay comme un exemple de « peuple transplanté », l'un des cinq types de sociétés qu'il décrit. Représentatif de cet idéal‑type, l'Uruguay aurait été formé par une population d'origine majoritairement européenne, qui aurait maintenu sa macro-identité culturelle, ses langues et ses caractéristiques raciales en s'intégrant dans un territoire national caractérisé par le dépeuplement. La typologie proposée par Ribeiro visait à définir les caractéristiques spécifiques des processus historiques que les pays d'Amérique latine devaient traverser pour se développer9. Cela a fonctionné et fonctionne encore jusqu'à présent comme une clé explicative pour comprendre la façon dont l'Uruguay se perçoit, en tant que pays marqué par l'exception, détaché du reste de l'Amérique latine. L'idée d'une société fortement européanisée et, dès lors, étrangère à la plupart des problèmes du continent, a été et reste une idée-force, en même temps qu'un projet toujours inachevé pour réfléchir sur l'identité nationale uruguayenne.

Cependant, malgré le surnom de « transplantés », les Uruguayens ont l'habitude de se définir comme le fruit d'un « creuset », d'une configuration démographique et culturelle nouvelle et spécifique à ce territoire. La construction d'un nouveau « nous », qui répondait au mythe de l'origine européenne mais qui pouvait présenter ses propres caractéristiques était nécessaire à la construction d'une identité nationale. Dans la population uruguayenne, les composantes migratoires européennes fusionnent donc et sont à l'origine d'une nouvelle identité.

La métaphore de l'amalgame, du produit de la fusion des composantes dans le creuset, caractérisée par l'homogénéité et la stabilité, est fortement enracinée dans les discours collectifs sur l'identité uruguayenne. Les Uruguayens seraient descendus... des navires, mais une fois sur le sol national (il existe différents récits hégémoniques sur l'identité nationale), ils ont pu constituer un nouveau pays : petit, jeune, moderne, pacifique, tolérant, laïque, éduqué, extraordinairement civique, démocratique et égalitaire. D’une certaine manière, on peut dire que plutôt qu'un morceau d'Europe implanté sur le sol sudaméricain, comme le propose Ribeiro, l'Uruguay se présente au monde comme le projet d'État moderne d'inspiration européenne le plus achevé.

La vision euro-centrique de la réalité sociale de l'Amérique latine a conduit à des tentatives de construction de “l'État-nation” selon l'expérience européenne, en tant qu'homogénéisation “ethnique” ou culturelle d'une population enclavée dans les frontières d'un État. Cela a immédiatement soulevé le soi-disant “problème indigène” et, bien qu’il ne soit pas désigné comme tel, le “problème noir”. (...) La “nation” qui persiste à s'inventer ainsi, est une idée qui en Europe est devenue presque possible dans certains cas10.

Comme le soulignent de nombreuses analyses historiques et anthropologiques, l'instrument fondamental pour la mise en œuvre du projet de construction d'un Etat-nation moderne (dans le moule d'une modernité euro-centrique), dont l'identité serait partagée par tous ses citoyens, c'est l'universalisation de l'école : publique, gratuite et obligatoire. Ce projet, commun à tous les États latino-américains, semblerait, une fois de plus, avoir sa version la plus complète sur le territoire uruguayen11

Les enfants, sujets/corps-corporisés sont inscrits à l'école publique qui transmet une discipline et une culture égalitaire, laïque et républicaine, légitimée par l'État, s’opposant aux discriminations ethniques, linguistiques, religieuses ou nationales que les enfants, idéalement imaginés comme des enfants d'immigrés, pourraient apporter de leur foyer. Dans ce processus d'éducation et d'uniformisation des corps, l'uniforme scolaire – tablier blanc et ruban bleu – occupe une place fondamentale. Il gomme les signes matériels d’inégalité sociale, tout en soulignant les habitudes nécessaires d'hygiène et de présentation de soi qui doivent être préservées.

Ecoliers uruguayens présentant leur uniforme

Ecoliers uruguayens présentant leur uniforme.

Ce tablier scolaire à dominante blanche, cette population enfantine à dominante blanche, sont les traits essentiels du système d'enseignement public, qui a pour but de construire de futurs citoyens uruguayens, selon un modèle culturel homogénéisateur, pour lequel il est nécessaire d'effacer les traces culturelles que les enfants pouvaient apporter. Ce modèle culturel, bien moins atavique que l'héritage racial ethnique propre à d'autres populations latino-américaines, permettait la constitution du nouveau sujet national dans les contextes urbains de Río de la Plata. Une identité nationale qui dépendait presque exclusivement du succès du dispositif scolaire construit pour assurer l'assimilation de la première génération d'Uruguayens dans chaque famille d'immigrés.

Bien que le mythe d'un Uruguay blanc et européanisé ait perdu de sa force explicative – car d'autres réalités ont fait irruption, avec leurs populations aux traditions diverses, qui demandent à occuper une place dans les représentations de « l'être national12 » –, la recherche ethnographique montre qu'avec l'arrivée de nouveaux flux migratoires, le mythe du creuset13 est remis à jour, revitalisant les effets de l'intégration-expulsion14. L'école reste un levier puissant d'intégration de la population non uruguayenne, dans la mesure où elle ne présente pas de marqueurs raciaux, ethniques ou linguistiques qui révèlent des origines non européennes. L'Uruguay continue de se concevoir et de se présenter comme une exception dans le contexte latino‑américain, comme un État fondé sur un égalitarisme qui subsume toute forme de diversité ou d'inégalité15.

L' initiative : un programme pour les « gurises »

Dans le droit fil de cette exceptionnalité voulue, l'initiative de réinsertion des familles syriennes en Uruguay, telle qu’elle est présentée par les responsables officiels, visait à devenir un modèle à suivre dans la région, afin d'encourager d'autres pays plus riches à s'engager dans un travail collectif pour apporter des solutions à la catastrophe humanitaire. Comme indiqué dans l'introduction, le principal souci de la communauté internationale à cette époque concernait la situation des plus jeunes : les enfants et les adolescents. C'est cet intérêt qui a animé les initiatives matérialisées ensuite dans le Programme de réinstallation des réfugiés syriens.

En mai 2014, José Mujica, alors président de l'Uruguay, a lancé un appel, à mi‑chemin entre son désir personnel « d'aider les gosses » et une initiative institutionnelle visant à créer un précédent de mise en place d'un programme de protection internationale. Les interprétations de l'initiative, les évaluations de l'expérience au fur et à mesure de sa mise en pratique, et les justifications de sa clôture, étaient elles aussi à mi‑chemin entre l'institutionnalité et le volontarisme. L'ancien président Mujica déclara :

...la communauté internationale ne faisait rien et j'ai décidé de faire un geste, d’encourager une tendance, afin que les grands pays prennent en charge ce dossier, pour les gurises [gosses], au moins16.

Gurises (gosses) est un mot populaire employé dans les provinces de l'est de l'Argentine, au Paraguay, au sud du Brésil et en Uruguay, qui signifie « enfants », et qui vient du guarani ngiri : enfant. Dans le contexte uruguayen, les mots gurí au singulier ou gurises au pluriel sont considérés comme des marqueurs identitaires de l'Uruguay, différents de ceux utilisés dans d'autres contextes urbains régionaux. Les termes botija ou chiquilín sont surtout utilisés à Montevideo, la capitale, par opposition à niño (terme neutre) ou à chico (ordinairement associé au répertoire linguistique de Buenos Aires). L'utilisation du terme gurises pour définir la population cible de l'initiative postule un sentiment d'appartenance et donc de responsabilité vis‑à‑vis de ces enfants et adolescents syriens que l'on souhaitait « aider ». Dans ce contexte, ce n'est pas par hasard si le président a utilisé ce mot qui raccourcit les distances géographiques, historiques et culturelles entre la population d'origine syrienne et la population uruguayenne. L'idée « d'aider les gurises » apporte à cette initiative un sens spécifique par rapport aux directives de la communauté internationale. Il brouille la catégorie légalement définie comme prioritaire pour les actions de protection (les moins de 18 ans), et se concentre sur un segment de cette catégorie. Ainsi, la tranche de population définie par des repères chronologiques, présentée comme neutre vu son universalité se décale-t-elle, prend une signification plus locale, un sens spécifique pour la société réceptrice. C'est dans cet esprit qu'est lancé le discours suivant : 

Nous regardons tous la télévision et l'une des images les plus touchantes, c'est celle des gosses abandonnés dans les camps de réfugiés. Ne pourrions‑nous pas en tant que société prendre en charge, ne serait-ce qu'une poignée de ces gurises, sans que cela signifie restreindre leur liberté ou voler ces enfants dans la douleur, mais simplement faire preuve d'une pratique de solidarité familiale ?

Depuis l’annonce de cette idée jusqu'à sa réalisation, pratiquement un an plus tard, cette expérience a fait l'objet de débats intenses chez les responsables politiques et l'opinion publique lors des étapes successives de sa mise en œuvre. Plusieurs questions traversaient les discussions, mais peu d’entre elles étaient liées à la conformité ou non de la proposition avec les directives internationales relatives à l'aide humanitaire. Entre autres, la nécessité pour les enfants et les adolescents réfugiés déplacés de leur contexte d'être toujours accompagnés d'un référent adulte, n'a été considérée que comme une donnée « collatérale » lors des premières étapes de la mise en œuvre du Programme.

A l’échelle locale, le débat a porté sur la pertinence de l'initiative et l'appartenance de ces enfants. L'analyse de ce point – et l'identification de ses principaux axes – nous permet de déceler une série de sens collectifs qui éclairent les actions et l’évaluation du Programme de réinstallation et qui précisent les notions d'enfance, de solidarité internationale et d'aide humanitaire mises en jeu, ainsi que les sentiments nationaux, les idées sur les valeurs et les traditions des « Uruguayens ».

L’orientation des grandes questions posées peut être résumé par le couple d’opposition « enfants uruguayens » versus « enfants syriens » : pourquoi faudrait‑il aider des enfants syriens, alors qu'il y a tant d'enfants uruguayens dont les besoins ne sont pas satisfaits, dont les droits ne sont pas garantis ?

Un autre axe central observé en analysant les arguments mobilisés était d'ordre moral. Beaucoup de critiques soulignaient l'identité spécifique de l'Uruguay en tant que pays construit sur les valeurs civiques et la démocratie, à l'opposé des caractéristiques du lieu d'origine des réfugiés. Pourquoi un pays pauvre, mais pacifique, devrait-il aider un pays débordant de ressources naturelles, mais plongé dans une guerre opposant son gouvernement à des secteurs rebelles ? Tels étaient les principaux arguments de l'opposition à l'initiative lancée par le gouvernement, fondés sur les contraintes économiques de l'Uruguay. Cependant, le poids de la crise humanitaire, la tradition de pays d'accueil de l'Uruguay et l'appel à la solidarité et à l'hospitalité, présentées comme « les meilleures traditions de l'Uruguay » et évoqués par les porte-parole du Programme, ont fini par faire pencher la balance en faveur de l'initiative dans l'opinion publique, conjointement avec la rapide diffusion et acceptation de l'idée à l’international. Voici, à titre d'exemple, un commentaire de la presse espagnole :

Une goutte dans l'océan du malheur du pays arabe, mais un défi politique pour l'Uruguay, qui tente d'occuper une place sur la scène internationale et de renouer avec ses origines, quand les pauvres du monde arrivaient sur son territoire au XIXe siècle. Un virage de l'histoire aussi, puisque cette nation de 3,3 millions d'habitants compte à son tour environ 600 000 citoyens à l'étranger, dont beaucoup avaient fui la dictature dans les années 7017.

Le débat s'est alors déplacé vers un autre domaine : qui devait prendre la responsabilité (et donc, exercer le droit) sur ces enfants à protéger ? Il fallait établir un critère d'appartenance. De qui dépendraient-ils ? Et que ferions-nous de ces enfants ?

Plusieurs options ont été envisagées. La première étant qu’ils pourraient être accueillis par le président lui-même, dans la ferme présidentielle. La couverture médiatique à l'échelle internationale se mit ainsi à tourner autour du geste solidaire de Mujica qui ouvrirait à ces gosses les portes de « sa maison ».

Le président de l'Uruguay Mujica continue de donner l'exemple et d'agir, pas seulement pour le bien de son pays. Il lance l'initiative d'aider les familles qui fuient les guerres et travaille déjà avec des représentants politiques de différents pays d'Amérique du Sud pour qu'ils accueillent d'autres familles dans des situations similaires. (...) Selon Yahoo News, une centaine d'enfants syriens, orphelins de guerre dans leur pays, pourraient trouver refuge et un « foyer » dans la résidence d'été du président uruguayen : « une grande maison située dans un établissement au bord d'une rivière entourée de prairies vallonnées »18.

Le tableau bucolique dépeint à l'échelle internationale n'a pas été aussi rapidement accepté en Uruguay par les secteurs de l'opposition et certains segments de l'opinion publique. Par ailleurs, la possibilité de faire adopter ces enfants dans le cadre du système d'adoption national était une option souvent évoquée par la presse locale. Ces enfants, pourraient-ils être adoptés par de jeunes couples uruguayens désireux de fonder une famille mais biologiquement stériles ? Alors que la sénatrice Alonso du Parti Blanco  propose que cent enfants syriens soient adoptés en Uruguay, le quotidien uruguayen El Pais écrit :

Alonso, qui suit attentivement la situation, estime qu'il ne serait pas pertinent d'accueillir des familles avec leurs enfants, mais qu'il faudrait plutôt accueillir les plus vulnérables, les enfants qui sont pratiquement des orphelins, qui ont perdu leurs parents ou ont été abandonnés19

Alonso se positionne publiquement comme porte‑parole des familles concernant les questions relatives à l'enfance. Elle appartient à un parti politique historiquement liée à la défense des zones rurales et des secteurs les plus conservateurs de province, par opposition aux milieux de la « ville cultivée » selon l'expression d'Angel Rama20. Elle a adressé une lettre publique pour déclarer son soutien à l'initiative, à condition que les enfants réfugiés soient confiés à des familles inscrites sur le Registre Unique des candidats à l’Adoption de mineurs21:

Il y a un grand nombre d'enfants réfugiés, mais je pense qu'il ne faudrait pas faire venir ceux qui ont une famille. Nous ne souhaitons pas les séparer de leurs parents. D'autre part, il y a dans notre pays beaucoup de familles qui souhaitent depuis des années adopter des enfants et former une famille. Ce serait le moyen de donner à ces enfants beaucoup plus qu'un lieu d’asile (...) Nous pourrions ainsi donner aux enfants syriens aujourd'hui abandonnés, la possibilité d'avoir une maman et un papa.

Les idées initiales sur les conditions d'accueil des enfants victimes de la guerre contrastent avec la politique du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés en ce qui concerne les modalités d’accueil des moins de 18 ans en situation d’asile. La politique onusienne déconseille, en particulier, la réinsertion des mineurs séparés de leur adulte de référence et de leur contexte d'origine. Etant donné cette condition obligatoire, la deuxième étape du débat a porté sur les caractéristiques et la composition du groupe de réfugiés (notamment, la composante adulte) à sélectionner pour venir en Uruguay. Plusieurs rumeurs ont circulé, jusqu'à ce que les autorités décident finalement d'accueillir des familles nombreuses comportant chacune au moins un homme en âge de travailler, ce qui permettrait de subvenir aux besoins de la famille à la fin des deux années de subventions assurées par l'Etat.

Confronté à de nombreuses critiques, à une multiplicité de versions et de rumeurs de presse et à la curiosité locale et internationale, le président uruguayen a essayé de régler la controverse en expliquant que sa proposition avait deux motivations : la première, ancrée dans l'humanitarisme – le discours central lorsque l'initiative a été rendue publique – et la seconde, qui fait appel au mythe d’origine de l'Uruguay :

il faut penser à l'Uruguay (...) ce pays a grandi quand il a accueilli de jeunes immigrés, parce que l'immigration est créatrice (...) nous avons une main-d'œuvre vieillissante (...) dans cette autre partie du monde, les familles ont beaucoup d'enfants22.

Les enfants restent au coeur de l’argument, mais cette fois en dialogue avec les critiques et, surtout, avec les exigences du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Ce nouveau scénario, qui se démarque de l'image des enfants imaginés, met à présent en scène un groupe hétérogène d’individus, d'hommes et de femmes d'âges différents, de bébés et de jeunes adultes23. Après les négociations et pour assurer la viabilité de l'initiative, l'accent est désormais porté sur la place que ces enfants occupent au sein de leur famille, et comment ces familles pourront projeter l'avenir de leurs enfants en Uruguay.

Les déclarations de Mujica citées ci‑dessus résument la façon dont sont représentés les membres des familles syriennes réinstallées en Uruguay : en partie comme des enfants (mineurs sous tutelle, pouvant s'adapter à notre société) et en partie comme des répliques ou des simulations de l'immigré idéal, bâtisseur de la nation uruguayenne et de son identité, susceptible de faire partie lui aussi du creuset des races. Entre ces deux catégories, comme l'a montré un travail précédent24, il reste peu de place pour les idées de solidarité internationale et de garantie des droits qui sont la base de la notion d’asile. Il reste quand même un espace pour concevoir ces enfants comme ceux des immigrés primordiaux, comme les futurs Uruguayens devenus tels par leur intégration à l'école.

Multiplicité de sens

C’est donc conformément aux directives du régime international des réfugiés qu’ont été modulées et formulées les initiatives et les critiques relatives au Programme de réinstallation. Cette adéquation porte notamment sur le critère de sélection des bénéficiaires, qui ne seraient pas uniquement des enfants/mineurs, mais aussi les adultes référents qui les accompagnent. Toutefois, cela n’annula pas pour autant l’accentuation des éléments qui motivaient l’opinion publique, ni, fondamentalement, la façon dont ces éléments étaient mobilisés dans la stratégie de communication médiatique.

Un programme de réinstallation était ainsi prévu pour un groupe de cent vingt personnes d'origine syrienne, réfugiées au Liban. Le critère de sélection des familles participantes reposait sur la condition qu'elles devaient être majoritairement composées d'enfants de moins de 18 ans, suivant la documentation fournie par le HCR. Chaque famille devait aussi compter un adulte référent, ayant de préférence des liens de consanguinité ou de parenté avec les enfants. Les unités de base pour les actions conduites par le plan de travail seraient les noyaux de famille, dont faisaient partie les enfants et adolescents dans le contexte d'origine. Les enfants seraient aussi les principaux bénéficiaires du système d'enseignement public, souvent indiqué dans les médias, et déjà mentionné dans notre texte, comme le « bâtisseur de l'identité nationale » et des caractéristiques hautement valorisées de sa population : la tolérance, la culture civique, la libre circulation et la solution pacifique des conflits.

Durant cette période, l'idée que ce Programme représentait une opportunité unique pour les enfants syriens (ou du moins pour certains d'entre eux) de trouver un nouvel avenir, a occupé le devant de la scène. Les déclarations des autorités soulignaient régulièrement la transition d'un environnement de violence et d'abandon à une terre de paix et d'avenir. Parallèlement, le caractère pionnier et exemplaire de l'initiative et l'incorporation de volontaires et de diverses organisations et institutions pour sa mise en œuvre, ont contribué à présenter l'Uruguay comme un pays solidaire, aux portes ouvertes, ce qui a été la note dominante dans pratiquement toutes les couvertures médiatiques.

Au cours des semaines précédant le voyage du premier groupe de Syriens, des journées qui ont marqué leur arrivée et du mois suivant, les informations médiatiques concernant les cinq familles réinstallées étaient quotidiennes. Une fois arrivées sur le territoire uruguayen, la gratitude de ces familles à l'égard de l'initiative, du président et du pays – rarement dans la bouche des principaux intéressés, mais toujours interprétée par les chroniqueurs de l'expérience  dans leurs regards, leurs attitudes et leurs réponses –, était l'argument qui réglait la controverse relative à la pertinence de l'initiative et à la générosité du geste accompli.

Ignorant les protocoles de confidentialité sur les données sensibles des réfugiés25 et des mineurs – étant donné qu'il n'y avait pas d’autorisation expresse pour diffuser leurs images ni les informations sur le déroulement de leurs activités personnelles et sur leurs identités –, la couverture médiatique durant les premières semaines s'est à nouveau concentrée sur les enfants et leur processus d'intégration dans le « quotidien » du pays d'accueil. Si avant leur arrivée, le fait que les Syriens aient pu boire du mate26 ou connaître les vedettes du football européen originaires de l'Uruguay, avait contribué à leur l'identification, l'image des enfants syriens jouant au football sous une pluie presque printanière, justifiait nos espoirs que ces enfants étaient bien ceux que nous attendions.

Montevideo, 9 octobre (Agence Efe) :

“Les 42 réfugiés syriens arrivés aujourd'hui à Montevideo sont déjà installés dans ce qui sera leur maison provisoire pendant plusieurs semaines. Et les enfants jouent déjà au football. Je pense que ce sont les enfants qui vont le plus vite d'adapter”, a déclaré Mujica à la presse après avoir quitté la Casa San José des Hermanos Maristas, située dans la banlieue de Montevideo. C'est là que les réfugiés résideront jusqu'à leur acclimatation, en attendant de pouvoir s'installer dans leurs logements permanents27.

L'image des enfants jouant sous la pluie, suivies de celle des procédures pour l'obtention de la carte d'identité, ou de leur intégration à l'école, ont été répétées à l’envi à la télévision, dans la presse écrite et sur les réseaux sociaux. Sur chacune de ces images, on pouvait voir en arrière‑plan et hors focus, des femmes voilées et un homme enturbanné, le seul des hommes du groupe coiffé d'un turban. Ce qui devait être caché a été présenté graphiquement au public uruguayen, avide d'informations.

La couverture médiatique a toujours été centrée sur les « enfants » (filles et garçons d'âge scolaire) plutôt que sur l'ensemble du groupe des moins 18 ans (de la petite enfance à l'adolescence) qui composait la cible du Programme. Bien que les spectateurs aient appris que, pendant la première période de leur séjour, tous ces mineurs avaient été intégrés dans différents niveaux – préscolaire, primaire et secondaire – du système d'enseignement, ils ont vu presque exclusivement et de façon répétée des images de l'accueil à l'école primaire 274 « École expérimentale de Malvín ». Les autorités du Conseil de l'éducation maternelle et primaire (CEIP) et le Conseil central, la plus haute autorité décentralisée de l'enseignement public de l'Uruguay ont participé à la cérémonie d'accueil. Au cours de cette cérémonie de bienvenue, chacun des garçons et des filles syriens a reçu l'uniforme scolaire officiel, qui comprend un tablier blanc et un ruban bleu, que leurs camarades, des écoliers uruguayens, les ont aidé à mettre.

L'école avait été préparée avec des affiches bilingues indiquant les salles de classe, les toilettes et des mots clés, tels que « Bienvenus » et « Paix » ; le tout accompagné de drapeaux syrien et urugayen. Peu de temps après le CEIP éditerait une vidéo pour la télévision officielle Escuela TV, pour raconter l'expérience de l'intégration des enfants syriens à l'école. La vidéo présente les déclarations des autorités, de l'équipe pédagogique et de quelques camarades de classe uruguayens. Dans ces images de l'accueil et des quelques fragments des premières journées de la routine scolaire, la voix des enfants syriens et de leurs familles n'a pas été considérée comme nécessaire, et de fait, elle n'a pas été entendue.

L'argumentaire de la vidéo peut se résumer en trois volets : le premier, la volonté réelle du système d'enseignement d'accueillir ces enfants, qui traduit la volonté de l'ensemble du pays, selon les paroles prononcées dans la cérémonie d'accueil par le Conseiller Héctor Florit et par Laura Beytía, la directrice de l'école :

Nous sommes tous émus, parce que nous connaissons l'histoire de ces enfants ; nous savons que certains d'entre eux ont plus d'expérience que des adultes, car étant si jeunes, ils ont beaucoup souffert et ne viennent pas seulement d'un camp de réfugiés où ils n'avaient pas seulement des difficultés économiques, mais le pire, c'est qu'ils viennent d'un pays en guerre.

Un deuxième point du scénario de la vidéo est la démonstration que ces enfants – malgré la distance de leur pays et de leur culture d'origine, malgré leur passé marqué par l’expérience du conflit armé en Syrie, et malgré les difficultés linguistiques – sont, tout d'abord, simplement des enfants. C'est ce que la directrice de l'école souligne lors de la cérémonie de bienvenue :

L'école, et surtout les enfants d'ici et d'ailleurs, ont pu montrer au monde quelque chose de merveilleux, qui est la capacité infinie et authentique des enfants. Une capacité universelle, sans frontières, sans barrières linguistiques, sociales, politiques ou économiques. Simplement des enfants, qui communiquent avec le langage universel des sourires, des jeux, des gestes.

Et enfin, le troisème volet montre l'efficacité de l'école en tant que dispositif pouvant faire disparaître les différences :

Aujourd'hui, il nous a semblé que lorsqu'ils mettaient leur tablier blanc, nous ne pouvions plus les distinguer, ils étaient déjà des enfants tout à fait comme les autres... on ne les distinguait plus.

Dans cette vidéo, produite par le gouvernement pour communiquer et promouvoir les actions du Programme en cours, l'attention est centrée sur les enfants d'âge scolaire. Ils incarnent la notion déjà évoquée des enfants culturellement neutres et donc similaires les uns aux autres et facilement intégrables au projet national d'identification citoyenne. Les familles dont ils font partie et qui doivent nécessairement les accompagner, les adolescents qui sont déjà passés par des processus de socialisation dans leur pays d'origine, ainsi que les bébés qui dépendent encore de leur mère, ne sont presque pas montrés dans la fenêtre publique du Programme. Vis-à-vis de l'opinion publique, ils sont présentés comme des données accessoires, à l'arrière plan de l'initiative ; comme des acteurs de soutien, porteurs non seulement de leur culture et de leur religion d'origine, mais aussi, des traumatismes de la violence et de la guerre. Cet aspect de la stratégie de communication n'est pas conforme aux conditions matérielles d'accueil et de réinstallation des familles, qui prévoient de prendre en considération les besoins particuliers de chacune des personnes accueillies.

Les orientations retenues dans le cadre du Programme, tout comme les directives du HCR, proposent un premier niveau de catégorisation qui unifie et homogénéise tous les sujets inclus dans la même tranche d'âge. Toutefois, lorsqu'il s'agit de prévoir des actions destinées à des sujets spécifiques, au profil culturel, social et historique particulier, les perspectives paraissent diamétralement opposées dans leur objectif final. En effet, pour le HCR, l'objectif est d'assurer leur retour à leur pays d'origine à la fin du conflit tandis que pour le Programme de réinstallation des Syriens réfugiés en Uruguay, l'objectif est leur assimilation en tant que citoyens uruguayens. Alors que le Programme uruguayen mise sur les attentes locales concernant ces enfants, les directives du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés cherchent à assurer, par divers moyens, la continuité de leur appartenance et la possibilité de rétablir leurs liens avec l’Etat qui, au moment de l’asile ne pouvait plus garantir le respect de leurs droits28. Par conséquent, les conditions de réinstallation sont indissociables d'un lien direct avec leur « culture » d'origine et donc, de leurs attaches de famille et de référence.

Ces enfants syriens, initialement compris comme simples corps biologiques, sont subsumés dans une catégorie sociale étrangère, lointaine et d'une certaine façon, redoutable pour les Uruguayens : celle de la population syrienne, arabe et musulmane. L'appartenance culturelle de ces enfants entre en contradiction avec les projections de la société uruguayenne et avec le projet de leur assimilation. Quand cette contradiction quitte l'arrière-plan, elle devient visible dans la tenue vestimentaire, les pratiques religieuses et les formes d'organisation domestique étrangères aux mœurs urugayennes. La transformation de ces enfants en gurises n'est possible que dans la mesure où ils se détachent rapidement de leur contexte d'origine, s'ils acceptent de porter le tablier blanc et le ruban bleu, et s'ils deviennent « des enfants comme les autres ».

Le décalage entre ce qui était au début proposé par le Programme uruguayen – dans ses versions officielles et ses critiques – et les directives du HCR, auxquelles il a finalement fini par se plier, sans pour autant modifier ses lignes d'action, peut être facilement interprété comme une contradiction, ou comme le résultat de la méconnaissance et du manque d'information des autorités locales sur les règles relatives à la prévention et à la garantie des droits des enfants et des adolescents. Or, ce que nous tenons à souligner dans cette analyse, c'est que, plutôt qu'une inadéquation, il y a une impossibilité d'articuler les deux sens différents du mot « enfants » dans chaque contexte d'action. Une vaste production anthropologique à propos des changements du paradigme de l'enfance, qui va de la protection et de la réglementation à la garantie de leurs droits, nous met en garde contre les dangers de superposer analytiquement les conceptions juridiques et les directives d'action – souvent fondées sur des arguments cohérents et attrayants – aux réalités avec lesquelles nous travaillons29. En ce sens, plutôt que d'accuser les autorités et les fonctionnaires du Programme de réinstallation en Uruguay de Syriens réfugiés de ne pas se conformer ou de ne pas s'adapter aux dispositions internationales, nous cherchons à comprendre comment ce Programme est entré en conflit avec les contextes dans lesquels il a cherché à s'appliquer. Ces contextes sont toujours et nécessairement des contextes de reformulation, de négociation et d'action politique30.

Un résultat, l'irréductibilité

L'intense couverture médiatique autour de la période où les familles syriennes étaient logées ensemble dans un centre d'accueil a été suivie par un silence profond. Une fois les familles établies dans ce qui devait être leur résidence permanente, le silence n'a été brisé que par des nouvelles dramatiques, des accusations publiques, des situations de violence familiale présumée ou l'absence des filles à l'école, suivies d’informations qui provoquaient le mécontentement31. C'est alors que les voiles et les turbans qui étaient auparavant à l'arrière-plan et en toile de fond ont commencé à occuper le devant de la scène. Les enfants n'occupaient plus les manchettes, mais plutôt leurs familles d'origine, accusées de mauvaises conduites.

Le tournant arriva par un article de presse qui annonça que de jeunes syriennes bénéficiaires du Programme et fréquentant un établissements d'enseignement secondaire (Lycée n° 58) portaient leur voile traditionnel. Cela a déclenché un débat intense qui avait pour slogan « le voile dans les écoles ». On voit, ici encore, l’écart entre le bénéficiaire idéal (les « enfants » portant le tablier scolaire) et les sujets concrets. Les jeunes filles qui portent le voile ont moins de 18 ans, mais il est clair qu'elles ne sont pas des « enfants ». Ce sont des adolescentes ou de jeunes femmes qui ont déjà eu leurs premières règles. Comme les adolescents réinstallés, elles ne fréquentent pas l'école primaire (pour enfants en général de 5 à 12 ans) mais le lycée (l'enseignement secondaire).

L'ancien président de l'Uruguay, Julio María Sanguinetti32, devenu l'un des protagonistes de cette controverse, s'est déclaré catégoriquement contre le port du voile dans les établissements de l'enseignement public. Affirmant que « [Le] voile transforme l'école en lieu de division (...) », Sanguinetti a attaqué la position officielle adoptée par la directrice du Conseil de l'éducation maternelle et primaire, Irupé Buzzetti, qui a déclaré que le voile devait être accepté dans les salles de classe. L'ancien président a ajouté :

La Directrice Buzzetti a tort de dire que nous devons respecter toutes les traditions et croyances. Il y a des croyances qui nuisent à l'ordre public et ne peuvent être acceptées. Le fanatisme prôné dans le monde entier par la plupart des cultes islamiques, leurs traditions et croyances est évidemment inacceptable. Allons-nous tout simplement accepter qu'ils commencent à perturber la construction merveilleuse de notre école laïque, la base de notre république ?33.

La réponse du gouvernement sur le port du voile a validé le respect des décisions de ces jeunes filles, en conformité avec leur contexte familial. Toutefois, l'idée que ce fichu était une petite démonstration matérielle de la permanence des normes culturelles d'origine et de leur enracinement dans un mode de vie et à des valeurs « pré-moderne, patriarcales et fondamentalement violentes » a imprégné l'ensemble des évaluations de l'expérience, y compris les évaluations officielles34.

Dans le cadre des désaccords nés de la mise en œuvre du Programme, les autorités n'ont que rarement envisagé la possibilité d'adapter ses orientations aux réalités des familles effectivement arrivées. C'est au contraire l'incapacité de ces familles à s'adapter « à notre réalité35» qui a été maintes fois évoquée. Cette opposition entre « eux » et « nous » met en lumière une cohésion chez les Uruguayens : elle réaffirme la logique égalitariste uruguayenne, qui demande des réfugiés syriens une attitude d'acceptation soumise.

Jusqu'à ce moment, l'opposition publique ainsi que les critiques adressées au Programme de Réinstallation de réfugiés syriens n'avaient pas intégré le point de vue des personnes réinstallées. L'irruption inattendue de ces familles dans l'espace public, lors de l'organisation d'une manifestation sur la Place de l'Indépendance (devant le Palais du Gouvernement), leur a permis, pour la première fois, de faire entendre leur voix. Ils se sont installés dans l'espace urbain et médiatique de Montevideo, en plein hiver, pour exiger l’amélioration des conditions du Programme et l'une des familles a réclamé son retour au Liban36. Le débat a été rouvert, marqué cette fois par l'incompréhension des motivations qui pouvaient conduire ces familles à vouloir revenir à « l'enfer » et de nouvelles accusations, touchant cette fois à leur ingratitude vis-à-vis du gouvernement uruguayen, qui les avait sauvés de la guerre et leur avait de plus apporté une aide sociale, qui de plus dépassait celle consentie à ses propres citoyens.

La colère et l'incompréhension provoquées par cette protestation ont abouti à une clé interprétative qui considère l'inadaptation culturelle du groupe réinstallé comme le facteur déterminant de toute cette situation. On ne parlait plus des « familles » ni des « enfants » mais simplement des « Syriens » (associé la plupart du temps à des adjectifs négatifs). Le pouvoir de dénomination de l'État37 s'exerce par l'élimination dans les énoncés de ceux qui étaient autrefois les principaux bénéficiaires de ces politiques de protection : les enfants, étrangers à tout conflit économique, religieux et politique, devenus des acteurs orientant leurs décisions vers des objectifs stratégiques. Les accusations devinrent des explications qui racialisent la culture38, laissant de côté le contexte d'origine pour se focaliser sur une soi-disant irréductibilité des caractéristiques culturelles.

L'articulation entre les accusations précédentes et la manifestation publique des Syriens, qui refusaient d'accepter le programme comme un don à recevoir et à rendre39, sert de base pour les re-présenter à nouveau, cette fois comme des individus appartenant à une culture foncièrement opposée à la culture uruguayenne. La dangérosité attribuée aux Syriens, ajoutée à leur « ingratitude », a peu à peu entraîné la clôture du programme et la décision – implicite – de ne pas réinstaller les sept autres familles sélectionnées qui attendaient, au Liban, la deuxième phase du Programme de réinstallation.

Réflexions finales

Au-delà des instruments du droit d'asile et des droits de l'homme, ainsi que des accords de solidarité internationale, et même au-delà des droits des enfants comme sujets à protéger, ce qui finalement mobilise les actions autour de ce Programme de réinstallation, c'est un élan nationaliste puissant qui souhaitait renforcer l'identité nationale, projeter ses valeurs et actualiser le mythe du creuset des races ainsi que les principes républicains sur un « Autre » dans le besoin. Par opposition aux enfants, et même aux mères, les hommes font partie d'une catégorie idéalisée mais négativement valorisée : celle des pères de famille. Ce sont les êtres culturels par excellence, représentatifs des valeurs stigmatisées associées à l'Islam et au monde arabe.

Au cours de la mise en œuvre du Programme de réinstallation en Uruguay de Syriens réfugiés, les sens attribués à ces catégories sont modulés, articulés et renforcés à différents moments. L'accent mis par différents acteurs politiques sur la figure centrale des enfants et l'idée du noyau familial garantissant leurs droits réussit, malgré les controverses, à harmoniser les différentes conceptions.

Tout au long de ce texte, nous avons voulu présenter les diverses significations attachées à l'équation « enfants » et « asile », mis en jeu lors de cette expérience concrète de réinstallation de réfugiés dans un pays d'Amérique latine. Ces deux éléments se sont conjugués pour donner une visibilité internationale à une initiative officielle de toute petite échelle au regard de la dimension de la crise humanitaire syrienne.

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1

Dénomination de l'initiative selon le document interministériel signé le 4 septembre 2014, portant création de la commission spéciale responsable de la mise en oeuvre de ce Programme à l'échelle nationale. Gianni Di Palma, Natalia Montealegre, Go home. Conceptos y prácticas asociadas al refugio en Uruguay,  Mimeo, Montevideo, 2017.

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2

Natalia Montealegre, Pilar Uriarte, “Entre el refugio y la inmigración: un plan de reasentamiento para personas de origen sirio en Uruguay”, Revista Encuentros Uruguayos, vol. 9, n° 2, décembre 2016, p. 19‑34. 

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3

Nous distingons la catégorie « enfant »de celle de « mineur ». Celle-ci introduit la figure de l'adolescent associée à des sens moins valorisés, voire négatifs, surtout liés au conflit avec la loi et au danger : Domingos Da Silveira, "Novos personagens entram na dîner ... Afinal: une machine judiciaire gera mais violência?, in Antropologia, Diversidade e Direitos Humanos. Diálogos Interdisciplinares, Porto Alegre, UFRGS Editora.

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4

Rita Segato, La nación y sus otros, Buenos Aires, Prometeo, 2007.

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5

Rita Segato, La nación y sus otros, Buenos Aires, Prometeo, 2007, p. 47.

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6

Natalia Montealegre, Pilar Uriarte, “Entre el refugio y la inmigración: un plan de reasentamiento para personas de origen sirio en Uruguay”, in Revista Encuentros Uruguayos, vol. 9, n° 2, décembre 2016, p. 19‑34.

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7

Sur ce point, voir “La cuestión del indio” in Mariátegui (2007). 

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8

Darcy Ribeiro, Las configuraciones histórico-culturales americanas, Montevideo, CEL, 1972.

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9

Darcy Ribeiro, Las Américas y la civilización, Mexico, Extemporáneas, 1977.

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10

Aníbal Quijano, Cuestiones y horizontes: de la dependencia histórico-estructural a la colonialidad/descolonialidad del poder, Ciudad Autónoma de Buenos Aires, CLACSO, p. 769.

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11

Pour analyser le rôle de l'école publique dans un autre contexte national, voir, par exemple : Verónica Tripin, Aprender a ser chilenos, Buenos Aires, Antropofagia, 2004.

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12

Javier Taks, “Migraciones internacionales en Uruguay: de pueblo trasplantado a diáspora vinculada”, Revista Theomai, n° 14, 2006, p. 140‑156.

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13

La double acception du mot creuset est éloquente : c'est un récipient en matériau réfractaire utilisé pour faire fondre les matériaux à très haute température ou la cavité dans le fond des fours utilisée pour recevoir le métal fondu.

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14

Pilar Uriarte, Rafael Ramil, Racismo epistemológico y antropologías locales, reflexiones sobre una experiencia. Document présenté aux Journées académiques sur les afro-descendants, 13 juillet 2016, Universidad de la Républica.

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15

Lelio Guigou, “Etnicidad y laicismo en el Uruguay”, in Carla Maria Rita, Un paese che cambia Saggi antropologici sull'Uruguay tra memoria e attualità Collana Ethnografie americane, CISU, Università degli Studi di Roma “La Sapienza”, 2010.

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18

http://blog.healthenergycoaching.com/refugiados-sirios-nuevo-ejemplo-de-solidaridad-y-humanidad-del-presidente-uruguayo-jose-pepe-mujica/

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19

La sénatrice Verónica Alonso Montaño est membre du Parti National (également appelé Parti Blanco), l'un des deux partis traditionnels de l'Uruguay, actuellement dans l'opposition.

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20

Ángel Rama, La ciudad letrada, Montevideo, Fundación Internacional Ángel Rama, 1984.

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21

Selon la législation uruguayenne : « L'adoption d'enfants et d'adolescents est une figure exceptionnelle dont le but est de garantir le droit des enfants et des adolescents à la vie familiale, à acquérir la condition de fils ou de fille, avec tous les droits inhérents à cette condition dans une nouvelle famille ». Art. 137 du Code de l'enfance et de l'adolescence. C'est une condition définitive et irrévocable. Ceux qui remplissent les conditions d'adoptabilité peuvent être adoptés, suite à l'autorisation judiciaire qui permet au Département des adoptions d'intégrer l'enfant au sein d'une famille sélectionnée du Registre unique des candidats à l'adoption (RUA : « Le seul organisme compétent pour sélectionner et assigner les familles adoptives est l'Institut de l'enfance et de l'adolescence de l'Uruguay, conseillé par des équipes spécialisées en cette matière » (Article 136 du Code de l'enfance et de l'adolescence).

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23

Il faut souligner que le passage de l'enfance à la jeunesse n'est pas universellement défini par les 18 ans. Les expériences migratoires, la maternité, la paternité, le mariage ou la capacité de subvenir aux besoins de la famille peuvent dans bien des contextes symboliser le passage à l'âge adulte du cycle de la vie.

Pilar Uriarte, Perigoso é não correr perigo: experiências de viajantes clandestinos em navios de carga no Atlântico Sul, Novas Ediçoes Acadêmicas, 2015

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24

Natalia Montealegre, Pilar Uriarte, Entre el refugio y la inmigración: un plan de reasentamiento para personas de origen sirio en Uruguay”, in Revista Encuentros Uruguayos, vol. 9, n° 2, décembre 2016, p. 19‑34.

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25

Art. 35 de la Convention de 1951, Art. VIII de la Convention de l'Organisation de l'Unité africaine. Voir : Guide sur le droit international des réfugiés.

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26

Infusion à base de yerba mateIlex Paraguayensis, caracteristique de la région du cône sud, très associée à l'identité uruguayenne, rurale comme urbaine. Cette infusion serait devenue populaire au Liban à partir des échanges culturels favorisés par les courants migratoires du siècle dernier .

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28

L’asile dans les pays voisins,culturellement et géográphiquement proches du pays des réfugiés est recommandé par le HCR, car ces pays favorisent les possibilités de retour et une moindre fracture vitale des personnes ou des familles réfugiées. La réinstallation solidaire est une option pour permettre la stabilité des réfugiés et alléger la charge économique et sociale des pays frontaliers du conflit qui reçoivent des contingents importants de réfugiés.

Voir : Ana Guglielmelli, “Un pilar de la protección: Reasentamiento solidario para los refugiados en América Latina”, New issues in refugee research, Research Paper n° 239, 2010.

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29

Pilar Uriarte, Claudia Fonseca,“Paradoxos inerentes nos programas de atendimento para crianças em risco: o caso do Programa de Lares Substitutos” in Políticas de proteção à infância, Um olhar antropológico, Porto Alegre, vol. 1, 2009, p. 145‑171.

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30

Katharina Inhetveen, “Because we are refugees”: utilizing a legal label, New issues in refugee research, Research Paper, n° 130. 2006, ACNUR.

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31

Tout comme la chasse aux sorcières analysée par l'anthropologie classique, dans ce contexte les accusations de violence phyisique et symbolique, présentées au début comme un moyen de gérer l'indétermination, contribuent à rétablir les conditions d'altérité radicale entre les citoyens uruguayens et « ces » Syriens.

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32

Membre du parti Colorado, ministre de la Culture durant la période autoritaire précédant la dictature civico-militaire, il a été élu président (1985) lors de la post-dictature.

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34

Ce débat sur l'utilisation du voile ou d'autres symboles religieux dans l'environnement scolaire et les espaces publics est inséré dans une discussion plus large qui a lieu entre différents acteurs politiques, sociaux et religieux concernant la laïcité en Uruguay aujourd'hui.

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35

Le débat sur le port du voile ou d'autres symboles religieux dans les établissements scolaires et les espaces publics fait partie d'une discussion plus large entre différents acteurs politiques, sociaux et religieux sur la laïcité dans l'Uruguay actuel.

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36

Cette manifestation publique a eu lieu en même temps que la déclaration d'intention du gouvernement allemand d'ouvrir ses portes à des réfugiés syriens. Cette initiative a ensuite été abandonnée.

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38

Verena Stolcke, “¿Es el sexo para el género lo que la raza para la etnicidad... y la naturaleza para la sociedad?” Política y cultura, n° 14, 2000, p. 25-60.

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39

Marcel Mauss, Ensayo sobre el don, Madrid, Katz, 2009.

ACNUR, Protegiendo a los refugiados. Preguntas y respuestas, Genève, éd. ACNUR, 2003.

Pierre Bourdieu, “Espíritus de estado. Génesis y estructura del campo burocrático” in Razones prácticas. Sobre la teoría de la acción, Barcelone, Anagrama, 1997.

Domingos da Silveira, “Novos personagens entram na cena… Afinal: a máquina judiciária gera mais violência?”, in Antropologia, Diversidade e Direitos Humanos. Diálogos Interdisciplinares, Porto Alegre, UFRGS Editora, 2004.

Gianni Di Palma, Natalia Montealegre, Go home. Conceptos y prácticas asociadas al Refugio en Uruguay, Mimeo, Montevideo, 2017.

Lelio Guigou, “Etnicidad y laicismo en el Uruguay” in: Carla Maria Rita, Un paese che cambia Saggi antropologici sull'Uruguay tra memoria e attualità Collana Ethnografie americane, CISU, Università degli Studi di Roma “La Sapienza”, 2010.

Ana Guglielmelli, “Un pilar de la protección: Reasentamiento solidario para los refugiados en América Latina”, New issues in refugee research. Research Paper, n° 239, 2010.

Katharina Inhetveen, “‘Because we are refugees’: utilizing a legal label”, New issues in refugee research. Research Paper, n° 130, ACNUR, 2006.

José Carlos Mariátegui, Siete ensayos de interpretación sobre la realidad peruana. Caracas, Ayacucho, 2007.

Marcel Mauss, Ensayo sobre el don, Madrid, Katz, 2009.

Natalia Montealegre, Pilar Uriarte, “Entre el refugio y la inmigración: un plan de réinstallation para personas de origen sirio en Uruguay”, Revista Encuentros Uruguayos, vol. 9, n°2, décembre 2016, p. 19-34.

Aníbal Quijano, Cuestiones y horizontes: de la dependencia histórico-estructural a la colonialidad/descolonialidad del poder, Ciudad Autónoma de Buenos Aires, CLACSO, 2014.

Ángel Rama, La ciudad letrada, Montevideo, Fundación Internacional Ángel Rama, 1984.

Darcy Ribeiro, Las Américas y la civilización, México, Extemporáneas, 1977.

Darcy Ribeiro, Las configuraciones histórico-culturales americanas, Montevideo, CEL, 1972.

Rita Segato, La nación y sus otros, Buenos Aires, Prometeo, 2007.

Verena Stolcke, “¿Es el sexo para el género lo que la raza para la etnicidad... y la naturaleza para la sociedad?” Política y cultura, n° 14, 2000, p. 25-60.

Javier Taks, “Migraciones internacionales en Uruguay: de pueblo trasplantado a diáspora vinculada”, Revista Theomai, n° 14, 2006, p. 140‑156.

Pilar Uriarte, Claudia Fonseca, “Paradoxos inerentes nos programas de atendimento para crianças em risco: o caso do Programa de Lares Substitutos”, Políticas de proteçao à infância. Um olhar antropológico, Porto Alegre, vol. 1, 2009, p. 145‑171.

Pilar Uriarte, Perigoso é não correr perigo: experiências de viajantes clandestinos em navios de carga no Atlântico Sul, Novas Ediçoes Académcias, 2015.

Pilar Uriarte, Rafael Ramil, Racismo epistemológico y antropologías locales, reflexiones sobre una experiencia, Travail présenté lors des Journées académiques sur l'afrodescendence. 13 juillet 2016, Universidad de la República.

Verónica Tripin, Aprender a ser chilenos, Buenos Aires, Antropofagia, 2004.